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LA DYNAMIQUE PATRIMONIALE DE LA VILLE HISTORIQUE DE GRAND-BASSAM A L’ÉPREUVE DES ENJEUX ÉCONOMIQUES

Kra Valérie KOFFI, Enseignante-Chercheure, Sociologie, Laboratoire de Sociologie Economique et d’Anthropologie des Appartenances Symboliques (LAASSE), koffikravalerie@gmail.com

Sainte Sébastienne Aya KOUASSI, Attachée de Recherche, Sociologie, Laboratoire de Sociologie Economique et d’Anthropologie des Appartenances Symboliques (LAASSE), sebastienne_aya@yahoo.fr

Affoué Cécile KOFFI, Attachée de Recherche Sociologie, Laboratoire de Sociologie Economique et d’Anthropologie des Appartenances Symboliques (LAASSE), kcecilevictoire@gmail.com   

INTRODUCTION

Le patrimoine est constitué d’éléments tels que des lieux, bâtiments, objets, dont l’on transforme la valeur, d’une valeur d’usage à une valeur culturelle. Ces éléments font l’objet de réhabilitation et sont l’objet de mesures de protection. Le patrimoine n’existe qu’à travers un processus de patrimonialisation (Guérin, 2001). C’est un tel processus qui a été mis en œuvre dans la ville de Grand Bassam[1]. En tant que ville chargée de souvenirs et de vestiges en rapport avec l’histoire de la Côte d’Ivoire, elle abrite en son sein un bon nombre d’édifices[2]  construits à l’époque coloniale pour faire office de logements ou pour abriter des administrations et commerces en lien avec les activités coloniales. Le périmètre protégé couvre une partie de la commune, précisément le quartier France (cf : carte 1).

La ville historique [3] de Grand-Bassam, première capitale de Côte d’Ivoire et ville centenaire est classée au patrimoine culturel mondial de l’UNESCO en 2012. Cette notoriété acquise et entretenue sur ce territoire singulier constitue un capital symbolique permettant à cette ville de se positionner avantageusement sur le marché culturel ou touristique.

La patrimonialisation de ces édifices leur confère un ensemble de valeurs reconnues, partagées qui devraient en théorie amener l’État ivoirien et les populations à s’engager davantage dans la protection, la préservation et leur mise en valeur (Traoré, 2015).  L’instauration de nouvelles normes et des structures de gestion (comité de gestion, maison de patrimoine, mairie) destinées à contrôler l’accès et les usages de ce capital patrimonial font partie des mécanismes mis en place en vue de préserver et légitimer la valeur symbolique de cet espace. À cet effet, selon la politique patrimoniale, pour toute opération de rénovation/réhabilitation sur ces édifices situés dans les zones protégées, les usagers doivent employer des matériaux « typiques » respectant le style architectural de l’époque coloniale et recevoir au préalable l’autorisation de la mairie. En outre, ces édifices ne doivent ni être vendus, ni être détruits. Parallèlement, la gestion des visites touristiques sur les sites abritant le capital patrimonial est confiée à la maison du patrimoine selon les normes patrimoniales.

Afin de susciter l’adhésion des communautés locales ainsi que leur participation à la préservation et à la protection de ce capital symbolique, ces différentes normes leur ont été communiquées. À ce propos, un enquêté résident dans la Ville historique affirme ceci. « On nous a réuni un matin pour nous dire qu’après Dakar, Bassam a été choisi pour être patrimoine UNESCO ».

Cependant, il ressort de l’enquête exploratoire que certaines de ces règles patrimoniales ne sont pas appliquées par les propriétaires ou les riverains des différentes parcelles qui abritent les édifices, bien que ceux-ci aient connaissances de ces normes. En l’occurrence, certains vestiges ont été détruits par des particuliers. Très peu d’entre eux ont fait l’objet de réhabilitation et de remise en l’état et certains de ces bâtiments sont aujourd’hui visiblement en ruine à travers leur état de dégradation avancé causé en partie par la brise marine et leur utilisation par les riverains comme des dépotoirs d’ordures ménagères. À cela s’ajoutent les pratiques de rénovation de certains propriétaires en déphasage avec les règles patrimoniales de rénovation à travers le recours à certains matériaux modernes qui ne sont pas autorisées par lesdites normes. La gestion des visites touristiques par certains riverains, les jeunes notamment, sur les sites abritant les édifices patrimoniaux illustre également le non-respect des normes patrimoniales.

Le but avoué de la patrimonialisation qui devait aboutir à des modes de mise en valeur, de protection et d’utilisation du capital patrimonial, est mis à mal par les pratiques en décalage avec la logique patrimoniale ; lesquelles pratiques participent à la vulnérabilisation de ces édifices. Dès lors, quelles sont les logiques sociales qui sous-tendent les pratiques contre-productives pour la protection et la préservation de ces édifices, observées chez ces populations ?

Dans la littérature sur la question de la patrimonialisation, certains travaux ont abordé les problèmes rencontrés par la protection et la valorisation du patrimoine culturel. Ouallet (2009), Marcotte et Bourdeau (2010) et Chevalier (2016) attirent l’attention sur les possibles effets négatifs du développement touristique et des jeux des acteurs sociaux. D’autres mettent en avant le manque de ressources matérielles et financières au niveau  des structures de gestion de ces sites (Traoré, 2015 ; Trabelsi, 2016) ainsi que le détournement des objectifs de mise en patrimoine à des fins politiques et économiques (Cousin et Martineau, 2009 ; Maurel, 2017). Concernant les impacts sur les populations, Maurel (2017) souligne les conséquences néfastes pour les plus pauvres et Berliner (2010) les avantages économiques, les enjeux esthétiques et le sentiment de contrainte institutionnelle vis-à-vis de la conservation « à l’identique ». Tous ces travaux révèlent que la vulnérabilité du patrimoine se construit à travers les interactions entre les différents acteurs qui interagissent dans l’espace social du périmètre protégé.

C’est dans le prolongement de ces réflexions que s’inscrit cette étude. Elle vise à comprendre les logiques sociales qui sous-tendent les pratiques contre-productives pour la protection et la préservation des édifices patrimoniaux observées chez les populations de la ville de Grand-Bassam. Plus spécifiquement, il s’agit de : i) décrire les pratiques des acteurs qui rendent ces édifices patrimoniaux de plus en plus vulnérables ; ii) identifier les croyances, les perceptions des acteurs qui structurent leurs attitudes vis-à-vis des normes patrimoniales ; iii) mettre en exergue les logiques en rapport avec le cadre relationnel entre les populations locales et les gestionnaires du périmètre protégé.  

MÉTHODOLOGIE

SITE D’ÉTUDE

Grand-Bassam est située au sud-est de la Côte d’Ivoire sur une bande de terre entre l’Océan Atlantique et la Lagune Ouladine. Cette situation de la ville entre terre et plan d’eau a suscité l’intérêt des français en rapport avec les contraintes de déplacement et d’échange du moment. L’occupation française entre 1843 et 1950 a fait de la ville un important centre économique, politique et culturel d’envergure sous régionale et internationale dont les caractéristiques urbanistique, architecturale, culturelle et historique ont justifié la mise en patrimoine du quartier France de la ville (Traoré, 2015).

Carte 1 : limites de la Ville historique (en rouge) de

Grand-Bassam et de la zone tampon (en bleu)

Photo 1: La ville historique de Grand-Bassam ( Source Ministère de la Culture et de la Francophonie de Côte d’Ivoire).

MÉTHODES

Ce texte s’appuie sur des données collectées sur la base d’une démarche qualitative. L’échantillon de cette étude a été établi en fonction des objectifs de la recherche et de la dynamique du terrain d’investigation. C’est un échantillon hétérogène qui comprend trois catégories ou sous-populations d’intervenants : Tout d’abord la population locale plus précisément les autochtones et les leaders communautaires, puis les personnes ressources de la maison du patrimoine et de la mairie qui pilotent les activités dans une perspective de protection et de valorisation du patrimoine culturel, et enfin les responsables de l’Office Ivoirien du Patrimoine culturel.

La population locale est représentée par des propriétaires de parcelles abritant les édifices patrimoniaux, des résidents et des leaders communautaires.  Ces derniers ont fourni des informations relatives à leurs perceptions et la logique de leurs actions concernant le périmètre protégé ainsi que leurs interactions avec les gestionnaires formels.

La Maison du Patrimoine initie des activités de contrôle des biens, de sensibilisation et d’information des populations locales sur les interdits et les possibilités liées à la gestion de la Ville historique. Par ailleurs, tout travaux de rénovation ou de construction doit être impérativement soumis à validation par la Commission chargée de l’examen et du suivi des dossiers de permis de construire, le comité local de gestion présidé par le Maire de la ville et la Maison du Patrimoine. Ces acteurs ont permis de connaître leurs interactions avec les populations locales concernant la protection et la préservation des biens patrimoniaux. L’OIPC est la structure chargée de s’occuper de l’entretien de la Ville historique et des permis de construire pour le respect des normes en matière d’aménagement et de construction sur le site. Les données sur les pratiques de gestion de cette ville et de ses interactions avec les propriétaires fonciers du périmètre protégé ont été collectées auprès de cet acteur.  Des entretiens semi-directifs individuels ont été menés auprès de ces trois catégories d’acteurs. Il s’agit de: i) deux (2) personnes ressources de l’OIPC; ii) trois (3) personnes ressources du service culturel de la mairie et la maison du patrimoine ; iii)  onze (11) résidents sur le site. Au total, seize (16) personnes ont participé aux entretiens qui ont permis d’explorer quatre aspects du phénomène à l’étude. Il s’agit des aspects historiques de la patrimonialisation, des acteurs associés au processus, des pratiques de gestions des biens et des logiques et pratiques de conservation/dégradation des biens.

En appui à ces entretiens individuels, des observations directes et indirectes ont été faites sur le site et ont permis d’apprécier l’état du patrimoine de la « Ville historique ». L’observation directe a été réalisée par le biais d’une grille d’observation. L’observation indirecte a permis de disposer d’images attestant de l’état de conservation/dégradation de certains biens inscrits au patrimoine.  La revue documentaire a permis de consulter la littérature grise, les recherches scientifiques qui ont porté sur la patrimonialisation. 

Les données collectées ont été transcrites et le corpus obtenu a fait l’objet d’une analyse thématique du contenu. Cette étape consiste à regrouper les informations collectées selon des unités d’analyse dans le discours afin de les codifier. Dans cette perspective, les contenus des observations et des entretiens seront soumis à l’analyse thématique qui a permis de mettre en évidence les pratiques et les logiques contre-productives pour la protection et la conservation de la Ville historique de Grand-Bassam.     

RÉSULTATS

1. LES COMPORTEMENTS DES POPULATIONS LOCALES VIS-A-VIS DES NORMES PATRIMONIALES : ENTRE CONFORMISME SUPERFICIEL ET DÉFIANCE

À partir des pratiques des populations locales sur le périmètre protégé, deux profils comportementaux se distinguent : d’une part ceux qui ont une propension modérée vis-à-vis des normes patrimoniales et d’autre part ceux chez qui n’ont pas d’engagement   vis-à-vis de la patrimonialisation.

1.1 Les pratiques des acteurs locaux ayant une propension modérée : un conformisme superficiel au style architectural

Cette catégorie d’acteurs observe un tant soit peu les normes patrimoniales pour les activités de rénovation des édifices. Toutefois, ce conformisme aux normes architecturales de la patrimonialisation ne se fait pas sans la pression des institutions de gestion du patrimoine. En effet, c’est après plusieurs altercations avec les agents du service de patrimoine que ces derniers obtempèrent et se soumettent aux normes patrimoniales en vigueur. Toutefois, cette attitude sociale à se soumettre aux normes patrimoniales peut être qualifiée de superficielle, car ne n’est que la façade des bâtiments qui est réhabilitée conformément aux normes. À ce propos ces enquêtés affirmaient ceci :

« Les fenêtres en bois que vous voyez là sur cette maison, ce sont des fenêtres en bois qui ont été déposées sur le mur. Le propriétaire avait modifié sa maison et fermé ces fenêtres. Et quand les gens du patrimoine ont commencé à lui mettre la pression, il a décidé de reproduire les fenêtres comme c’était avant et de les coller sur le mur comme décoration. Sinon ce n’est pas des fenêtres que vous voyez »

1.2 Les pratiques des acteurs locaux n’ayant aucun engagement vis-à-vis de la patrimonialisation : destruction volontaire du patrimoine culturel

Il s’agit ici de ceux qui refusent volontairement la légitimité des normes patrimoniales qu’ils transgressent et cherchent à imposer leurs propres normes et valeurs. Cette catégorie comprend les jeunes qui outrepassent les autorités administratives pour s’approprier et gérer les visites touristiques, ceux qui détruisent les édifices (voir photo 2) ou qui laissent les édifices tomber en ruine comme nous l’avons constaté lors des visites sur le terrain (Voir photos 3).

Photo 2: Le Celtic Bar détruit en Janvier 2024 (source Fofana Karina)
Photo 3 : L’ancien hôtel de France (bâtiment privé) en état vulnérable (source : Les auteurs)

Au nom de la production patrimoniale, ces populations devraient participer à l’entretien et à la conservation de ces édifices patrimoines. Toutefois, l’on note chez une catégorie d’acteurs des pratiques non conformes au comportement promu. Cet enquêté l’exprime en ces termes :

« La famille à qui appartient le terrain avait décidé de raser le bâtiment pour exploiter le terrain. C’est la raison pour laquelle, elle a détruit le bâtiment qui était là et qui était totalement en ruine d’ailleurs. »

2. DES PERCEPTIONS INCOMPATIBLES AVEC LA PRODUCTION PATRIMONIALE CHEZ LES POPULATIONS LOCALES

La logique patrimoniale voudrait que les édifices du périmètre protégé ne soient pas perçus par les populations comme des biens économiques, pour lesquels ils peuvent en tirer profit. Le caractère de ces biens ne devrait pas en théorie les lier à des questions d’argent. L’analyse des données a révélé trois types de perceptions en déphasage avec cette logique.

2.1 Une dénégation du fait historique qui légitime la patrimonialisation : « ces bâtiments c’est pour l’histoire des blancs et non notre histoire »

Les monuments s’imposent par leurs présences, mais doivent acquérir un autre statut, celui d’objet reconnu comme faisant partie du patrimoine culturel qui doit être transmis de génération en génération. Il ressort de l’analyse des données que les représentations sur la valeur symbolique chez les populations locales ne sont pas toujours en phase avec la logique de patrimonialisation à cause du manque d’affectivité avec le passé de ces monuments historiques. Ces populations accordent une moindre importance à l’histoire de ces monuments, car ils ne font pas partie des référents culturels à partir desquels ils construisent leur identité sociale, d’où leur manque d’attachement à ceux-ci. Ils les considèrent d’ailleurs comme un patrimoine matériel qui communique sur « l’histoire des blancs ».

Ce manque de liens affectifs avec ces monuments historiques ne favorise pas un investissement dans l’entretien et la protection de ces monuments historiques. Ainsi la logique d’entretien et de sauvegarde des édifices historiques et des lieux mémoriaux devient problématique si la population locale n’arrive pas à créer des relations affectives avec ce patrimoine, contrairement à d’autres éléments culturels tels que la danse de l’« abissa ». Depuis une dizaine d’années, cette danse traditionnelle est inscrite sur la liste du patrimoine Mondial de l’Organisation des nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). Pour la pérennisation de cette fête culturelle, les autorités traditionnelles organisent chaque année un festival. Cela démontre la volonté de la population autochtone de conserver ce patrimoine immatériel et de le transmettre aux futures générations, contrairement aux monuments historiques pour lesquels elle ne développe aucune activité sociale en vue de les protéger.

2.2 La patrimonialisation perçue comme une source de revenus par les usagers modérés

Il s’agit en réalité de cette catégorie d’usagers qui ont vu dans cette action des pouvoirs publics un moyen d’avoir de l’argent. Pour les populations locales, la mise en patrimoine devrait leur permettre d’accéder à certaines ressources, économiques notamment. Il ressort des entretiens avec les agents de la Maison du Patrimoine que certains acteurs locaux se sont présentés à leur bureau pour réclamer une compensation financière par rapport à la possession de biens classés au patrimoine. Par ailleurs, le coût élevé de la rénovation et l’interdiction de destruction des bâtiments classés au patrimoine constitue une barrière à l’exploitation de certaines opportunités économiques (immobilier, hôtellerie, etc.) par les propriétaires de biens classés.

2-3 La patrimonialisation vécue comme une frustration pour les acteurs locaux qui manquent d’engagement vis-à-vis de la patrimonialisation

Ces acteurs manifestent une indifférence à l’égard des conditions concrètes de protection et de préservation du périmètre protégé et refusent de prendre en considération les effets pervers qui peuvent résulter de leurs pratiques vis-à-vis de cet espace. La patrimonialisation est perçue par les acteurs concernés comme une action en leur défaveur.  Selon eux, la mise en patrimoine produit des ressources économiques qui sont mal redistribuées. Face à cette situation qui constitue une source de frustration, certains acteurs locaux prennent leurs distances par rapport à la protection et à la conservation du patrimoine. Cette situation les conduit à négliger la réhabilitation de ces édifices, surtout que les conflits familiaux liés à la gestion de ces biens inscrits au patrimoine ne facilitent pas l’identification des personnes à responsabiliser pour cette tâche du fait de la copropriété de ces biens. Or, la vente de ces bâtiments privés aux particuliers pouvant supporter les coûts de la rénovation du fait de la copropriété de ces biens est proscrite selon les normes de patrimonialisation. Aussi ces derniers pensent-ils avoir été instrumentalisés par les gestionnaires formels de ces édifices pour atteindre leurs objectifs personnels.

