Claude MALON, Le peuple et le colonisé chez Frantz Fanon.
Entre philosophie politique et anthropologie culturelle, Frantz Fanon, psychiatre, militant et écrivain (1925-1961) construit un projet d’émancipation des sociétés colonisées. Sa pensée du peuple intègre dans ses constats comme dans sa stratégie politique, la dimension du sujet individuel souffrant de la situation coloniale, en Algérie
notamment. L’analyse de Fanon n’est pas de pure doctrine politique. Elle s’écarte à bien des égards du marxisme ordinaire et des théories de la négritude. Elle articule le passage d’un peuple dominé à un peuple-égalité constitué d’hommes “neufs”, sur une analyse anthropologique qui n’est pas nommée comme telle, mais qui permet d’éviter bien des contresens sur une soi-disant théorie de la violence pour la violence. De “Peaux noires masques blancs” aux “Damnés de la terre”, la recherche des figures du peuple dans le texte même de Fanon révèle que les processus de subjectivation à l’œuvre dans la société coloniale sont à la fois producteurs d’émancipation des peuples colonisés, de l’être colonisé, et en même temps porteurs de dangers. Bien souvent confirmées par l’histoire après la mort de Fanon en 1961, ces “mésaventures de la conscience coloniale” se manifestent dans les états indépendants quand l’ethnos supplante le demos et que les structures du pouvoir colonial se reproduisent par imitation ou servitude volontaire. L’œuvre de Fanon questionne pour longtemps encore l’héritage colonial hors et dans nos sociétés européennes.
Fanny JEDLICKI, Les « retours » des enfants de réfugiés chiliens.
Cet article s’intéresse aux retours au pays des enfants de réfugiés chiliens et à la pertinence de l’usage du terme de retornados pour les désigner. Ces retours sont difficiles pour le groupe familial, qui est stigmatisé en raison de l’engagement politique et de « l’exil doré » attribués aux parents : les retornados occupent une place illégitime dans la mémoire nationale. Les complexes relations familiales et sociales, la réinsertion socio-économique et les décalages entre le pays transmis et rêvé et une société transformée radicalement par dix-sept années de dictature s’y ajoutent. Les enfants se voient assimilés à leurs parents et sont marginalisés. En raison notamment du caractère traumatique des expériences traversés et de l’héritage idéologique, ils s’identifient à leurs aînés et tendent à prendre en charge une partie de leur souffrance et histoire en un enchevêtrement des mémoires. Ils apparaissent ainsi comme des figures à part entière, bien qu’originale, des retornados chiliens.
Marie-Christine MICHAUD, Frontières identitaires chez les Italo-Américains (1880-1930).
L’immigration amène souvent une redéfinition des frontières identitaires, psychologiques et culturelles, des immigrants dans le sens où ceux-ci doivent circonscrire la spécificité de leur identité afin de freiner un éventuel sentiment d’aliénation dû à l’installation dans un nouvel environnement. C’est le cas des individus de la péninsule italienne (dont l’unité ne s’est faite qu’en 1871) qui immigrent massivement aux Etats-Unis à la fin du 19ème siècle et qui se forgent une nouvelle identité, à savoir une identité nationale en repoussant les frontières de leur identité originelle régionale issue des principes du campanilisme. En effet, paradoxalement, pour mieux s’adapter à la société américaine, c’est-à-dire afin de s’américaniser, ils doivent dans un premier temps devenir des Italiens.
Pierre ERNY, Ubgenge : Intelligence et ruse à la manière rwanda et rundi.
Dans la langue du Rwanda et du Burundi, ubgenge ou ubwenge désigne l’intelligence, la ruse, la débrouillardise, le fait d’être malin. La littérature orale sous toutes ses formes célèbre cette valeur. Elle se manifeste tout particulièrement par l’art de mentir sans se faire prendre et passait pour une des caractéristiques majeures de l’aristocratie tutsi, spécialiste du « langage oblique ». On a montré le lien d’ubgenge avec la structure sociale : dans une société très hiérarchisée où l’emportaient les relations de dépendance, il fallait à tous les niveaux être d’une prudence, d’une perspicacité et d’une habileté consommées pour s’élever dans le jeu social, manœuvrer efficacement et éviter les mauvais coups. Tant qu’il n’est pas découvert, le mensonge est moralement neutre et donc licite s’il est utile ; on l’admire hautement s’il est bien ficelé et mené avec art.
Édith WEBER, Chroniques musicales