« On sait que l’UNESCO a donné l’argent et cet argent a été partagé entre la maison du patrimoine et le maire. (…) . Il y a trop de corruption. Nous on ne nous donne rien et ils veulent que ce soit nous qui réhabilitions les bâtiments. Donc finalement nous on gagne quoi dans tout çà là ? » (Un Propriétaire terrien sur le site de la ville historique).

3. DES PRATIQUES EN DÉCALAGE AVEC LA PATRIMONIALISATION ENCASTRÉES DANS LES RAPPORTS DE POUVOIR ENTRE POPULATIONS LOCALES ET ACTEURS INSTITUTIONNELS

Le corpus révèle des comportements stratégiques chez les populations face aux normes patrimoniales qui vont structurer la situation de gestion du périmètre protégé. Les bouleversements engendrés par la patrimonialisation vont générer des stratégies chez les populations locales qui se trouvent en situation d’insatisfaction ou de désaccord par rapport au comportement des acteurs institutionnels.

3.1 Une implication des autorités et populations locales jugée insuffisante : source de vulnérabilité de la Ville historique

Il ressort des données collectées auprès de leaders communautaires que ces derniers n’ont pas été suffisamment impliqués dans le projet de patrimonialisation du quartier France. L’équipe mise en place dans le cadre du projet était composée des acteurs du Ministère, des experts nationaux, des ONG et deux représentants des autorités traditionnelles. Par ailleurs, les activités déroulées par cette équipe n’incluaient pas des échanges avec un large public ou des représentants des communautés devant servir de relais auprès des populations locales. Cette organisation selon eux, n’a pas permis une forte appropriation du projet par les autorités traditionnelles et par ricochet les populations locales. Par conséquent, ils n’organisent aucune activité visant à impliquer la population locale dans la valorisation du patrimoine culturel. Les rôles de médiateur qui leur sont assignés auprès des populations locales, visant à créer un dialogue social pour soutenir les actions publiques de protection et de conservation du périmètre protégé, semblent ne pas être en conformité avec leurs attentes. À ce propos l’un d’eux affirme ceci :

            « la population n’a pas été informée ».

Pour les autorités traditionnelles, les échanges ne s’opèrent que de façon descendante, dans une visée de prescription des objectifs et des normes de patrimonialisation, alors qu’elles auraient souhaité que cette communication soit horizontale. Avec ces tensions dans les rapports avec les gestionnaires formels et les leaders communautaires, les projets de restauration, de préservation et d’aménagement du patrimoine culturel, sont ralentis. Ainsi, en dépit du lien social et historique existant entre la Ville historique et les populations locales, très peu d’entre elles se sentent concernés par les pratiques de protection et de conservation des biens inscrits au patrimoine.

Cette situation entraine des frustrations chez les communautés locales qui semblent ne pas connaître suffisamment les implications de cette nomination. Ces dernières sont ainsi animées par le sentiment d’avoir perdu leur autonomie dans la gestion de leur territoire. À ce propos, un propriétaire terrien affirme ceci :

« Ils nous empêchent de reconstruire (Pour dire réhabiliter) les maisons. On nous demande d’aller prendre l’ancienne photo à la Maison du Patrimoine pour reproduire à l’identique ».

Ces propos sont révélateurs du lien entre les populations locales et le patrimoine de la Ville historique. Ils se considèrent comme les perdants, ceux pour qui la patrimonialisation devient une source de vulnérabilité (Ouallet, 2009) tant pour eux que pour les biens classés dont ils ont la propriété.

3.2 Délaissement volontaire des bâtiments comme stratégie pour inverser les rapports de pouvoir

Pour inverser les rapports de pouvoir induits par la patrimonialisation (entre eux et les acteurs des structures formelles de gestion du patrimoine), certains acteurs locaux laissent leurs bâtiments classés au patrimoine se dégrader. En effet, il ressort des entretiens avec les structures formelles de gestion que depuis l’inscription de la Ville historique sur la Liste du patrimoine de l’UNESCO, certaines familles réclament leurs espaces ou leurs biens, afin d’en disposer à leur souhait. Ces demandes se heurtent à un cadre législatif de protection de ces biens, dont ils sont propriétaires, qui leur interdit la destruction des bâtiments alors que les coûts de rénovation sont jugés trop élevés et qu’aucune aide financière n’est prévue par l’État pour le moment. Face à cette frustration, certains décident de laisser les bâtiments sans entretien afin d’accélérer leur destruction par l’effet du temps. Ce qui leur donnerait le droit de reconstruction. Ils ont donc mis fin à toute forme de squat, laissant certains bâtiments dans un état de délabrement avancé. Ainsi, les résultats de l’enquête montrent que la majorité des bâtiments ayant un niveau de dégradation très avancé appartient à des particuliers. Ces derniers attendent que ces bâtiments s’écroulent afin de les reconstruire et tirer profit de leur bien.

« De toutes les façons je n’ai rien à perdre. Quand le bâtiment va s’écrouler on sera obligé de reconstruire à notre façon »

3.3 Une intervention institutionnelle précaire dans la production patrimoniale : Une ambigüité entre une vision affichée et les ressources disponibles

Il est clair qu’à travers la patrimonialisation de la ville historique, les institutions de l’État prennent la responsabilité d’investir dans le domaine de la valorisation du patrimoine culturel. Cependant, cette contribution reste insuffisante pour faire face à la complexité de ce patrimonial. En effet, au niveau des ressources financières, le budget de gestion de la Ville historique est reversé à l’OIPC à partir du budget du Ministère de la Culture et de la Francophonie. Il ressort des entretiens avec les personnes ressources de l’OIPC que ce budget se situe entre 1.5 et 5 millions depuis l’inscription de la Ville historique contre plus de 15 à 17 millions avant son inscription. Ce budget est d’autant plus insuffisant que de nouvelles structures ont été mises en place dans le cadre de la gestion du patrimoine. Cette pléthore de structures pour la gestion du patrimoine impacte significativement la redistribution des ressources humaines et du budget alloué par le Ministère.   

Par ailleurs, la principale ressource humaine de gestion du patrimoine est composée du personnel de la Maison du Patrimoine jugé insuffisant par le responsable. Cette situation de sous-effectif affecte davantage la gestion du site du fait de l’absence de moyens matériels adéquats (matériel roulant notamment) mais également de spécialiste dans certains domaines. En exemple, la Maison du Patrimoine ne dispose pas d’architecte spécialisé en conservation du patrimoine.

Dans un tel contexte, certaines activités de gestion telles que les inspections et les travaux de maintenance des biens ne sont pas faites régulièrement vu le manque de ressources financières et l’étendue du site. 

L’inscription de la Ville historique au patrimoine de l’UNESCO intervient dans une période marquant la fin d’une longue période de crise militaro-politique et le début d’un programme de relance économique. Dans le Plan National de Développement (PND) 2012-2015, les priorités de l’État concernent les secteurs de la sécurité, du redéploiement de l’administration, de la cohésion sociale et de l’économie. Au niveau sectoriel, l’attention est portée sur les secteurs de l’agriculture, de l’électricité, des mines, de l’industrie et des finances (PND 2012-2015). Les axes stratégiques du PND 2016-2020 s’inscrivent dans le prolongement de ces secteurs d’activités en vue de la transformation structurelle de l’économie. Ces priorités de développement font du Ministère de la Culture et de la Francophonie, le parent pauvre en matière de budget. Cette insuffisance des ressources financières, ajoutée à la gouvernance fragmentée mentionnée ci-dessus ne permet pas de faire face ou de subventionner les charges liées à la rénovation des biens publics et privés du site. Si quelques bâtiments publics ont fait l’objet d’une rénovation partielle, la plupart des bâtiments privés restent dans un état de délabrement très avancé.

DISCUSSION

Pour analyser les logiques sociales qui sous-tendent les pratiques contre-productives pour la protection et la préservation du patrimoine, le texte a mis en évidence deux aspects interreliés. Concernant le premier point, le texte montre comment les rapports conflictuels entre les gestionnaires formels et les populations locales autour de la gestion du patrimoine culturel, fragilisent la protection et la préservation des édifices-patrimoines. Les tensions entre ces deux groupes d’acteurs déséquilibrent la production patrimoniale à cause du déficit de confiance des populations locales vis-à-vis des gestionnaires. Barthélémy et al. (2004), cités par Trabelsi (2018), sont parvenus à des résultats similaires en montrant que la gestion des ressources patrimoniales n’est pas exempte de l’influence des jeux de pouvoirs et des rapports de force inhérents à tout dispositif d’action collective. En ce sens, les institutions patrimoniales suscitent en leur sein des tensions, des conflits d’intérêts, ce qui ralentit les décisions de patrimonialisation. Dans la même veine, Binot (2010) révèle que les rapports de force ne favorisent pas la participation active des populations locales aux actions de conservation de la faune sauvage.

Le second point que met en lumière ce texte renvoie au fait que la patrimonialisation est perçue par les populations locales comme une opportunité d’accès à des ressources économiques.  Ces dernières ne voient que des rapports marchands dans la valorisation du patrimoine. Cette manière de percevoir la patrimonialisation contraste avec ce qui était attendu. Les enjeux  économiques bien présents autour de ce patrimoine ne favorisent pas la protection et la durabilité de ces biens patrimoniaux. En cela, Peyrache (2010) a révélé que la durabilité des ressources patrimoniales est faible lorsque la logique de valorisation de cette ressource vient d’une perspective de profitabilité économique à court terme.  Du fait que les populations locales  ne participent pas à la création de ressources et à l’accumulation des richesses (Du Tertre, 2007) à travers l’existence d’un revenu lié à sa valorisation, elles ne peuvent échapper aux logiques de marchandisation. L’importance accordée aux retombées économiques de la patrimonialisation fragilise la valeur symbolique du patrimoine (Benhamou, 2012). Les divers objectifs (politiques, de développement économique) qui accompagnent la mise en patrimoine et la façon dont les divers acteurs tissent des liens symboliques réels ou idéels avec les lieux et avec les pratiques patrimoniales mémorielles peuvent générer des conflits d’intérêts autour du bien patrimonial (Chevalier, 2016).

CONCLUSION  

Cette étude à visée exploratoire avait pour objectif d’analyser les logiques sociales qui sous-tendent les pratiques contre-productives pour la protection et la préservation des édifices patrimoniaux observées chez les populations de la ville de Grand-Bassam. En premier lieu, les analyses des données de l’enquête ont mis en évidence deux profils comportementaux face à la patrimonialisation des monuments historiques : d’une part ceux qui ont une propension modérée sont enclins à un conformisme superficiel et d’autre part ceux chez qui l’on note une défiance envers les normes patrimoniales. En effet, bien que la population bénéficie de certains droits, tel le droit d’accès, elle est également soumise à des prérogatives au nom de l’intérêt culturel dont sont marqués ces biens protégés. Les données ont également montré que les croyances et les perceptions développées autour de la gestion de ce patrimoine culturel ne sont pas séparées  des pratiques « patrimoniales » observées au niveau de la population locale. En outre, les résultats révèlent le faible niveau d’implication de la population par les acteurs institutionnels dans le processus de mise en patrimoine comme un facteur explicatif de cette situation problématique. Par conséquent, bien que ce patrimoine soit reconnu internationalement, les populations locales dans leur ensemble ne se le sont pas approprié.  Toutes choses qui entrainent des divergences entre les logiques de gestion des acteurs institutionnels et les « pratiques patrimoniales » des populations locales.  Enfin, les résultats de l’analyse indiquent que l’insuffisance des ressources matérielles et financières, ajoutée à la complexité des rapports entre les différentes instances de gestion de ces sites, occasionne la détérioration de ces biens patrimoniaux.

À terme, l’étude démontre que l’état de dégradation avancée de certains biens classés au patrimoine à Grand-Bassam est la résultante des interactions entre les différents acteurs autour de la Ville historique, caractérisées par une gestion exclusive des biens par un groupe d’acteurs et un déphasage entre les logiques des acteurs de la gestion et les logiques des populations locales. Ainsi, en révélant les logiques et les pratiques des différents acteurs, elle démontre comment celles-ci constituent des opérations/stratégies de résilience (Koffi, 2010) ou symbolisent la résignation des acteurs locaux face à l’incapacité de faire face aux contraintes de rénovation et de conservation. Partant, ces enjeux multiples autour du patrimoine sont source de nouvelles vulnérabilités dans un contexte de pauvreté et de crise de l’emploi (Ouallet, 2009).

Références bibliographiques

Benhamou F. [2019], Économie du patrimoine culturel. la Découverte.

Berliner D. [2010], « Perdre l’esprit du lieu. Les politiques de l’Unesco à Luang Prabang (rdp Lao) », Terrain. Anthropologie & sciences humaines, n°55 :90-105.

Binot A. [2010], La conservation de la nature en Afrique Centrale entre théorie et pratiques. Des espaces protégés à géométrie variable, Thèse de doctorat, Université Panthéon-Sorbonne.

Chevalier D. [2016], « Patrimonialisation des mémoires douloureuses : ancrages et mobilités, racines et rhizomes ». Autrepart, n°2 : 235-255.

Cousin, S. et Martineau J. L. [2009], « Le festival, le bois sacré et l’Unesco : Logiques politiques du tourisme culturel à Osogbo (Nigeria) », Cahiers d’études africaines, vol 193, n°1 :337-364.

Du Tertre C. [2007], « Création de valeur et accumulation : capital et patrimoine ». Économie appliquée, vol. 60, no 3 :157-176.

 Guerrin J.-P. [2001], « Patrimoine, patrimonialisation, enjeux géographiques », in Fournier J.M. (coordination) [2001], Faire la géographie sociale aujourd’hui, Caen, Presses universitaires, Les Documents de la Maison de la Recherche en Sciences Humaines de Caen, n° 14 : 41-48 – Actes du colloque de géographie sociale des 18 et 19 novembre 1999.

Koffi K.J.M. [2010], « Qu’est-ce que la résilience ? » in Gonnet G. et Koffi K.J.M, Résilience, Cicatrices, Rébellion. Paris, éditions L’Harmattan : 95-147.

Marcotte P. et Bourdeau L. [2010], « La promotion des sites du Patrimoine mondial de l’UNESCO : Compatible avec le développement durable ? », Revue management et avenir, n°4 : 270-288.

Maurel C. [2017], « Les effets pervers du classement au patrimoine mondial de l’Unesco », The conservation, [en ligne], http://theconversation.com/les-effets-pervers-du-classement-au-patrimoine-mondial-de-lunesco-70727

Ouallet A. [2009], « Vulnérabilités et patrimonialisations dans les villes africaines : de la préservation à la marginalisation », Cybergeo: European Journal of Geography [en ligne],  https://journals.openedition.org/cybergeo/22229 ,

Peyrache-Gadeau V. [2010], « Renouvellement des ressources et diversité des durabilités territoriales », in Maillefer M., Petit O., Rousseau S. (Dirs), Ressources, patrimoine, territoires et développement durable, EcoPolis, pp. 237-254.

Traoré, L. [2015], Gestion de la Ville historique de Grand-Bassam, inscrite sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO : enjeux, contraintes et perspectives, Mémoire de Master 2, l’Université Senghor Campus d’Abidjan, Côte d’Ivoire.


[1]   Les prémices de la mise en patrimoine du quartier France remontent à 1977 avec l’écrivain Bernard Dadié, alors Ministre de la Culture et de l’Information. C’est en 2007 que le Ministère de la Culture et de la Francophonie s’approprie réellement la démarche de patrimonialisation par la création d’un Comité Opérationnel pour l’Inscription de la Ville historique de Grand-Bassam (COI-VGB). Après deux échecs en 2008 et 2009, le quartier France de Grand-Bassam est inscrit sur la Liste du patrimoine de l’UNESCO le 29 juin 2012 à l’occasion de la 36ème session du Comité du patrimoine mondial à Saint-Pétersbourg en Fédération de Russie. 

[2]   Dans cet ordre, on peut citer le palais du gouverneur, les bâtiments ayant abrité les grandes compagnies commerciales telles que CFAO, CFCI, SCOA, SWANZY, WOODIN auxquels on peut ajouter les équipements portuaires tels que l’ancien Wharf, le débarcadère, les voies Decauville et les établissements financiers dont la Banque de l’Afrique Occidentale, la Banque du Nigéria.

[3] La Ville historique comprend deux entités. La première comprend « une bande terrestre continue proche de 2,2 km de long sur environ 400 mètres de large […] Cette partie urbaine correspond à la ville coloniale historique [Quartier France] et au village N’zima qui la prolonge, à l’est. Elle est limitée à l’ouest par le cimetière colonial, au sud par l’océan Atlantique et à l’est par l’ancien débouché maritime du fleuve Comoé, aujourd’hui en voie de comblement alluvionnaire. Elle est complétée au nord par une portion rectangulaire du lagon, au niveau du pont de la Victoire, jusqu’au quai du quartier continental du Petit-Paris, compris dans le bien » (ICOMOS 2012: 6). La seconde est constituée du phare situé dans le quartier Petit Paris. Le bien s’étend sur 109,89 hectares avec une zone tampon de 552,39 hectares.

Numéros

L’émergence d’un projet de recherche-action pluridisciplinaire : démarche, sources et méthode d’une enquête dans la petite commune forestière et littorale du Porge

Myriam CASAMAYOR

Chef de projet au cabinet UA64 puis au Bureau d’études CITTANOVA/SINOPIA
Chercheuse associée à l’UMR-CNRS PASSAGES, Université Bordeaux-Montaigne
myriamcasamayor@gmail.com

André SUCHET

Maître de conférences HDR à l’Université de Bordeaux
LACES, Maison des Sciences de l’Homme de Bordeaux
andre.suchet@u-bordeaux.fr

Ghislaine DEYMIER

Maître de conférences à l’Université Bordeaux-Montaigne, UMR-CNRS PASSAGES
ghislaine.deymier@u-bordeaux-montaigne.fr

Francis ADOLIN

Doctorant et ATER à l’Université de Bordeaux
LACES, Maison des Sciences de l’Homme de Bordeaux

Leila BOURDIER de TOURDONNET

Architecte HMONP, Atelier A2, Leïla Bourdier & Laurent Gouyou Beauchamps, Bordeaux

Vincent DUBROCA

Urbaniste à l’agence KWBG, La Fabrique des Lieux, Bordeaux

Timothé GENTY

Architecte HMONP, gérant du cabinet Sumli Architectes, Bordeaux

Anna GUILLEM

Doctorante à l’Université Bordeaux-Montaigne, UMR-CNRS PASSAGES

François POUTHIER

Professeur associé à l’Université Bordeaux-Montaigne
UMR-CNRS PASSAGES, Centre d’innovation sociétale UBIC
Consultant-intervenant en politiques culturelles

Introduction

Dans les sciences humaines et sociales, les laboratoires de recherche académiques entretiennent historiquement peu de liens avec les professionnels de l’urbain, comme les architectes ou les programmistes. Par exemple, si l’on regarde de plus près l’octroi des Conventions Industrielles de Formation par la Recherche (CIFRE), les sciences du vivant et les sciences formelles en ont bénéficié dès 1981, alors que ce même dispositif apparait dans les thèses concernées par l’action publique, urbaine et sociétale en 2006, soit près de 20 ans plus tard[1]. De plus, la première association des doctorants CIFRE en SHS existe depuis seulement 2014, expliquant le rapprochement très récent des universités avec les professionnels non académiques. Actuellement, la réticence des chercheurs des laboratoires à répondre à des appels à projets financés reste grande, leur donnant l’impression de perdre une part de leur sens critique. Les mouvements de contestation du projet de loi de programmation pluriannuelle pour l’enseignement supérieur et la recherche (LPPR), votée fin 2020, démontre encore récemment les inquiétudes des chercheurs en sciences humaines et sociales à cet égard. En effet, pour certains d’entre eux, les appels à projets de recherche ont l’inconvénient de présenter leurs travaux dans un cadre prédéfini, empêchant la recherche de se développer au fil des découvertes, de la créativité et de l’indépendance même de choix du chercheur. Les divergences concernent aussi le temps donné à la découverte, la recherche par projet donne ainsi le sentiment de trouver des résultats opérationnels immédiats tandis que la science se définirait par le but premier de questionner et d’analyser précisément un sujet sur un temps long ou du moins initialement indéfini.

            Indépendamment des acquis déjà anciens de la géographie appliquée, notamment autour de Michel Phlipponneau à Rennes, différents ouvrages récents invitent à ce rapprochement, de la géographie impliquée (Brennetot & Bussi, 2016) à la géographie en action (Bonin & Favory, 2021). Le détour par les sciences participatives permet d’aller encore plus loin dans cette démarche et de manière davantage pluridisciplinaire tout en restant dans le projet d’une recherche-action, c’est-à-dire d’une recherche dont la finalité est d’agir. Les sciences participatives ou sciences collaboratives sont « des formes de production de connaissances scientifiques auxquelles des acteurs non-scientifiques-professionnels —groupes ou individus— participent de façon active et délibérée » (Houllier & Merilhou-Goudard, 2016). Développée notamment dans le domaine des études environnementalistes (voir à ce sujet Charvolin, 2019), elles peuvent apporter beaucoup à la géographie, à la sociologie ou aux sciences de l’aménagement. Partant de ce constat puis de cette intention théorique de « collaborer ensemble pour tirer parti de nos complémentarités » (extraits de l’un des premiers échanges), une ancienne doctorante en CIFRE en Sciences de l’aménagement et Urbanisme a été à l’initiative du dépôt du projet Inter-Actions lancé dans le cadre de l’appel à projet initié par le Forum Urbain à Bordeaux. LabEx des établissements universitaires de Bordeaux, et notamment Sciences Po Bordeaux, le Forum Urbain est un Centre d’Innovation Sociétale sur la ville, créé en 2015 à Bordeaux afin de favoriser les collaborations entre chercheurs en sciences humaines et sociales et les acteurs de la ville autour de la compréhension des problématiques urbaines contemporaines (figure 1).

Figure 1 : Panorama graphique des actions du Forum Urbain (travail de Tiana Castelneau, source : forumurbain.u-bordeaux.fr).

            L’objectif du projet était d’amorcer et de tester la création d’une équipe pluridisciplinaire de chercheurs et de praticiens de l’urbain dans les domaines des sciences de l’aménagement, l’économie, la géographie, la sociologie et l’architecture à partir d’une préoccupation d’élus ou d’un groupe d’habitants provenant du terrain d’étude choisi. Afin de confirmer les apports d’une telle équipe mais aussi d’en repérer les possibles faiblesses, l’intérêt du projet est alors de comprendre les modalités méthodologiques sous lesquelles les participants à une recherche-action s’entendent pour poser une problématique commune et la manière dont ils y répondent ensemble.

            L’article aborde ainsi le processus de développement de ce partenariat entre chercheurs, professionnels de l’urbain, les élus et les habitants, dans le cadre d’un questionnement de recherche ayant trait aux dynamiques locales de la petite commune forestière et littorale du Porge comme cas d’étude, questionnement localisé à partir duquel s’exprime une montée en généralité et pouvant même faire cas d’école.

            Il s’agit d’évoquer dans un premier temps l’émergence du partenariat, notamment la manière dont les participants se sont rencontrés et ont partagé des intérêts communs pour un objet d’étude puis décidé de travailler sur un sujet à partir d’un cas d’étude : Le Porge (dans le département de la Gironde). Ensuite, les difficultés et les apports identifiés dans le cadre de la structuration du partenariat sont présentés, à partir de l’élaboration conjointe d’une candidature POPSU Territoires. Enfin, un bilan à mi-parcours de cette organisation de travail pour les membres est proposé en conclusion. 

1. Questionner les préoccupations territoriales : une invitation à la création d’un partenariat entre chercheurs et professionnels de l’urbain

1.1. De la rencontre “brise-glace” entre chercheurs et professionnels à l’intérêt de travailler ensemble

Échanger entre scientifiques et praticiens sur des objets d’études communs mais pour lesquels les approches du sujet s’avèrent différentes, se révèle être un exercice particulier. Afin de lever les freins relevant d’une telle démarche, la réponse à l’appel à projet initié par le Forum Urbain, a permis d’amorcer et de tester la création d’un partenariat entre chercheurs et professionnels du territoire à partir d’une préoccupation d’élus ou d’un groupe d’habitants provenant du terrain d’étude choisi. La première action a consisté à lancer une invitation ouverte aux chercheurs et professionnels spécialisés dans le domaine de l’urbain. Cette réunion a eu pour objet de faire connaissance en demandant aux participants de décrire leurs motivations à rejoindre le groupe et leurs principales attentes à l’aide d’un questionnaire.

Se rencontrer entre scientifiques et praticiens n’étant pas une étape évidente, l’utilisation des outils du design thinking a permis de “briser la glace” et d’aborder des sujets selon l’approche de chacun des membres. Ces derniers ne se sont pas présentés en affichant leur statut mais plutôt leurs compétences. L’un des exercices proposés a consisté à rédiger une question de leur choix. La personne située en face a dû y répondre. Par exemple, une question posée par un architecte praticien a consisté à savoir ce qu’un chercheur pense de la pelouse synthétique. À sa grande surprise, le chercheur qui y a répondu développe sa réponse de manière très argumentée. Il s’est révélé que ses travaux scientifiques portent sur les équipements sportifs. Cette mise en situation surprenante a mis en avant une certaine complémentarité entre le praticien qui s’interroge sur l’utilité de la pelouse synthétique dans ses projets architecturaux et le chercheur qui en a analysé les conséquences sur les inégalités sociales et territoriales. En effet, ce sont dans les quartiers populaires que ce revêtement est prioritairement utilisé tandis que dans les quartiers plus riches, les jardins et terrains de sport sont plus souvent enherbés.

Les motivations sont multiples. Elles traduisent la volonté d’un apport de connaissances aussi bien sur les sujets abordés et la façon dont ils sont appréhendés qu’une meilleure appréhension de la méthode de travail propre à chacun des participants. La valorisation du travail qui sera fourni a également été mise en avant. Enfin, s’offrir un cadre spatio-temporel, donnant l’opportunité d’un rapport plus distancié à sa propre pratique professionnelle a fait aussi l’objet de motivations (voir Figure 2).

Figure 2 : Nuage de mots indiquant les résultats des questions posées aux membres concernant leurs motivations pour le projet.

            Concernant les attentes des participants, elles sont également diverses. Elles font apparaître le souhait de travailler sur des sujets qui ont trait au périurbain. L’atteinte de résultats est également signalée pour améliorer son niveau de compétence, servir concrètement le territoire, bénéficier de financement pour un projet de recherche-action (partenariat public/privé) et disposer d’une meilleure visibilité des chercheurs auprès de la société civile (voir Figure 3). Il s’agit bien de ne pas juger, de ne pas préconiser, de ne pas croire un projet plutôt qu’un autre (Suchet & Tchékémian, 2021), mais de s’engager dans un intermédiaire participatif.

Figure 3 : Nuage de mots indiquant les résultats des questions posées aux membres concernant leurs attentes envers le projet.

            Cette première réunion a suscité la curiosité des participants les conduisant à revenir le mois suivant dans une seconde réunion. Il devenait maintenant surtout indispensable pour le groupe de s’appuyer sur un terrain d’étude afin de tester une méthodologie commune. L’idée a alors été de choisir un terrain relativement restreint mais dont l’étude peut s’avérer riche en termes d’apport scientifique puisque confronté à plusieurs problématiques se rapprochant des grands enjeux d’aménagement du territoire ainsi que des thématiques émergentes dans le monde de la recherche urbaine et territoriale.

1.2. Le choix d’une petite ville littorale et forestière touchée par la métropolisation comme terrain de réflexion d’une approche participative

L’identification d’un terrain d’études s’est concrétisée à l’issue d’une discussion entre les différents membres du groupe de travail. Le choix du terrain répondait à quatre préoccupations : satisfaire les questionnements de chaque membre, présenter une situation faisant écho à des sujets d’actualité, être pertinent pour une démarche de recherche-action, présenter des qualités pratiques pour le travail de terrain de l’équipe (accessible, proximité de Bordeaux etc.). Plus précisément, deux facteurs ont été déterminants à la sélection du site d’étude, la commune du Porge en zone forestière, entre l’agglomération de Bordeaux et le littoral atlantique (Figure 4).

            Le premier facteur est la situation de la commune. Située sur la presqu’ile du Médoc, le Porge est une commune girondine de 3294 habitants (INSEE, 2019) qui présente une croissance démographique très soutenue sur la dernière décennie (+1000 habitants depuis 2007) au taux de croissance démographique annuel moyen de l’ordre de 3,6 % entre 2013 et 2019 rarement atteint dans les autres communes du Département hors Bordeaux Métropole. Cette pression démographique met en évidence une double attractivité, à la fois en tant que commune littorale et commune périurbanisée au sein de l’aire d’influence de la Métropole bordelaise. Cette double dynamique présente de nombreux défis pour une petite ville comme le Porge : accompagner l’installation en nombre de nouveaux habitants, adapter le niveau d’équipement de la commune à l’évolution rapide des besoins de la population, préparer le territoire aux risques environnementaux endogènes (recul du trait de côte, incendies/feux de forêt), et réguler les rapports politiques avec la Métropole (flux touristiques pendulaires, transport, nouveaux captages nappes phréatiques etc.)[2].

            Le second facteur au choix du terrain a été la connaissance du tissu politique local. Le rôle d’intermédiaire de l’un des membres de l’équipe a permis une prise de contact rapide avec la maire, puis d’organiser dans la foulée une première réunion qui a permis à l’équipe de se familiariser avec les problématiques propres au territoire porgeais. Cette réunion a également permis à l’élue d’exposer les enjeux de l’action politique, en tant que maire récemment élue, et les principaux défis de sa mandature.

            Ces échanges nous ont permis d’évaluer la pertinence du territoire comme terrain d’étude, et de discuter les premiers termes d’une collaboration avec la commune.

Figure 4 : La commune du Porge en zone forestière, entre l’agglomération de Bordeaux et le littoral atlantique (traitement QGIS G. Deymier)

1.3. Vers l’identification d’un objet d’étude à partir des préoccupations de l’élue locale

Dans la construction de l’objet d’étude, la rencontre avec l’élue locale, Sophie Brana, Maire de la commune du Porge s’avère déterminante, sans jamais être contraignante. Ses préoccupations nous permettent toutefois l’identification en quelque sorte du terrain d’appel à résolution (suivant la formulation propre aux sciences participatives, c’est-à-dire qui appel à trouver collectivement la réponse à un problème de terrain à l’aide de compétence plus théoriques).

            La Maire du Porge[3], se présente comme n’étant pas Porgeaise mais Bordelaise. Sa résidence secondaire est au Porge. Elle a eu envie de s’investir pour cette commune afin de préserver l’environnement de ce territoire face à la pression foncière qu’elle qualifie d’importante. Elle explique qu’elle « n’avait pas du tout prévu de s’engager comme maire », notamment en raison de ses années dans l’opposition et de sa résidence principale située à Bordeaux.

            Cette nouvelle maire du Porge, Sophie Brana, économiste et universitaire, fille d’un ancien élu local du département, considère le Porge comme une commune de deuxième couronne par rapport à la Métropole bordelaise. Elle l’explique en raison du prix du foncier qui devient de plus en plus onéreux et des personnes qui n’ont pas d’autres choix que de se loger de plus en plus loin. Elle considère que si Le Porge a su préserver son environnement, c’est en raison de la présence de la Mission Interministérielle pour l’Aménagement de la Côte Aquitaine (MIACA) qui avait classé le territoire au sein d’un Secteur d’Equilibre Naturel (SEN). Ce dernier n’avait pas pour but d’accueillir une urbanisation nouvelle mais bien de jouer un rôle de “respiration naturelle” entre les Unités Principales d’Aménagement (UPA) de Lacanau et de Lège Cap-Ferret (Casamayor, 2019). Toutefois, la loi Littoral qui a remplacé le schéma d’aménagement touristique de la MIACA contraint, selon elle, davantage la commune en densifiant le bourg de manière concentrique.

            D’ailleurs, la préfète de la Gironde le rappelle régulièrement à l’occasion des refus de permis de construire qu’elle explique en raison de la non-application de la loi Littoral, malgré l’autorisation du Plan Local d’Urbanisme (PLU) qui est par ailleurs soumis à son contrôle de légalité.

            Elle trouve également que Le Porge réunit les inconvénients d’un village, telles qu’une faible fréquentation en hiver avec des commerces qui sont fermés, sans pour autant en avoir les avantages. En effet, “les personnes ne se connaissent pas, c’est peu chaleureux, cela manque de solidarité”[4]. La part de personnes provenant de Bordeaux a augmenté et contribue à accroître les déplacements des actifs vers la Métropole bordelaise alors qu’auparavant la population travaillait pour un tiers d’entre elle sur la commune du Porge, un tiers sur le Bassin d’Arcachon et un tiers au sein de la Métropole bordelaise.

            Récemment élue au mois de juin 2020, celle-ci expose plusieurs problématiques telles que “retrouver un esprit village, c’est à dire faire en sorte que les gens aient envie d’y rester, faire ses achats, créer du lien sur place (boire un café, espace culturel d’où l’idée de la création d’un tiers-lieu, tout en sachant qu’il faut réfléchir à la manière de le faire vivre)”[5]. Elle se pose aussi la question de la manière d’accompagner le développement urbain car il y a une forte pression immobilière et de nombreuses divisions parcellaires d’une surface de plus en plus réduite.

Les divisions parcellaires posent le problème de plusieurs accès sur la voie, de devoir finalement tout bitumer. On impose de planter des arbres mais personne ne le fait après. Au bout d’un moment, les gens veulent une piscine, garer trois voitures et à la fin il n’y a plus de jardin. Si on peut réorienter les choses ce serait bien”[6].

            L’élue locale indique en outre que l’aspect touristique de la commune du Porge n’est pas du tout intégré. En effet, à l’exception du camping municipal, la commune ne retire que très peu de ressources liées au développement économique du tourisme malgré les 35 000 personnes et 6000 voitures par jour qui accèdent à la plage du Porge et les 700 emplacements du camping et les 3000 du site naturiste de la Jenny dont est doté la commune. La raison pour laquelle le parking de la plage n’est pas payant c’est parce qu’il est situé sur la forêt domaniale. L’Office National de la Forêt perçoit les recettes mais n’en assume pas les coûts qui incombent à la commune tels que l’entretien du stationnement ou le ramassage des déchets[7] entre autres. 

Il y a 250 000€ de frais pour la Commune concernant l’élagage des arbres, la surveillance des plages, le mobilier urbain et les loyers de la concession reviennent à l’ONF”.

            À cela s’ajoute l’inquiétude des sylviculteurs relative au pompage de l’eau par la Métropole de Bordeaux dans les nappes phréatiques portant atteinte à l’alimentation en eau des pins maritimes. “On dépend de la même nappe. On a l’impression qu’on ne sert qu’à donner à la métropole l’eau”[8].

            La forêt, à travers le développement de l’activité du gemmage[9] est une source potentielle de revenus productifs pour la commune qui peut s’appuyer sur un projet européen d’envergure de relance du gemmage avec des communes landaises et espagnoles en cours d’élaboration.

            Après avoir entendu les préoccupations de Madame la Maire dans le cadre de l’entretien du mois de septembre 2020, les membres de l’équipe de chercheurs et de praticiens se sont entendus pour questionner la manière dont la commune élabore un PLU. En effet, celui-ci a l’avantage de circonscrire l’ensemble des thématiques abordées par Madame la Maire, tout en demandant de le réinterroger au regard des conséquences de ses règles sur le paysage et le cadre de vie de la commune. En outre, le partenariat a constaté également le manque d’appréhension de l’outil du PLU. Il s’est alors étonné que la nouvelle équipe municipale ne reprenne pas le PADD dans la mesure où elle n’a pas les mêmes priorités que l’équipe précédente. Par exemple, le Projet d’Aménagement et de Développement Durable a été sous-estimé dans le discours de Madame la Maire alors qu’il s’agit de la pièce du PLU qui exprime le projet politique de l’équipe municipale, à partir duquel découlent les règlements écrit et graphique.

2. La candidature POPSU-Territoires comme premier défi pour la formulation d’une problématique de recherche

2.1. Réinterroger les cadres d’élaboration du Plan Local d’Urbanisme : une convergence d’intérêts pour les praticiens et les chercheurs

Les éléments montrent de nombreux « néo-habitants » qui viennent s’installer pour faire construire des maisons individuelles dans la commune dont le prix du foncier est comparativement plus accessible que dans les communes limitrophes (notamment de Bordeaux Métropole ou du Bassin d’Arcachon), ce qui invite à questionner l’évolution spatiale et sociale de la commune. Selon Madame la Maire, ce processus bouleverse rapidement et en profondeur le paysage du bourg et les relations entre habitants. L’hypothèse d’une pauvreté esthétique de l’architecture et d’une anarchie des styles ainsi que d’une hybridation des paysages urbains par le mélange entre formes résidentielles récentes et bourg ancien est alors évoquée par le partenariat de chercheurs et de praticiens. Les élus estiment pourtant n’avoir pas les moyens de maîtriser ce bouleversement. Ces analyses préalables ont permis d’exprimer une volonté de reprendre la main sur l’évolution de l’espace bâti, tant à travers la question des constructions neuves, de l’aménagement du « plan plage » ou de l’aménagement du bourg.

            Le PLU étant le document de planification de référence à l’échelle communale, le choisir comme objet d’étude permet ainsi au groupement d’utiliser l’ensemble des matériaux récoltés dans le cadre de la recherche, l’ensemble des discours des habitants ou des élus, pouvant y être rattaché, quelles que soient les thématiques abordées afin d’aboutir à l’élaboration d’une représentation partagée, une mise en dialogue à travers la participation commune des élus et des habitants dans ce processus de « fabrique de la ville ».

            Du point de vue des praticiens, le PLU, de façon générale, est un « objet » de l’urbanisme, qui se prête à être un sujet de débat entre experts de tous horizons. C’est également un objet qui a besoin d’être interrogé dans un cadre comme celui proposé par une candidature à l’appel à projet POPSU Territoires, c’est-à-dire, en dehors d’un impératif de mission, dans un cadre prospectif, qui nous ouvre à une grande liberté d’exploration et de ton.

            Du point de vue des chercheurs, le PLU est un document incontournable si l’on veut aujourd’hui repenser les modes d’action, c’est-à-dire, imaginer de nouvelles formes de collaborations entre les habitants d’une commune. Or, aujourd’hui, ce document apparaît aux yeux des élus comme une contrainte, une somme de prérogatives techniques et de normes, plutôt qu’un document fédérateur qui permettrait à la commune d’élaborer un nouveau récit à l’échelle de son territoire. Le PLU présente, toutefois, une posture politique dans la mesure où il apparaît comme un outil qui doit guider la planification urbaine, peu maitrisé et mal connu des édiles, qui se limite à des éléments contraignants vécus par la première magistrate et les usagers. Son élaboration doit également avoir une dimension socio-culturelle afin de prendre en considération les réalités humaines du territoire et de revenir ainsi au plus près des personnes qui habitent le territoire dans leur diversité (une « proximité ascendante ») et qui vivent le PLU comme une « norme » descendante. Enfin, Le PLU se présente, également, comme un outil de prospective, ou la co-construction, sans cesse réinterrogée, d’une fabrique territoriale ni publique ni privée mais « commune ».

            Ainsi, le PLU est devenu l’objet central de recherche. En tant qu’objet de recherche, il ne s’agit pas de l’étudier dans son format actuel, mais d’en apporter une critique et de le repenser. Depuis la substitution des POS par les PLU et la loi SRU, l’heure n’est-elle pas aujourd’hui à un renouvellement des dispositifs réglementaires visant à organiser l’espace et la vie de nos territoires, prenant en compte l’accélération du défi de la transition socio-écologique et les nouveaux modes de vie qui s’imposent ? La crise sanitaire de la Covid-19, et l’exacerbation des tendances à l’œuvre qu’elle a pu révéler, à savoir l’émergence du télétravail et le désir de s’éloigner des grands centres urbains pour les ménages désireux de ralentir leurs modes de vie devrait nous inciter à le penser. C’est aussi le rôle de l’activité de recherche : faire bouger les lignes en place, anticiper de nouveaux cadres de pensée, imaginer de nouveaux horizons dans ces domaines.

2.2. L’objectif de la candidature du projet de recherche-action POPSU Territoires

Une fois l’objet de recherche posé, il est apparu l’idée de réinterroger la manière d’élaborer les documents d’urbanisme tel que le PLU dans le cadre d’une candidature à l’appel à projets POPSU Territoires, porté par le Plan Urbanisme Construction et Architecture (PUCA).

            Il s’est révélé que le questionnement de recherche identifié n’est pas tant lié au contenu du PLU du Porge en projet mais, plutôt, au rôle d’un tel document au regard du contexte territorial de la commune. À quoi sert un PLU dans une commune en mutation ? Que permet-il de faire ? Si l’on s’attarde sur le regard porté par la maire du Porge, le PLU ne serait pour les habitants qu’une obligation réglementaire, c’est-à-dire un document obligatoire sans perception prospective ou des moyens qu’il offre à la commune. Le PLU est-il le bon levier pour traduire et mettre un œuvre un projet politique municipal ? Telle semble être, reformulée, la question posée par Mme Brana à notre proposition de travailler sur le PLU. Elle doutait notamment de la capacité du PADD à exprimer réellement son projet politique d’élue et d’être un véritable projet de territoire construit communément entre puissance publique, instances légitimement élues et besoins des habitants et des usagers.

            L’outil PLU peut, en effet, être perçu comme un levier complet et complexe, stratégique et opérationnel. Il va du diagnostic à la prescription règlementaire, en passant par la définition d’enjeux et d’objectifs. Il offre même, dans une certaine mesure, une visée prospective, par la possibilité pour une commune de mener un travail de programmation architecturale et urbaine sans être nécessairement maître d’ouvrage. Un discours technicien consiste à considérer l’outil PLU comme performant et vertueux en tant que tel pour traduire une volonté politique (maîtrise). A l’inverse, on peut observer des volontés politiques qui ne trouvent pas dans le PLU l’allié espéré en raison, notamment, de sa technicité excessive, de ses marges de manœuvre limitées par les schémas supra-territoriaux, des coûts générés par l’étude pour faire un PLU sur-mesure, etc.

            Il apparaît donc intéressant d’interroger cet outil à l’aune des doutes de la nouvelle élue locale. Par conséquent, le PLU se présente comme un outil d’aménagement politique qui échappe à la nouvelle équipe municipale et qui n’est pas compris par les personnes qui habitent le territoire car considéré comme trop « distant » d’un point de vue communicationnel. Pourtant, c’est un document essentiel pour l’avenir de la commune car il constitue la trame du projet territorial. C’est, également, un document pédagogique dans la mesure où il doit faire comprendre et partager une représentation commune du territoire vu par ses différents acteurs anciens comme plus récents (politiques, sociaux, humains, etc.) en percevant les éléments contraignants et les habilitants. Il peut permettre de faire le lien entre les différents groupes sociaux porgeais et être le support de l’exposition et du dialogue entre leurs différentes visions de l’avenir du territoire.

            Dans l’équipe de recherche, plus qu’un outil d’aménagement, le PLU est, également, perçu comme un document qui permet de construire un récit commun permettant d’y intégrer les enjeux écologiques d’aujourd’hui.

            L’objectif de cette recherche ainsi construite est de réinterroger le cadre réglementaire et la méthode d’élaboration du PLU au prisme de la mise en œuvre d’une construction d’un projet de territoire au Porge. Cela invite ainsi le partenariat à interroger sur ce qui empêche la Commune de ne pas utiliser les outils du cadre règlementaire, mais également les raisons pour lesquelles il n’existe pas d’animation autour du projet de territoire avec les acteurs locaux (PADD). Enfin, cette recherche-action vise à étudier si la construction commune d’un intérêt général entre les élus et la population permettrait d’étayer les différentes pièces du PLU dans le but d’une application des règles plus transparentes, mieux comprises et plus acceptées. Ceci, dans le but de favoriser une amélioration de la qualité architecturale, paysagère et le vivre ensemble au Porge. Cette recherche a pour objectif, également, de vérifier que l’application du cadre réglementaire ne suffit pas à garantir une qualité de vie voire qu’il peut générer des conflits (hypothèse n°1). Elle examinera si la faisabilité de construction d’un projet de territoire partagé par/entre les habitants et les élus à partir d’une appropriation territoriale permet de partager des représentations collectives (hypothèse n°2). Enfin, elle vise à démontrer que les petites villes aux forts pouvoirs d’attractivité ne disposent pas d’assez de moyens humains ni de financement suffisant au regard des enjeux qu’elle supporte (hypothèse n°3).

Après la planification spatiale, stratégique et partenariale est venu le temps de tester une nouvelle méthode d’élaboration du PLU tournée vers une planification plus incarnée par les habitants et plus spécifique au territoire.

            Ainsi, il est apparu pertinent pour le groupement de recenser comme premier objectif les limites et les opportunités des moyens mis en œuvre pour l’application du cadre réglementaire au regard des notions de biens communs[10], de qualité architecturale, paysagère et du vivre ensemble. C’est pourquoi, chacune des pièces du PLU a été examinée afin d’identifier l’approche collective au sein du PADD et l’approche sociale et spatiale dans les règlements écrit et graphique.

            Ensuite, un deuxième objectif vise à définir les conditions à partir desquelles une construction commune de l’intérêt général pourrait s’envisager. Cela passe notamment par la compréhension des raisons pour lesquelles le dispositif du bureau d’études en urbanisme ne parvient pas à définir un projet de territoire (PADD) qui transparaît dans les règlements écrit et graphique du PLU. Puis une invitation à s’entendre sur les modalités d’un vivre ensemble et des nouvelles conditions d’émergence d’un projet de territoire afin de les retranscrire dans les pièces du PLU s’est posée.

            Enfin, dernier objectif de ce projet POPSU, il s’agit de proposer une approche juridique afin de mettre en compatibilité l’œuvre spécifique du projet de territoire du Porge avec le droit de l’urbanisme et de l’environnement.

            Afin de vérifier ces hypothèses, la méthode de la recherche proposée par le partenariat s’appuie largement sur une approche sensible du territoire et de ses habitants. Le but étant d’imaginer une manière plus incarnée de concevoir les PLU avec les habitants et d’en tirer les conclusions de la recherche. 

2.3. La méthode du projet de recherche : une approche empirique par l’expérimentation

Concrètement, les différents membres de l’équipe constituent depuis décembre 2020 un comité de pilotage bénévole qui se réunit une fois par mois (fréquence déterminée ensemble comme étant acceptable en fonction des activités de chacun). Ce comité de pilotage détermine la méthode et le déroulement général de la recherche. Il est secondé par un Ingénieur de recherche CNRS contractuel et des stagiaires qui développent la recherche au quotidien encadré par les deux référentes, l’une universitaire enseignant-chercheur, et l’autre, chef de projet dans un Bureau d’études en urbanisme, chercheuse associée pour une double complémentarité. Le comité de pilotage est également présent à chaque temps de terrains (entretiens, balades urbaines, arpentages, etc…) et porteur du séminaire de co-contruction organisé fin décembre 2021.

Figure 5 : Photographies du premier Séminaire de co-contruction avec les habitants (1er jour) puis avec les acteurs publics et institutionnels (2eme jour). Cliché : A. Suchet

La méthodologie de la recherche-action se compose de quatre phases. La première consiste à une contextualisation, c’est à dire à une immersion dans la commune du Porge: écouter, dialoguer sur la période de février à mars 2021. Le but étant bien de créer une relation de confiance avec les personnes ressources du territoire, particulièrement, les associations qui sont «les portes d’entrée» vers les autres habitants du territoire. Les principaux outils sont la réalisation d’une revue de littérature du territoire, la retranscription des récits de vie des associations. Avant de réaliser cette campagne d’entretiens, il s’agit d’appréhender le territoire dans le but de disposer des éléments pour relancer la conversation sur des points saillants.

          La deuxième phase, entre avril et août, vise à analyser la manière dont se fabrique le territoire par l’analyse des acteurs et de leurs postures. Il s’agit, dans un premier temps, d’analyser l’outil réglementaire du PLU, particulièrement, les paragraphes où les intérêts des habitants sont repris dans les différentes pièces du PLU. Cela permet de vérifier si leurs préoccupations sont retranscrites dans le projet du territoire. La perception des acteurs du territoire de la manière dont est utilisé et appliqué le PLU donne ainsi à voir les critiques envers le document d’urbanisme. Pour ce faire, une lecture et une analyse du cadre réglementaire en vigueur, des entretiens représentatifs, une analyse architecturale et urbaine du PLU de Le Porge et une analyse des effets du PLU sur le territoire du Porge sont réalisés. De plus, l’organisation de balades thématisées au regard des enjeux identifiés permettent, grâce à l’arpentage sensible, de délier la parole des habitants et de préciser in situ les considérations des porgeais.

            La troisième phase, courant septembre, a pour but de co-construire un contenu commun entre les habitants et les élus afin de mettre en jeu l’approche collective du projet de territoire. L’objectif étant d’identifier les biens communs collectivement admis, d’en comprendre les raisons et la manière dont les enquêtés les préserveraient. Les outils mobilisés permettent de sélectionner des sujets de débat autour de ce qui fait bien commun et pose problème à préserver ou à aborder collectivement ou à mettre en œuvre. Il s’agit, également, de construire une balade avec des acteurs du territoire animant la controverse sur le bien commun en fonction de l’orientation de notre recherche (aide à l’élaboration de nouvelles questions de recherche plus en lien avec le PLU).

Les formats différenciés de concertation n’apportent pas les mêmes résultats car les habitants peuvent être plus ou moins frileux à l’idée de collaborer. Les balades en extérieur ont tendance à favoriser l’expression tandis que les réunions en intérieur soulèvent davantage les crispations, les craintes, les présupposés.

Enfin, un podcast intitulé “A nos mémoires” a été monté par l’association Silverlink, dans le but de recueillir les histoires, les mémoires et les perspectives d’avenir des anciens du Porge. Deux séminaires de co-construction ont marqué un temps fort de ce processus (Figure 5).

Figure 6 : Photographies du deuxième Séminaire de co-contruction avec les habitants et les représentants associatifs, avec une mise en situation.          Cliché : A. Suchet.

          Enfin la dernière phase, entre octobre 2021 et février 2022 (figure 6), consistait à expérimenter de nouveaux modes de production des PLU plus engageant pour les habitants. Il s’agissait d’identifier les possibilités de mettre en compatibilité le projet de territoire issu du débat sur la défense des biens communs avec le droit public comme privé. Les outils mis en œuvre sont le séminaire de co-construction avec un public plus élargi tel que des chercheurs extérieurs au groupement, des habitants, des praticiens comme des promoteurs intervenants dans la région et des institutionnels donnant leur avis à l’issue de la formalisation du projet de PLU à la fin du mois de septembre.

A première vue, les personnes publiques associées à l’élaboration du PLU se sont trouvées décontenancées par rapport au format de la réunion qui consistait à regrouper l’ensemble des acteurs du territoire autour d’une grande table favorisant le dialogue constructif (figure 5). L’exercice s’est révélé difficile car aucun des acteurs n’a réussi à sortir de sa posture habituelle, les PPA [11]rappelant systématiquement le cadre réglementaire, les habitants ne parvenant pas à dépasser l’image clivante envers ces derniers. Les PPA se sentant agressés verbalement par les habitants n’ont pas compris la démarche de l’équipe de recherche qui consistait à mettre en place une méthode innovante de concertation autour du projet du PLU. Il a, en effet, été reproché à l’équipe de recherche-action la mauvaise organisation de la réunion alors que celle-ci en a retenu un résultat pertinent, à savoir la difficulté de rassembler l’ensemble de ces acteurs autour d’un projet de co-construction et l’enjeu de dépasser l’intérêt individuel et institutionnel au profit de l’intérêt général.

Conclusion et bilan d’une démarche participative dans un projet de recherche-action

Il ne s’agissait pas de restituer ici les résultats de la recherche-action en elle-même ni de présenter notre analyse de cette petite commune forestière et littorale du Porge qui fera l’objet d’autres publications, mais plutôt de dresser un premier bilan de la méthode utilisée. Il faut dire que dès le départ, la recherche d’une co-construction entre chercheurs et acteurs opérationnels, a été la principale source de motivation de chacun des membres de l’équipe, afin de tenter une certaine intelligence collective. Rapidement, une des conditions évoquées par le groupe a été de fixer un objectif en commun. Aussi bien pour les opérationnels que pour les chercheurs, il a parfois été difficile de ne pas avoir de feuille de route précise au départ, craignant une dispersion des idées et des efforts qui n’auraient pas été valorisés.

          Dépasser cette étape a alors demandé aux membres une certaine capacité à partager leurs compétences, en tenant compte des particularités de chacun. De cette importance pour les chercheurs de se confronter à des exemples concrets et pour les opérationnels de combler leur faiblesse théorique sur un temps plus long qu’à l’accoutumée, il est ressorti du bilan à mi-parcours du projet de recherche-action POPSU Territoires des encouragements mais aussi des limites en faveur du partenariat créé.

          Premièrement, l’ambiguïté de cette recherche tient aussi à sa durée relativement courte en comparaison avec les travaux de recherche dite fondamentale. Il semble ainsi que la collaboration entre praticiens et théoriciens ait permis de réaliser un travail original à mi-chemin entre un projet de recherche et une réponse à un appel d’offres de collectivité territoriale.

          Deuxièmement, les parties prenantes du partenariat ont exprimé la richesse des échanges et des apports induits par de nouvelles relations et de l’ouverture à d’autres perspectives que les siennes. Entre chercheurs, c’est déjà la pluridisciplinarité, mais surtout ––dans le cas de ce projet POPSU-Territoires–– cela se traduit en termes de méthodes mais aussi de manières différentes d’appréhender un problème. Par exemple, pour certains chercheurs, bien que la vision des architectes semble être la plus éloignée de la leur, elle est tout aussi fascinante. Pour certains opérationnels, l’échange avec les chercheurs permet de remettre en question ce qu’ils croient acquis ou bien inchangeable. Dans la pratique, ce genre d’interaction permettrait de mieux réfléchir et d’éviter de construire seulement avec des paramètres de temps et d’argent.

          Troisièmement, la force d’une dynamique collective est également mise en avant, la possibilité de s’appuyer sur une équipe. Pour les opérationnels, la recherche d’une précision sémantique au cours des réunions les invite à détailler davantage leurs propositions en leur offrant plus de temps que d’habitude pour développer leurs idées. Ces derniers relèvent aussi la capacité des chercheurs à traiter les matériaux obtenus du site d’étude de façon ordonnée, soit en les qualifiant de données qualitatives soit de données quantitatives, en fonction des choix retenus par l’équipe. Cette liberté de croisement permet de s’approprier des sujets rapidement, de les discuter sous plusieurs angles d’approche et plusieurs cultures, et d’avancer rapidement dans des explorations nouvelles. Elle permet de discuter de sujets épineux qui seraient difficiles à aborder dans le cadre d’une commande classique, et témoigne d’une souplesse et rapidité d’échanges qui ne correspond pas aux us du monde académique.

          Quatrièmement, la co-construction avec les habitants, les élus et les responsables institutionnels impliqués sur le territoire apparait comme un moteur pour chacun, et tout particulièrement les universitaires. En effet, les chercheurs qui s’interrogent parfois sur l’intérêt, le sens même, de leurs publications très spécialisées apprécient là de voir un véritable écho au travail engagé, d’avoir une influence pour la société. La dimension utile du projet est plus largement jugée très importante. Somme toute, chacun apprécie le sens de cette recherche-action relevant des sciences participatives.

            Cinquièmement, un autre des apports majeurs de cette coopération entre chercheurs, praticiens et élus est qu’il permet d’interroger et de croiser les différentes échelles d’analyse territoriale. Les praticiens et opérationnels auront, ainsi peut-être un regard davantage cloisonné sur le périmètre d’action du PLU au sein de la commune alors que les chercheurs en économie spatiale ou bien les géographes essaieront d’envisager les conséquences spatiales plus larges (à l’échelle de l’aire métropolitaine bordelaise, par exemple) des décisions prises en matière de planification urbaine au sein du Porge. Ce sont ces allers-retours entre ces différentes d’échelles d’analyses qui permettront ainsi d’éclairer, de manière plus efficiente, les choix et d’accompagner les décideurs. La prise en compte de « l’ombre portée » de la métropole (selon la formule de Jaillet, 2022) pourrait même, à terme, permettre d’interroger la notion d’inter-territorialité autour de Bordeaux et alimenter ainsi les échanges sur la recomposition des systèmes territoriaux et contribuer à éclairer autrement les processus de métropolisation.

            En revanche, on peut regretter certains aprioris du groupe : l’idée que le format de travail proposé suffise en lui-même à rendre le projet participatif et que la bonne intention du groupe suppose l’issue positive de l’intervention. Dans la mesure où le parti pris a été de débuter la recherche par une approche sensible du territoire et de ses habitants, certains praticiens ont l’impression d’avoir survolé des sujets et qu’à ce stade le résultat de l’échange entre chercheurs et praticiens est faible. Dans l’organisation en elle-même du travail, l’impression de ne pas avancer s’explique par le fait que chaque réunion du comité de pilotage ne rassemble pas forcément exactement tous les membres. Par le jeu des disponibilités de chacun sur les dates, les décisions ne sont pas toujours prises par les mêmes personnes ou bien on recommence une partie du travail déjà traité. Les comptes-rendus de réunion ne suffisent pas.

            Dans un tel travail, les limites sont importantes à comprendre au lieu de s’auto-satisfaire des actions entreprises. Il reste encore à trouver l’angle particulier et précis qu’il s’agit de suivre pour la poursuite du projet de recherche action afin d’éviter l’écueil d’être trop vague.

            Ainsi, la première année de collaboration entre les membres du partenariat a donc été un test. Elle a confirmé l’intérêt du format sur le fond, et mis en évidence ses limites sur la forme. Elle a également validé que ce groupe avait besoin de temps, par sa composition comme par son positionnement, pour trouver sa légitimité, sa place par rapport aux autres acteurs et pour définir progressivement les objectifs et résultats espérés de son intervention.

Le jardin de pierre du temple Ryoanji au Japon est souvent évoqué comme métaphore de la recherche. Il invite à l’humilité, face à la singularité de notre perception : les pierres y ont été disposées de telle sorte qu’il ne soit pas possible de voir les quinze pierres à la fois d’où que se trouve l’observateur. C’est une image que l’ensemble du groupe découvre et comprend dès lors. Les travaux du groupe POPSU-Territoire Le Porge génèrent ainsi deux niveaux d’amplification de notre perception individuelle : la pluralité des compétences donne d’une part la possibilité de « voir derrière » le rocher, grâce au regard de celui qui regarde d’ailleurs. « Faire » et « comprendre » éclairent les mêmes objets sous des angles différents. D’autre part, l’observation de nos interactions elles-mêmes, au sein du groupe, révèlent un autre matériau : comment les cultures et pratiques professionnelles se rencontrent, se séparent se retrouvent, s’entrechoquent. Qui s’engage dans quel questionnement, à quel moment, en étant suivi (ou perdu) par qui ?

            Cette expérience collective met plus largement en évidence, enfin, la nécessité d’être radicaux et audacieux dans nos hypothèses de réflexion, d’être ambitieux dans les résultats escomptés, car cet espace hybride pourrait être un outil de travail très intéressant pour des professionnels de tous horizons.

Lexique des acronymes :

CIFRE : Conventions Industrielles de Formation par la Recherche

LPPR : Loi de Programmation Pluriannuelle pour l’enseignement supérieur et la Recherche

PADD : Plan d’Aménagement et de Développement Durable

PLU : Plan Local d’Urbanisme

POPSU : Plateforme d’Observation des Projets et Stratégies Urbaines

PPA : Personnes Publiques Associées

PUCA : Plan Urbanisme Architecture Construction

Bibliographie

Augustin, J.-P. & Greffier, L. (coordination). (2010). Destinations touristiques et attractivités résidentielles. Numéro thématique de Sud-Ouest Européen, n° 29.

Bonin, H. & Favory, M. (coordination.). (2021). La géographie en action, ou les territoires des géographes. Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine.

Brennetot, A. & Bussi, M. (2016). « Une géographie impliquée en faveur de la réforme territoriale : l’exemple du groupe des 15 en Normandie ». In R. Lajarge (coordination), En quête de territoire(s) ? Actes du 3e colloque international du Collège international des sciences du territoire (CIST), Grenoble. Publication CIST-CNRS : 125-131.

Casamayor, M. (2019). La planification du littoral aquitain : l’héritage de la MIACA à l’épreuve du temps. Thèse de doctorat, Université Bordeaux-Montaigne.

Charvolin, F. (2019). Les sciences participatives au secours de la biodiversité : une approche sociologique. Editions Rue d’Ulm.

Di Méo, G. (2010). « La métropolisation. Une clé de lecture de l’organisation contemporaine des espaces géographiques ». L’information géographique, vol. 74, n° 3 : 23-38.

Djellouli, Y., Emelianoff, C. & Bennasr, A. (2010). L’étalement urbain : un processus incontrôlable ? Presses universitaires de Rennes.

Houllier, F. & Merilhou-Goudard, J.-B. (2016). Les sciences participatives en France: Etats des lieux, bonnes pratiques et recommandations: Rapport de Mission au Secrétariat d’État à l’Enseignement supérieur et à la Recherche.

Jaillet, M.-C. (2022). « Acquis & prolongements du programme POPSU Métropoles. Note générale de travail ». In Actes du Séminaire du Conseil stratégique POPSU, Saline royale d’Arc-et-Senans, 29 et 30 août : www.urbanisme-puca.gouv.fr/IMG/pdf/marie-christine_jaillet_note_arc-et-senans_2022.pdf

Offner, J.-M. (2018). Métropoles invisibles. Les métropoles au défi de la métropolisation. PUCA.

Rollan, F. (1992). La zone d’influence métropolisée de Bordeaux. Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine.

Suchet, A. & Tchékémian, A. (2021). « Peut-on parler d’illusion de territoire dans la mise en œuvre programmatique ou réformatrice de projets ? », Economie, Gestion & Société, n° 32 : https://revues.imist.ma/index.php/REGS/index.  


[1] Site internet de l’ANRT, recherche effectuée le 15/07/2021.

[2] Dans la revue de la littérature en cours au sujet du territoire d’ensemble et de ses dynamiques, nos lectures concernent actuellement les effets de métropolisation (Rollan, 1992; Di Méo, 2010; Offner, 2018), l’attractivité littorale (Augustin & Greffier, 2010; Casamayor, 2019) et d’étalement urbain (Djellouli, Emelianoff & Bennasr, 2010), puis l’histoire propre de cette petite localité.

[3] Entretien Sophie Brana du 4 septembre 2020.

[4] Entretien du 4 septembre 2020 de S. Brana.

[5] Entretien du 4 septembre 2020 de S. Brana.

[6] Entretien du 4 septembre 2020 de S. Brana.

[7] La zone du Porge-Océan est actuellement sans poubelle, ce sont les touristes qui doivent ramèner leurs déchets.

[8] Entretien du 4 septembre 2020 de S. Brana.

[9] Le gemmage est opération consistant à inciser le tronc d’un pin pour en recueillir la résine.

[10] Ce projet collectif et participatif de recherche défend une certaine approche du concept de bien commun. S’écartant des approches juridiques préoccupées des endroits du monde comportant une telle catégorisation de l’espace ou des militants du développement en faveur de tel périmètres, mais aussi des approches sociologiques ou géographiques qui déterminent à partir de certains critères (espace naturel, bien partagé, transmission de générations en générations) l’existence de ces bien communs, nous avons inversé la démarche. Il s’agit de recueillir auprès des habitants ce qui fait bien commun pour eux, et d’étudier cela.

[11] Les Personnes Publiques Associées accompagnent les élus tout au long de la démarché d’élaboration du PLU. Ils jouent un rôle majeur dans la mesure où ils formulent un avis motivé pour l’approbation finale de ce document d’urbanisme.

Numéros

DECENTRALISATION ET PARTICIPATION DES POUVOIRS TRADITIONNELS AU MALI :  LE CAS DE LA REGION DE SEGOU

Dr Mamadou KOUMARE, enseignant-chercheur à l’Université des Sciences Sociales et de Gestion de Bamako (USSGB), Mali,  Email : koumaresdses@hotmail.fr

Crystal FU, Université de Wuhan, Chine, Email : 478584841@qq.com

Chiaka SAMAKE, enseignant-chercheur à l’Université des Sciences Sociales et de Gestion de Bamako (USSGB), Mali, Email : chiakasamake@gmail.com

Au Mali, à partir des années 90, malgré l’avènement de la décentralisation qui consacre la gestion des affaires publiques, notamment locales, par des collectivités territoriales pilotées par des organes élus, les chefs traditionnels, dont les modes de désignation s’opposent à priori aux principes démocratiques, occupent encore un rôle important dans la gestion de la vie publique locale. Pourtant, de l’époque coloniale à nos jours, les différents régimes qui se sont succédé (socialiste, parti unique et démocratique) ont développé des pratiques d’exclusion des chefs traditionnels de la gestion des affaires publiques à tous les échelons de la sphère de décision. En effet, jadis acteurs initiaux de la gouvernance de la vie collective ou communautaire, les chefs traditionnels ont vu leurs prérogatives tout simplement supprimées à l’arrivée du colonisateur français. A l’accession à l’indépendance, la situation n’a guère changé, car les nouveaux dirigeants voyaient également d’un mauvais œil l’implication des chefs traditionnels dans la gouvernance, notamment locale. En effet, ils les apercevaient comme des obstacles aux mutations socio-politiques et aux progrès économiques. C’est pourquoi, il fallait penser un nouveau mode d’administration centralisé des circonscriptions administratives et des quelques communes héritées du colonisateur français.  Donc, des années 1960 aux années 1980, le pays a vécu sous des modes d’administration typiquement centralisateurs et monopolisateurs de pouvoirs. Les circonscriptions administratives étaient gérées depuis le niveau central installé dans la capitale. Cette gestion laissait très peu de place à l’expression et au développement des initiatives de base, donc locales. C’est pour cela que les populations locales ne s’y reconnaissaient pas.

A partir des années 1990, avec l’avènement de la décentralisation et l’instauration des régimes démocratiques, l’implication des chefs traditionnels à la gestion des affaires locales a, une fois de plus, été occultée, parce qu’il fallait faire la place à de nouveaux dirigeants élus par voie d’élection, donc beaucoup plus légitimes et à mêmes de gérer efficacement les affaires locales. Mais, dans l’exercice de leurs fonctions, ces nouveaux élus (présidents, maires, conseillers…) n’ont pas tellement répondu aux attentes des populations en matière de développement de leurs territoires (Koumaré, 2016). Aussi, le mode de gestion décentralisée expérimenté et copié de l’extérieur, notamment de la France, est apparu parfois comme antinomique aux réalités des modes traditionnels de gestion de territoire (Béridogo, 2006) qui continuent de résister tant bien que mal puisque réclamés par les populations dans certains domaines bien précis.

   Ce détour diachronique nous permet donc de nous rendre compte que depuis l’époque coloniale à nos jours, les différents régimes, qui se sont succédé au Mali, ont cherché à écarter les chefs traditionnels de la gestion des affaires locales sans pourtant trop y parvenir.

    Ce constat, nous a amené à chercher à comprendre la résistance des pouvoirs traditionnels, au fil du temps, aux différentes politiques de gestion des affaires publiques, notamment la décentralisation. L’étude revêt d’une grande pertinence actuellement au Mali, car le pays traverse une crise socio-sécuritaire et de gouvernance et il est question de plus en plus de réhabiliter les chefs traditionnels par rapport à certains domaines spécifiques de la décentralisation, singulièrement la gestion des ressources naturelles, des crises et des conflits. En effet, certaines recommandations de l’atelier sur les états généraux de la décentralisation, tenu au Mali en 2013, demandent la responsabilisation des pouvoirs locaux, particulièrement dans la prévention et la gestion des conflits locaux en adoptant si besoin de nouvelles dispositions légales et réglementaires[1]. Cette responsabilisation, tant souhaitée, n’est autre chose que la reconnaissance du rôle des pouvoirs traditionnels dans la gestion des affaires locales compte tenu de l’incapacité des élus locaux.

   Pour réaliser cette étude, nous avons décidé de nous pencher sur le cas de la région de Ségou, la quatrième région administrative du Mali. Le choix de cette région s’explique par le fait que nous y menons depuis le début des années 2000 des travaux de recherche. Notre présence longue dans la région de Ségou nous permet donc de nous inscrire dans une démarche diachronique en enquêtant auprès des populations au fil du temps. Enfin, le choix de cette région s’explique aussi par le fait que sa vie socio-politique est historiquement marquée par la chefferie traditionnelle. C’est donc une région qui offre la matière d’analyse.

    L’article comporte trois sections. La première section aborde la décentralisation et les enjeux de la participation des chefs traditionnels. Quant à la deuxième section, elle présente la démarche méthodologique, tandis que la troisième section présente les résultats de notre étude.

I.  DECENTRALISATION ET PARTICIPATION DES AUTORITES TRADITIONNELLES : ENJEUX, CLARIFICATION CONCEPTUELLE ET PROBLEMATIQUE DE RECHERCHE

Parlant de la participation des acteurs locaux aux affaires publiques, la Banque Mondiale[2] affirme : « les programmes publics donnent de meilleures résultats lorsqu’ils sont exécutés avec la participation des bénéficiaires et lorsqu’ils exploitent le potentiel associatif de la collectivité. Cela facilite leur exécution, se traduit par des résultats plus durables et permet une meilleure information en retour » (1997). Cette participation des acteurs et pouvoirs locaux doit passer par une refondation de l’Etat symbolisé par la centralisation des pouvoirs de décisions, la lourdeur administrative, la corruption et la mauvaise gestion des ressources. Sur ce sujet Bierschenk et De Sardan (1998) nous indiquent que les projets de décentralisation en Afrique reposent en règle générale sur le présupposé explicite que la trop grande centralisation des décisions politiques au sommet de l’Etat étouffe les initiatives politiques et économiques locales. Ainsi, la refondation de l’Etat permettrait de corriger cette situation en le rendant plus capable et efficace pour non seulement répondre à la demande des biens collectifs, mais aussi inciter la croissance comme le soutient encore la Banque Mondiale : « Les pouvoirs publics sont plus efficaces s’ils sont à l’écoute des acteurs de la vie économique et des citoyens, et s’ils les associent à l’élaboration et à l’application des politiques » (1997).

   À travers ces quelques lignes, l’on se rend compte de la pertinence et des enjeux de la décentralisation en matière de quête de développement participatif local, une approche qui met au cœur des débats la nécessaire participation des populations locales à la construction et au développement de leur territoire. Il s’agit de restituer aux populations locales le pouvoir de décision des actions de développement territorial. Cette restitution passe par la décentralisation qui a été une demande forte de la population malienne en 1992, lors de la conférence nationale, comme le rapporte Kassibo (2006) « Ka mara la segi so » en bambara, ce qui veut dire « retour du pouvoir ou de l’autorité à la maison ou au niveau local » où les chefs traditionnels sont fortement sollicités, car « profondément assimilés par habitude » selon l’expression de Max Weber (Kauffmann, 2014).

   Justement, l’utilisation du concept de chef traditionnel ou de chefferie traditionnelle, dans les documents officiels, remonte à l’époque coloniale (Salifou, 2007). En effet, pour désigner les formes d’organisation de pouvoirs locaux des indigènes, les autorités coloniales françaises ont utilisé les expressions de chef coutumier, de chefferie africaine traditionnelle ou de chef indigène dans les années trente. Au début, l’administration coloniale a opté pour la suppression pure et simple des pouvoirs locaux, car jugés dépassés et opposés au changement, mais avec le temps, elle a compris qu’elle pouvait les utiliser comme auxiliaires administratifs en fonction des réalités propres à chaque milieu. C’est dans ce contexte que certains chefs traditionnels ont été nommés comme chefs de canton. Par contre, tous les chefs traditionnels, qui ont manifesté de la résistance à l’encontre des français, ont été combattus et remplacés.

A l’accession du pays à l’indépendance en 1960, les différents régimes qui se sont succédé au Mali ont développé soit une politique d’exclusion des chefs traditionnels, soit une politique d’inclusion bien calculée et maitrisée. Pour chacun de ces régimes, la question de l’implication ou non des chefs traditionnels à la gestion de la vie publique locale a été une équation difficilement résoluble.

   Dans les lignes ci-dessous, nous essayons de comprendre ce que recouvre le concept de chef traditionnel ou de chef coutumier qui continue d’alimenter les débats sur la décentralisation, notamment la prise en compte de la participation des acteurs locaux qui jouissent d’un ancrage socioculturel et de la considération d’une bonne partie de la population.

   Les chefs sont dits traditionnels lorsqu’ils sont désignés selon les coutumes et les traditions de chaque village, fraction ou quartier (Institut de Recherche et débat sur la Gouvernance (IRG) et Centre d’Expertises Politiques et Institutionnelles en Afrique (CEPIA), 2007). A ce titre, ils sont détenteurs de pouvoirs endogènes ou ancestraux dont ils sont les garants et sur lesquels ils s’appuient pour gouverner ou administrer. 

Dans le système traditionnel (Ouédraogo, 2006), la légitimité du pouvoir traditionnel dérive de son ancrage dans les rites locaux fondamentaux, mais aussi de la perception de la chefferie comme continuation d’un système endogène de valeurs sociales et culturelles. En d’autres mots, cette légitimité de ces pouvoirs traditionnels résulte non seulement de leur immersion dans le milieu et les réalités sociales et culturelles locales, mais aussi du fondement ancestral dont ils se réclament. Ce fondement repose sur la séniorité et l’antériorité.

   La séniorité ou la primogéniture (Béridogo, 1997) qui est conférée par l’âge biologique, est régie par la préséance dans la naissance, elle est synonyme de détention de pouvoir et de savoir. Le statut d’aîné entraîne le droit d’exercer un pouvoir sur les cadets en famille et au sein du village. Dans le cadre de l’administration villageoise, les aînés sont les chefs de lignage, de famille (groupe domestique de production économique et de reproduction sociale) et les adultes initiés faisant généralement partie de la génération des pères d’un lignage. En effet, l’âge accordait la légitimité (Sanakoua, 2007). Selon l’auteure, on choisissait le dirigeant en fonction de l’âge, le plus âgé étant celui qui se rapprochait le plus des ancêtres. Une assemblée de patriarches ou d’autochtones âgés formalisait le choix du dirigeant. En effet, poursuit-elle, le choix des dirigeants était trop important dans ces sociétés, pour que tout le monde y participe. N’importe quel vieux ne pouvait accéder au pouvoir que s’il appartenait à l’élite qui tient sa légitimité soit de la conquête du territoire, soit de l’appartenance à la descendance des dirigeants.

   Il ressort de ces propos que certains principes caractérisent la chefferie traditionnelle : son ancrage socio-cultuel, son inscription dans la sauvegarde des valeurs ancestrales, la primauté de l’antériorité et de la séniorité, la possession de savoir ou de compétence dans un domaine bien précis de la vie communautaire. Cependant, les détenteurs de savoir ou de compétences spécifiques ne provenaient pas forcement de la lignée du chef de village ou communautaire. Ils pouvaient être issus d’autres familles et groupes sociaux (forgeron, griot…). A cet égard, ils étaient associés à la gestion de la vie communautaire (le culte, la chasse, la médecine traditionnelle, la communication, l’artisanat…). Cela entraîne une multiplication de chefs communautaires autour du chef de village. Ce sont :

  • les conseillers du chef de village ;
  • le chef de terre ;
  • le chef des eaux ;
  • le chef des forêts ;
  • le chef du culte/spirituel ;
  • le chef des chasseurs ;
  • le chef des forgerons ;
  • le chef des griots (communicateur traditionnel).

   A ces chefs communautaires qui travaillaient en étroite collaboration avec le chef de village dans la gestion de la vie communautaire, s’ajoutent les chefs des tons (groupements) de femmes et surtout de jeunes qui s’occupaient de l’exécution de tous les travaux d’intérêt collectif sous la conduite des anciens.

  Ici, on s’aperçoit que la chefferie traditionnelle regroupe un ensemble de chefs, qui chacun en ce qui le concerne, détient un pouvoir particulier dans la vie communautaire régie par des règles et des conventions qui organisent, d’une part, l’accès aux ressources, singulièrement la terre et, d’autre part, l’accès aux instances de prise et d’exécution de décisions.

   Notre questionnement s’articule comme suit : comment les chefs traditionnels ont été impliqués à la gouvernance des territoires de l’époque coloniale à nos jours ? Comment leurs rôles ont évolué dans la gestion du pouvoir de la période précoloniale jusqu’à l’ère démocratique marquée par l’avènement de la décentralisation ? Enfin, comment les chefs traditionnels, dont la légitimité vient, selon Weber, de l’importance socialement accordée aux habitudes, coutumes et traditions établies au cours du temps (Kauffmann, 2014), peuvent participer à la décentralisation?

   Pour répondre à ces questions, nous partons de l’hypothèse selon laquelle les chefs traditionnels, malgré l’avènement de la décentralisation au Mali qui fait la place à un mode de gestion des affaires locales par les représentants des populations choisis par voie de démocratie (choix libre par vote), continuent de jouer d’importants rôles dans la vie locale (la prévention et la gestion des conflits locaux à travers des mécanismes endogènes, la gestion du foncier et des ressources naturelles par des conventions locales). En cela, nous faisons les nôtres les propos de Ouédraogo selon lesquels : « Les chefferies traditionnelles continuent d’exercer une influence forte sur le cours de la vie politique, économique et sociale locale. Bénéficiant de la reconnaissance, du respect et de la considération de la majorité des populations rurales, elles s’imposent de fait comme des interlocuteurs incontournables de l’État, des projets de développement et des bailleurs de fonds » (2006).

II.  MATERIEL ET METHODES

2.1.  Le choix du terrain

Comme nous l’avons dit précédemment, le choix de la région de Ségou provient du fait que nous menons depuis une quinzaine d’années, des travaux de recherche dans cette région. Notre présence longue nous permet donc de nous inscrire dans une démarche diachronique en enquêtant auprès des populations au fil du temps. Enfin le choix de cette région s’explique aussi par le fait que la vie sociopolitique de cette région est historiquement marquée par la chefferie traditionnelle.

2.2.  La collecte et la production des données 

Pour la recherche de données documentaires, nous avons surtout exploité les différents travaux de recherche sur la question de la participation de la chefferie traditionnelle à la gestion du pouvoir et des affaires locales. En effet, nous avons profité de l’existence d’une littérature savante assez abondante que nous avons complétée par l’exploitation de rapports et de documents nationaux sur la question.

En ce qui concerne la collecte des données de terrain, nous avons retenu l’entretien semi directif collectif et individuel. A cet effet, nous avons élaboré un guide d’entretien afin de récolter les informations sur le processus de la déconcentration auprès des différents acteurs concernés, notamment, les cadres administratifs, les élus locaux, les chefs traditionnels, les personnes ressources en fonction de leur disponibilité. Le choix de l’entretien semi directif (en groupe et individuel) s’explique par le fait qu’il nous permet de collecter abondamment des données qualitatives de façon flexible.

2.3.  Le traitement des données

Par rapport au traitement des données recueillies, nous avons privilégié l’analyse de contenu afin d’étudier de façon systémique et diachronique l’évolution de la place et du rôle des chefs traditionnels dans la gouvernance territoriale, particulièrement au niveau local.

Les données recueillies sur le terrain dans la langue locale (Bambara) ont été transcrites en français et soumises à des analyses thématiques.

III. PRESENTATION ET DISCUSSION DES RESULTATS DE L’ANALYSE DIACHRONIQUE DU PROCESSUS DE DECENTRALISATION ET DE L’EVOLUTION DES FONCTIONS ET ROLES DES AUTORITES TRADITIONNELLES

La décentralisation au Mali a connu un long processus qui prend ses racines pendant la période coloniale. Les lignes ci-après essayent de mettre en évidence le difficile avènement de la décentralisation dans le pays. Elles soulignent singulièrement l’évolution de la place et des rôles des autorités traditionnelles dans la gestion du pouvoir et de l’action publique locale.

3.1. Pendant l’époque coloniale (1890-1960) : la chefferie traditionnelle supprimée ou érigée en institution auxiliaire de l’administration

Comme nous l’avons indiqué plus haut, l’administration des territoires sous forme de circonscriptions et de collectivités (communes) au Mali, remonte à l’époque coloniale. En effet, malgré la politique de centralisme rigide qui prévalait, l’administration coloniale française a procédé à des découpages administratifs, afin d’organiser les populations pour leur meilleure participation à l’exploitation des ressources locales par la métropole. C’est dans ce contexte que des communes mixtes ont été créées, notamment à Bamako et Kayes par l’arrêté général du 20 décembre 1918. Les communes mixtes étaient administrées par un collège français et un collège indigène avec à leur tête un maire nommé par l’administration coloniale. Celle-ci a créé plus tard en 1953 deux autres communes mixtes à savoir celles de Ségou et de Mopti. Deux ans après, par la loi N° 55-1489 du 18 novembre 1955, les premières communes furent transformées en commune de plein exercice avec des organes de gestion élus. A partir de 1958, de nouvelles communes mixtes ont vu le jour. Il s’agit des communes de Kita, Kati, Koutiala, Koulikoro, San, Tombouctou, Gao, Nioro et Sikasso. Au total sous le régime colonial, le Mali comptait 13 communes (Observatoire du Développement Humain Durable, 2002). Celles-ci avaient des compétences limitées aux questions administratives à savoir l’état civil, le recensement, les archives et la documentation, les questions de l’hygiène et de l’assainissement. Les autres compétences particulièrement économiques et politiques relevaient du gouverneur général français assisté par des commandants qui s’appuyaient de leur côté sur les chefs de canton comme auxiliaire de l’administration dans le cadre de l’animation rurale.

Il faut noter qu’une bonne partie des chefs de canton étaient à l’origine des chefs de village. En effet, les chefs de village qui se sont accommodés à la présence française ont été nommés chefs de canton.

   Selon Traoré (2006), les chefs de canton étaient, après consultation de la commission cantonale, nommés par le gouverneur sur proposition motivée du commandant. Le canton était l’instance supérieure qui coiffait toutes les autres structures du pouvoir traditionnel. Les ordres du pouvoir colonial étaient diffusés à partir des cantons qui les répercutaient sur les autres structures dont la plus petite était la famille ou le foyer qui correspond à l’espace occupé par un ménage qui peut être composé d’un homme avec sa ou ses femme (s) et ses enfants.

   En plus de relayer les ordres du commandant, les chefs de canton étaient chargés du prélèvement des impôts (Godin-Bilodeau, 2010), le recrutement pour les travaux forcés, (Sanakoua, 2007) ; ils faisaient exécuter les réquisitions, percevaient les contributions exceptionnelles de guerre auprès des commerçants et des dioulas (commerçants traditionnels) ; ils encourageaient aussi les jeunes gens à s’engager dans l’armée enfin, ils poussaient les hommes adultes à racheter les journées de prestation de travail qu’ils devaient à l’administration (Salifou, 2007).

   A travers ce qui précède, l’on se rend compte que la chefferie traditionnelle ne rentrait pas dans un premier temps dans le dispositif de gouvernance du régime colonial qui utilisa le concept de chef traditionnel pour désigner les formes d’organisation de pouvoirs locaux des indigènes. Ces formes d’organisation jugées rétrogrades par rapport à la modernité et au progrès devaient simplement disparaitre. Mais par nécessité, en fonction des réalités des milieux, certains chefs traditionnels ont été nommés chefs de canton pour servir d’auxiliaires administratifs.

3.2. Sous la première république (1960-1968) : la chefferie cantonale, auxiliaire et instrument du colonialisme

Le fait le plus marquant sous la première république a été de prendre en compte, dans la constitution, la mise en place de collectivités administrées librement par des élus[3]. Mais dans la pratique, cela n’a jamais été effectif. En effet, le Mali en accédant à l’indépendance a opté pour une voie de développement socialiste qui reposait sur un Etat très centralisé autour d’une économie dirigée à travers un plan quinquennal. Cela explique la concentration de tous les pouvoirs dans les mains de l’administration avec une forte instrumentalisation des populations locales pour la cause nationale. Les autorités étaient beaucoup plus préoccupées par la construction d’un Etat-nation et le transfert de réels pouvoirs aux collectivités était perçu comme un risque de développement de velléités sécessionnistes. A l’époque, comme circonscriptions administratives, on notait 6 régions (Kayes, Sikasso, Ségou, Mopti, Gao et Tombouctou) 42 cercles, 205 arrondissements et 13 communes (Béridogo, 2017) toutes urbaines avec une normalisation des communes mixtes en communes de plein exercice dont les maires étaient encore nommés même si les textes prévoyaient leur élection. Aussi, les activités de ces communes se limitaient aux compétences administratives : état civil, recensement, hygiène et assainissement, archives et documentation.

   En ce qui concerne l’implication des chefs traditionnels aux activités des communes citées ci-dessus, les autorités de la première république décidèrent de la suppression pure et simple des autorités et institutions traditionnelles, car le régime socialiste de l’époque les considérait comme le dernier bastion de l’obscurantisme et de la réaction (Traoré 2006). Pour ce régime, selon Godin-Bilodeau (2010) à la suite de Rawson, il fallait non seulement écarter définitivement les leaders coutumiers, mais aussi barrer la route à la classe commerçante tout en contribuant à la promotion d’une nouvelle classe formée de fonctionnaires. En effet, pour cette génération de dirigeants, la chefferie cantonale, auxiliaire et instrument du colonialisme, n’offrait plus qu’une caricature de ce qu’étaient les chefs traditionnels avant la colonisation. Du coup, la première république opposait systématiquement une modernité incarnée par l’Etat à une tradition symbolisée par les chefs traditionnels, comme deux mondes complètement étrangers l’un à l’autre (Perrot, 2009) donc qui ne peuvent marcher ensemble d’où une politique d’exclusion des autorités traditionnelles. A travers cette politique, l’État devient le seul propriétaire légal des domaines fonciers et des ressources naturelles sur l’ensemble du territoire (principe de la domanialité). Comme tout régime socialiste, celui du Mali reposait sur le centralisme d’Etat. Donc, la gouvernance des circonscriptions administratives revenait exclusivement aux cadres administratifs nommés qui ne recouraient aux chefs de village que pour lever les impôts et informer les populations.

3.3. Sous la deuxième république (1968-1991) : la politique de développement à la base ensuite du développement local replace la chefferie traditionnelle dans la gestion des affaires locales malgré le centralisme d’Etat.

La politique de décentralisation développée sous cette république fut pratiquement la même que celle qui l’a précédée à savoir le centralisme d’Etat avec des administrateurs (gouverneurs, commandants de cercle et chefs d’arrondissement parfois militaires) nommés par l’Etat pour diriger les circonscriptions et les collectivités territoriales (communes). Comme mesures administratives, nous notons l’adoption de l’ordonnance N° 77-44/CMLN du 12 juillet 1977 organisant le pays en circonscriptions administratives et collectivités territoriales et surtout avec Bamako comme capitale organisée en district comprenant six communes. A travers ce texte, le découpage administratif comprenait : les régions, les cercles, les arrondissements, les communes, les villages et les fractions pour le milieu nomade. Le pendant de ce découpage administratif a été l’élaboration d’une politique de développement local, principalement à travers les tons villageois et les associations villageoises[4]. En effet, l’autorité militaire a lancé la politique de promotion des tons et associations villageois comme cellule du développement local. Ainsi, il revenait désormais aux associations et tons des villages d’assurer le développement local sous la conduite de l’administration dans les circonscriptions administratives.

   Avec la deuxième république, le recours aux associations villageoises et tons villageois est explicitement associé à un retour aux pouvoirs coutumiers et aux solidarités « traditionnelles » (Godin-Bilodeau, 2010). Ces deux organisations traditionnelles d’entraide et de solidarité, dans lesquelles se reconnaissaient très généralement l’ensemble des populations rurales en milieu Bambara, ont inspiré les dirigeants militaires de l’époque qui, à travers le plan quinquennal de développement économique, social et culturel de 1981-1986, ont voulu bâtir une politique de développement rural local centré sur la coopération dont le levier est le ton villageois, une organisation à caractère coopératif. Pour l’une des rares fois, les autorités se sont inspirées de l’expérience du ton traditionnel villageois, un patrimoine socio-organisationnel. Cette identification des populations à cette organisation est due également au fait que le ton et l’association font référence à l’appartenance à un territoire villageois ou communautaire, c’est-à-dire s’identifie à un village ou à une communauté possédant un territoire (Koumaré, 2013).

Dans l’animation des tons et associations villageois, les chefs de village jouaient d’importants rôles dont entre autres : la mobilisation des populations lors des évènements, l’appui aux commandants dans le recouvrement des impôts et taxes locaux, la réception des autorités administratives, la gestion des conflits fonciers et intercommunautaires. Tous ces rôles étaient assurés de fait, car ils ne reposaient sur aucun texte. Le parti unique de l’époque à savoir l’Union Démocratique du Peuple Malien (UDPM) avec ses deux branches (Union Nationale des Femmes du Mali (UNFM) et l’Union Nationale des Jeunes du Mali (UNJM), était censé pouvoir organiser les populations autour des questions de développement de leurs localités où les chefs de village ou de quartier disposaient d’un ancrage socioculturel. C’est la recherche de cet ancrage socioculturel qui explique le recours aux organisations traditionnelles comme le ton et l’association villageoise à côté des structures de l’UDPM qui géraient en réalité les affaires locales. A propos de ce recours, Dembélé (1981) nous rapporte :

« Le retour au ton, mais ce retour à la tradition ne signifie nullement ‘’un refuge’’ stérile dans le passé ou une détermination terrible aveugle et suicidaire à œuvrer à contrecourant du progrès. Il s’agit plutôt, ce faisant, de prendre appui sur nos réalités pour bâtir patiemment et sûrement une nouvelle société conforme à notre culture et en parfait accord avec notre passé….. ». 

Ici, l’on se rend compte que sous la deuxième république, les chefs traditionnels bien que indésirables au début ont servi d’appui aux autorités de l’époque pour donner un ancrage socio-culturel à leurs actions de développement local. Cela replace d’une façon les chefs traditionnels dans la gestion des affaires locales même si cela n’était pas le souhait des autorités.

3.4. Sous la troisième république (depuis 1992) : le retour du pouvoir à la maison à travers les élus locaux sans les chefs traditionnels

A travers l’instauration de la démocratie suite à un mouvement populaire révolutionnaire en 1991, le Mali, s’est doté d’une nouvelle constitution qui consacre la création des collectivités territoriales dirigées par voie de démocratie directe. En effet, lors de la conférence nationale en 1991 qui a réuni toutes les forces vives du pays, l’une des principales demandes des populations, surtout rurales, a été la décentralisation qui est comprise, selon Kassibo (2006), comme le « retour du pouvoir au terroir ou à la maison ». C’est pourquoi le processus a suscité tant d’engouement chez les populations.

Le premier régime, démocratiquement élu en 1992, s’est lancé dans la mise en œuvre de cette volonté populaire avec la mise en place de la mission de décentralisation en 1993, l’organe d’exécution de cette réforme politique et administrative. Au-delà de cette volonté politique et de la demande sociale, il faut noter que cette décentralisation s’inscrit également dans le cadre des politiques internationales de développement, surtout avec la Banque Mondiale qui en fait une des conditionnalités en matière d’aide aux pays en voie de développement. Donc, elle est le fruit des conjonctions nationales et internationales. Dans le cas du Mali, la décentralisation cherche à :

  • prolonger le processus de démocratisation à la base ;
  • redonner le pouvoir de gestion locale aux populations elles-mêmes ;
  • créer le cadre propice à la promotion des initiatives locales[5].

Conformément à loi n° 93-008 du 11 Février 1993 déterminant les conditions de la libre administration des collectivités territoriales, les collectivités suivantes dotées de la personnalité morale et de l’autonomie financière ont été créées : les régions qui se subdivisent en cercles, les cercles en communes urbaines ou rurales et les communes en quartiers pour les premières et en villages ou fractions pour les secondes (Kassibo, 2007). Le tableau ci-dessous dresse la situation des collectivités et leurs organes de gestion au Mali.

Collectivités territorialesOrganes délibérants et exécutifs élusNombre
les régionsconseil régional10
le district de Bamakoconseil du district1
les cerclesconseil de cercle49
  les communesurbaineconseil communal élu et piloté par un bureau communal96
rurale607
Total703
Tableau n°1 : Les collectivités et les organes de gestion

            Source : construit par nos enquêtes

NB : Il faut noter que le Mali compte présentement (2022) dix régions fonctionnelles et dix régions en cours de création.

Ce sont les collectivités qui ont en charge les questions de développement de leurs territoires. Un code des collectivités territoriales a été élaboré à cet effet en 2002 et révisé en 2017. Ce code définit les attributions de chaque niveau de collectivité.

   Dans notre travail, nous nous focalisons sur l’échelon communal. Cet échelon, nous offre l’opportunité d’interroger la participation des chefs traditionnels à la gestion locale ou de proximité de l’espace et de l’action publics. A cet effet, nous essayons de voir l’implication des chefs de village et autres autorités traditionnelles dans l’accomplissement des missions du conseil communal composé uniquement d’élus. En effet, tout en étant exclus, leurs avis sont demandés sur certaines attributions du conseil.

Selon l’article 26 du code des collectivités territoriales, l’avis des conseils de villages, de fractions et/ou de quartiers concernés est obligatoirement requis par le conseil communal sur certaines d’entre elles. Ce sont :

  • la voirie, les collecteurs de drainage et d’égouts ;
  • le transport public ;
  • l’occupation privative du domaine public de la collectivité ;
  • le cadastre ;
  • l’organisation des activités rurales et de production agricole et de santé animale ;
  • la création et l’entretien des puits et points d’eau ;
  • les plans d’occupation du sol et les opérations d’aménagement de l’espace communal ;
  • la lutte contre les pollutions et les nuisances ;
  • la gestion des ressources forestières, fauniques et halieutiques ;
  • la gestion des domaines public et privé communaux ;
  • l’implantation et la gestion des équipements collectifs.

   Cependant, dans la pratique, l’application de cet article, prévoyant la participation des chefs traditionnels, pose problème, car les textes ne disent pas clairement comment les chefs de villages et leurs conseillers sont consultés et ces mêmes textes sont muets sur leur prise en charge (indemnités de participation ou tout autre intéressement). Seulement, les textes fixent les modalités de nomination des chefs de village/quartier et leurs conseillers. La nouveauté dans ces textes est la prise en compte des coutumes et traditions dans la nomination des chefs de village et de quartier.

En effet, selon l’article 2 de l’Arrêté[6] de nomination des chefs de village, la désignation du chef de village, de fraction et de quartier se fait selon les coutumes et les traditions reconnues dans chaque localité.  Ces coutumes et traditions doivent être communiquées par le conseil de village, de fraction ou de quartier au représentant de l’État dans la commune ou dans le District de Bamako qui dressera un procès-verbal signé par les membres du conseil.

   L’article 4 stipule que le chef de village, de fraction ou de quartier d’une commune urbaine de l’intérieur est nommé par décision du représentant de l’État dans le cercle après avis du conseil communal et du représentant de l’Etat au niveau de la commune.

S’agissant de la désignation des membres des conseils de village, selon l’article 4 du Décret de nomination des conseils de village[7], les conseillers sont désignés en assemblée générale des chefs de familles recensés dans les villages, fractions ou quartiers ou leurs représentants. L’article 5 précise que la désignation des conseillers se fait par consensus, suivant les procédures traditionnelles propres à chaque communauté, en présence du représentant de l’État au niveau de la commune et du Maire. L’article 7 ajoute que le conseil se réunit sur convocation du chef de village, de fraction ou de quartier et sous sa présidence.

   À travers toutes ces dispositions, on se rend compte qu’au Mali, les autorités administratives et politiques ont plus ou moins compris que pour un meilleur ancrage socioculturel de la gouvernance territoriale, il est indispensable de mettre à profit les références culturelles et les vécus des populations (Sy, 2009).  En effet, les chefs de village et coutumiers continuent de jouer un important rôle et sollicités à cet effet par les populations, les élus locaux et régionaux censés répondre à leurs besoins dans la gouvernance de l’espace public local et national. Par exemple, selon Sy (2009) dès que l’Etat vit des épreuves ou des crises socio politiques graves, c’est vers ces derniers que les décideurs publics se tournent pour la recherche de solutions qui garantissent la stabilité.

   Aujourd’hui, les chefs de village et de quartier sont devenus incontournables dans les domaines de l’information et de la mobilisation communautaire, la résolution coutumière des litiges, la gestion des ressources naturelles et la réconciliation (Bamako, 2015). De ce fait, les chefs de village, de quartier et de fraction demeurent les derniers carrés laissés à l’exercice officiel des pouvoirs traditionnels (Traoré, 2006), car beaucoup plus légitimes grâce à leurs capacités de gérer les préoccupations des populations dans les domaines cités ci-dessus. En effet, le problème majeur de la démocratie et de la décentralisation au Mali provient de la faiblesse de son ancrage social, historique, culturel et économique lié au fait que les populations locales se reconnaissent le plus souvent aux chefs traditionnels qu’aux dirigeants élus par voie de démocratie à l’occidentale.

C’est compte tenu de toutes ces raisons que les états généraux sur la décentralisation au Mali, tenus en novembre 2013, ont fortement recommandé la réhabilitation de ces autorités traditionnelles dans les questions de gouvernance de leurs collectivités par des mesures comme :

  • la responsabilisation des pouvoirs locaux dans la prévention et la gestion des conflits locaux, des questions sécuritaires, de réconciliation en adoptant au besoin de nouvelles dispositions légales et règlementaires ;
  • la revalorisation et la mise en œuvre des mécanismes endogènes (traditionnels) de gestion des questions de développement local spécialement les conventions locales autour de la gestion des ressources naturelles ;
  • le renforcement du rôle des autorités élues et des chefs coutumiers dans la gestion sécuritaire à travers la territorialisation des approches de maintien de la sécurité publique ;
  • la promotion des concertations communautaires et intercommunautaires aux niveaux local et national, spécialement la réhabilitation des semaines locales et de la semaine nationale de la paix ;
  • la constitution du répertoire des chefs traditionnels[8].

   Cette forte recommandation vient d’être renouvelée par les Assises Nationales pour la Refondations (ANR), tenues du 27 au 29 décembre 2021. Entre temps, l’Etat a institué le 11 décembre de chaque année comme journée de la chefferie traditionnelle au Mali. L’Etat malien vient également de lancer un processus d’installation officielle des chefs de village et quartier comme représentants de l’Etat. Désormais, le drapeau national flottera à l’entrée de la concession des chefs de village et quartier qui porteront également l’écharpe et l’insigne aux couleurs nationales.

   Cette tentative de réhabilitation des chefs traditionnels, tant souhaitée par une grande majorité des populations, connaît des difficultés liées à la faiblesse des textes, à l’insuffisance des ressources, mais également aux mauvaises pratiques de certains chefs traditionnels dues à leur conception paternaliste, patrimoniale et ancestrale du pouvoir. Aussi, le pays connaît une diversité d’autorités traditionnelles aux relents identitaires sur fonds de clientélisme et aux modes de choix parfois héréditaires donc monopolisateur de pouvoirs (Koumaré, 2017), donc d’accaparement de ressources. En effet, la gestion des chefs traditionnels n’est pas exempte de reproches de détournement, de confiscation, d’abus de pouvoir de gestion des biens publics, donc « de complaisances à l’égard de leurs personnes » (Kauffmann, 2014). Les valeurs socioculturelles de probité, d’équité, de respect de l’engagement et de la parole donnée, socles et garanties de la vie en collectivité, sont de plus en plus foulées au pied. Pourtant, c’est pour ces valeurs que les chefs traditionnels sont réclamés. Aussi, la collaboration entre les pouvoirs publics et les chefs traditionnels est jalonnée souvent de connivence et de conflit de compétence, sinon d’intérêt. Selon Ouédrago (2006), en tant que pouvoirs locaux, les chefs traditionnels entrent régulièrement en relation, tantôt de négociation et de partenariat, tantôt de confrontation avec les pouvoirs publics. Donc, l’implication des chefs traditionnels au processus de décentralisation est à analyser sous l’angle de la conquête, sinon de la reconquête du pouvoir pour servir et s’en servir. Il ne s’agit donc pas de dresser l’oreiller pour les chefs traditionnels, mais de s’interroger sur ce que leur implication peut améliorer dans la gouvernance de l’espace public local et cela comment s’y prendre.

CONCLUSION

Au cours de cette étude, nous sommes partis de l’hypothèse selon laquelle, les chefs traditionnels continuent de jouer d’importants rôles dans la gouvernance locale, notamment en matière de prévention et de gestion de conflit, même si le dispositif de gestion du pouvoir tracé par la décentralisation leur accorde peu de place ou de prérogatives. Le recours aux chefs traditionnels s’explique par le fait que les différents modes de gestion de l’action publique locale expérimentés par les différents régimes, qui ont géré le Mali, ont montré des limites, car ils ne prenaient pas en compte les réalités socioculturelles des territoires. L’étude nous a permis de nous rendre compte que les valeurs socioculturelles de probité et de justice de gestion de pouvoir sont encore réclamées par les populations, mais nous nous demandons si les chefs traditionnels incarnent encore ces valeurs compte tenu parfois de leur gestion clanique et clientéliste des affaires locales en fonction du statut social des citoyens. Cela nous amène à dire à la suite de Traoré (2006) que l’enjeu de l’implication des chefs traditionnels au processus de la décentralisation ne se situe pas au niveau d’un bouleversement du fonctionnement, ni du dédoublement des institutions traditionnelles, mais d’une direction à trouver ensemble dans la construction d’un avenir pour tous à partir du consensus, du partage, du dialogue et de la négociation.

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Mali, Ministère de l’Administration Territoriale et des Collectivités Locales (MATCL). (2013), Guide pratique du maire et des conseillers communaux.


Notes

[1] Mali, Ministère de l’Administration Territoriale et des Collectivités Locales (MATCL). (2013), Guide pratique du maire et des conseillers communaux.

[2] Banque Mondiale. (1997), Rapport sur le développement dans le monde, L’Etat dans un monde en mutation, New York.

[3] Loi N° 60-3 AL-RS du 7 juin 1960 portant organisations des régions et des Assemblées régionales au Mali.

[4] Le ton est un terme bambara qui signifie en français groupe, association, union ou communauté. Il est l’un des fondements de l’organisation de la société traditionnelle malienne. Institution ancestrale, le ton est une association des différentes classes d’âge fondée sur la base de l’entraide, de la solidarité et de la fraternité nouées au cours des pratiques d’initiation dans un même village. Il s’agit donc des groupes de secours mutuels, des coopératives de travail dont les membres sont liés par des liens sacrés, chargés de mener à la fois des activités de production agricole, d’amélioration du cadre de vie, de loisir, de civisme et de culture.

[5] Mali, Ministère de l’Administration Territoriale et des Collectivités Locales (MATCL). (2002), La décentralisation au Mali : Etat des lieux et perspectives.

[6] Arrêté N° 08-0269/MATCL-SG du 04 février 2008 fixant les modalités de nomination des chefs de village, de fraction et de quartier au Mali.

[7] Décret, N°06-567 P-RM du 29 décembre 2006, fixant le mode de désignation des conseillers de village de fraction et de quartier et les modalités de fonctionnement des conseils de village, de fraction et de quartier au Mali.

[8] Mali, Ministère de l’Administration Territoriale et des Collectivités Locales (MATCL). (2013), Guide pratique du maire et des conseillers communaux.

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Numéro 66

L’orientation des élèves issus de l’immigration à l’aune du regard sociologique : entre expériences subjectives et contextes de scolarisation

Thématiques hautement sensibles, notamment pour ce qui est de l’appréhension scientifique de l’altérité, l’orientation et plus généralement la scolarité des élèves issus de l’immigration font désormais l’objet de nombreuses recherches en sciences sociales. Si les approches dominantes mobilisent un postulat classique en sociologie à savoir l’hypothèse d’une « discontinuité culturelle », elles ne rendent que partiellement compte de la complexité entourant le parcours des élèves, minorent les effets liés au contexte de scolarisation qui engendrent à leur tour des inégalités d’apprentissage et de choix et, in fine, n’interrogent que peu le rapport subjectif construit par les publics durant leur scolarité. Il faut alors prendre toute la mesure de cette complexité en s’appuyant à la fois sur les enquêtes longitudinales et sur la manière dont les élèves construisent leur scolarité, des projets d’avenir au rythme des rencontres et de la diversité de leur expérience. Il apparaîtra que si les inégalités sociales subsumant l’orientation des publics issus de l’immigration procèdent fondamentalement de la position sociale des parents, majoritairement populaire, elles ne sauraient conduire à entériner un déterminisme, comme en témoigne l’expérience d’élèves de lycée professionnel, y compris dans des établissements à forte concentration « ethnique ».

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DECENTRALISATION ET PARTICIPATION DES POUVOIRS TRADITIONNELS AU MALI :  LE CAS DE LA REGION DE SEGOU

Dans cette étude, nous réalisons une analyse diachronique de la participation des chefs traditionnels à la gouvernance territoriale, notamment locale. L’étude s’explique par le fait que malgré l’avènement de la décentralisation, les chefs traditionnels continuent de jouer d’importants rôles sur le plan local, particulièrement dans certains domaines comme la prévention et la gestion des conflits, la gestion des ressources naturelles. A travers une exploitation documentaire et des enquêtes de terrain dans la région de Ségou, l’étude nous a permis de nous rendre compte que la résistance des chefs traditionnels est liée à leur ancrage aux réalités socioculturelles et territoriales, à l’inadaptation du nouveau mode de gouvernance à ces réalités et aux mauvaises pratiques de gouvernance des élus.

Mots clés : décentralisation, chefs traditionnels et coutumiers, chefs de village, gouvernance, territoire.

Abstract 

In this study, we carry out a diachronic analysis of the participation of traditional chiefs in territorial governance, particularly local. The study is explained by the fact that despite the advent of decentralization, traditional leaders will continue to play more or less important roles at the local level, particularly in certain areas such as conflict prevention and management, management natural resources. Through documentary exploitation and field surveys in the region of Ségou, the study enabled us to count that the resilience of traditional chiefs is linked to their anchoring in socio-cultural and territorial realities, to the unsuitability of new modes of governance to these realities and to poor governance practices.

Key Words: decentralization, traditional and customary chiefs, village chiefs, governance, and territory.

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L’émergence d’un projet de recherche-action pluridisciplinaire : démarche, sources et méthode d’une enquête dans la petite commune forestière et littorale du Porge

En sciences humaines et sociales, les laboratoires de recherche académiques et les professionnels de l’urbain entretiennent encore peu de liens. Adoptant la démarche des sciences participatives, une initiative a été conduite en faveur de ce rapprochement à Bordeaux. À partir de cette expérience, l’article discute sous quelles modalités les participants à cette recherche-action s’entendent dans la formulation et la réponse à une problématique, puis retiennent le cas d’étude d’une petite commune littorale de la côte Aquitaine et la thématique du Plan local d’Urbanisme (PLU). L’équipe de recherche et la commune littorale du Porge s’accordent en effet pour réinterroger les cadres d’intervention du PLU à l’occasion d’un projet de recherche-action lauréat du programme POPSU-Territoires 2021.

Le présent travail témoigne de la progression méthodologique du partenariat à partir de ce territoire d’étude forestier partagé entre littoralisation et métropolisation, l’organisation d’une telle recherche participative avec les élus, les habitants et les parties prenantes, puis dresse un premier bilan de la plus-value mais aussi des limites de cette démarche.

Mots-clés :

Méthode, projet de recherche, science participative, recherche-action, co-construction, urbanisme.

Abstract:

In the human and social sciences, academic research laboratories and professionals of urbanism still have few links. Adopting the participatory science approach, an initiative has been carried out in favor of this merger in Bordeaux. From this experience, the article discusses how the participants in this action research agree in formulating and responding to a problem, then retains the case study of a small coastal town on the Aquitaine coast and the theme of the French regulatory system of Local Urban Plan (PLU). The research team and the municipality of Porge in fact agree to re-examine the intervention frameworks of the PLU by the opportunity of an action-research project winner of the French POPSU-Territoires 2021 program.

The objective of the article is to show the methodological progression of the partnership from the study of this forest area shared between littoralization and metropolitanization, the organization of such participatory research with elected officials, residents and stakeholders, then draw up a mid-term assessment of the added value but also of the limits of this approach.

Keywords:

Method, research project, participatory science, co-construction, action research, town planning.

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LA DYNAMIQUE PATRIMONIALE DE LA VILLE HISTORIQUE DE GRAND-BASSAM A L’ÉPREUVE DES ENJEUX ÉCONOMIQUES

Epousant une approche qualitative, ce texte questionne les logiques qui sous-tendent le non-respect des règles patrimoniales par les riverains des différentes parcelles qui abritent les édifices du patrimoine culturel mondial de l’Unesco. Les résultats montrent que les perceptions de la patrimonialisation comme une opportunité économique et le manque de liens affectifs avec ces monuments historiques chez les populations, ne sont pas étrangères à ces pratiques qui rendent ces espaces peu attractifs sur le plan touristique. En outre, il révèle que les rapports de pouvoir entre les acteurs institutionnels et les populations locales autour des enjeux économiques de la mise en patrimoine, sont un facteur structurant du non-respect des exigences de la patrimonialisation.

Mots clés : patrimonialisation, enjeu économique, patrimoine mondial Unesco, Grand-Bassam

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THE HISTORIC CITY OF GRAND-BASSAM’S HERITAGE DYNAMIC CHALLENGES UNDER ECONOMIC PROOF

Using a qualitative approach, this text questions the logic behind the lack of respect for heritage rules by residents of the various plots that house UNESCO’s World Cultural Heritage buildings. The results show that the perceptions of heritage as an economic opportunity and the lack of emotional ties with these historical monuments among the populations, are no strangers to these practices that make these spaces unattractive to tourists. In addition, it reveals that the power relations between the institutional actors and the local populations around the economic stakes of the heritage, are a structuring factor of non-compliance with the requirements of patrimonialization.

Keywords: heritage, economic issue, UNESCO World Heritage, Grand-Bassam

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L’orientation des élèves issus de l’immigration à l’aune du regard sociologique : entre expériences subjectives et contextes de scolarisation

Aziz Jellab

Introduction

Alors que la sociologie de l’éducation en France a largement exploré les inégalités sociales de réussite scolaire sous différents angles, elle est restée relativement silencieuse sur la question des élèves issus de l’immigration. Non pas que ces élèves n’aient pas fait l’objet d’une attention particulière, mais par le fait même qu’il s’agit d’un public évoquant l’altérité et risquant d’être stigmatisé, malgré la prudence conceptuelle caractérisant la démarche sociologique, leur parcours scolaire a été largement appréhendé sous l’angle des inégalités de classe, comme ce fut le cas et pendant longtemps, s’agissant des inégalités de genre. Or une telle approche en termes de classes sociales rend non seulement invisibles les différentes expériences migratoires et les stratégies qui sont déployées par les populations, mais aussi, elle ne permet pas de penser de manière dialectique et nuancée à la fois l’histoire migratoire et l’histoire du système éducatif en France. Par ailleurs, et comme le soulignent à juste titre Maïtena Armagnague, Isabelle Rigoni et Simona Tersigni[1], l’approche sociologique de l’expérience des enfants issus de l’immigration privilégie l’étude des parcours scolaires des descendants – il s’agit d’une approche « adulto-centrique » puisqu’elle prend comme référence les ascendants ayant connu la migration – et s’intéresse peu aux jeunes migrants. Or il s’agit là d’une réalité qui gagnerait aussi à être étudiée, le nombre d’élèves allophones, mineurs notamment, enregistrant une forte augmentation en France. Le propos de notre article porte sur la thématique de l’orientation des élèves immigrés ou issus de l’immigration[2]. On peut considérer qu’elle constitue un analyseur de la diversité des parcours et des manières d’être aux études, elles-mêmes inscrites dans des histoires collectives et familiales spécifiques.

La scolarisation et l’orientation des élèves issus de l’immigration, une thématique sensible car fortement associée à l’altérité et à « l’ethnicité »

Autant le souligner d’emblée : la question relative à la scolarisation et au devenir des élèves issus de l’immigration n’est pas des plus aisée à traiter car elle désigne une population définie par son altérité, quand dans le même temps, l’école en France est d’abord définie et organisée selon une vision républicaine qui ignore les différences culturelles. Cette question est hautement sensible comme en témoignent les débats autour de l’opportunité ou non de disposer ou non de statistiques « ethniques »[3]. L’égalité fondamentale procédant du droit naturel structure l’imaginaire de l’école républicaine, et comme l’observe François Dubet, « De même que le christianisme postulait l’existence d’une part divine, d’une âme en chaque individu, l’école démocratique de masse postule une égalité fondamentale, ontologique de tous les enfants et de tous les élèves »[4]. Sur un plan plus institutionnel, la difficulté à disposer de données statistiques ministérielles ou académiques sur les élèves étrangers ou issus de l’immigration est symptomatique d’une hésitation subsumée par la référence au modèle « républicain » et « laïque » de l’école à la française. Tout se passe comme si la question de l’ethnicité à l’école relevait d’un tabou parce qu’elle conduirait à « naturaliser » des différences et à faire passer au second plan d’autres modèles conceptuels jugés plus pertinents, comme celui des classes sociales sous leurs différentes déclinaisons. Cela au risque de rendre plus opaques les dimensions socioculturelles et historiques subsumant l’expérience scolaire. Le recours notamment au concept de « classes populaires » dans lequel on regroupe régulièrement « ouvriers » et « ouvriers immigrés », ne permet pas de distinguer ce qui est de l’ordre de la position sociale, de ce qui appartient à la culture, quand on sait que celle-ci participe d’une vision du monde et des « stratégies » d’adaptation mises en œuvre[5].

Pourtant, et si de nombreux chercheurs en sciences sociales ont insisté sur le risque d’appréhender la scolarité des populations d’origine immigrée en terme d’altérité et surtout d’ « ethnicité », on observe dans le même temps un essor de publications évoquant une « ethnicisation » affectant les rapports sociaux au sein et en dehors des écoles et des établissements scolaires, le plus souvent pour dénoncer des processus de stigmatisation, renforcés notamment par la faible mixité sociale et par la dégradation des conditions de vie dans certains territoires ou quartiers[6]. Ainsi, Agnès Van Zanten use de la notion d’« école de la périphérie » pour inscrire l’analyse dans le cadre des territoires de l’éducation afin d’en dégager des enseignements sur la ségrégation urbaine qui est à la fois ethnique et sociale. Ainsi, « si l’école périphérique mérite d’être étudiée de façon distincte, c’est tout d’abord parce qu’elle s’adresse à une population spécifique : les familles des classes populaires marginalisées parmi lesquelles les familles d’origine immigrée sont largement surreprésentées »[7].

L’offre scolaire locale notamment au sein des établissements et entre établissements (publics et/ou privés), les stratégies parentales visant les meilleurs établissements et un logement à proximité, dessinent des configurations sociodémographiques qui ne peuvent être référées à la seule reproduction sociale en tant qu’incarnation des différenciations urbaines ou territoriales. A. Van Zanten souligne néanmoins que les contraintes institutionnelles telles que la carte scolaire et la sectorisation ne sont pas un gage de justice, car elles peuvent aussi renforcer la ségrégation urbaine. C’est qu’il existe des effets spécifiquement contextuels dans la production des inégalités de carrière scolaire : « il faut s’intéresser […] à l’association entre la concentration spatiale de certaines populations et les chances inégales d’accès à une offre scolaire hiérarchisée » (Van Zanten, 2001, op. cit. p. 8). Comme pour le genre, la thématique des élèves issus de l’immigration, a été ignorée, fondue dans un raisonnement parlant en termes de « classes sociales » et de domination. Ainsi que le souligne Alain Frickey, « Au milieu des années 90, de nouvelles inégalités liées à l’origine nationale ou à la condition d’enfant d’immigré sont apparues dans le champ sociologique. Elles ont été longtemps ignorées. D’abord parce que considérées comme faisant partie intégrante des inégalités sociales : il n’y avait pas lieu de distinguer les cursus scolaires des jeunes issus de l’immigration, parce que ces derniers, dans leur immense majorité, étaient tout à fait emblématiques de la classe ouvrière. Les inégalités qui les frappaient étaient d’abord celles qui affectaient les couches populaires dans leur ensemble. Elles faisaient d’autant moins l’objet d’investigations que l’appareil statistique français permettait difficilement d’identifier les jeunes d’origine étrangère ; le manque de données s’expliquant également par une absence de légitimation de l’objet d’études par la communauté scientifique »[8].

Si les élèves issus de l’immigration font pour nombre d’entre eux l’expérience d’une relégation scolaire, cela ne doit pas constituer la seule grille de lecture permettant de penser les carrières scolaires plus spécifiquement l’orientation. En effet, faute d’une lecture plus complexe, situant les parcours scolaires dans le cadre des parcours migratoires en pensant aussi le lien entre ces derniers et la manière dont les élèves et leurs familles les vivent et les co-construisent, la recherche mais aussi les professionnels de terrain se privent d’outils intellectuels permettant de penser, d’interroger la démocratisation scolaire et les leviers qui la favorisent.

Appréhender l’orientation des élèves issus de l’immigration 

Il convient de penser l’orientation des élèves issus de l’immigration à partir du fonctionnement même du système éducatif français au sein duquel s’insèrent des trajectoires inégales selon l’appartenance sociale et culturelle. On sait que le système éducatif fonctionne comme une machine à trier, où l’orientation, censée accompagner chaque élève à réaliser son projet d’études, s’avère être d’abord une pratique institutionnelle visant à répartir les publics selon les places et leur hiérarchie, de sorte qu’il est opportun de soutenir qu’elle génère une « distillation fractionnée »[9]. Il existe deux significations majeures associées au terme « orientation » : il s’agit d’une part, d’une répartition des élèves, le plus souvent selon un rapport entre demande d’orientation et places disponibles ; il s’agit, d’autre part, d’une aide au choix ou d’une auto-détermination, impliquant la construction d’un projet d’études et/ou d’un projet professionnel. Pour Jean-Michel Berthelot, l’orientation est « le processus par lequel s’opèrent les ajustements nécessaires entre les souhaits exprimés et les possibilités offertes, l’école fournissant institutionnellement à chacun la possibilité de faire le parcours que ses possibilités et ses goûts lui tracent »[10]. Mais cette définition est bien idéale tant la réalité met en évidence que la possibilité de s’orienter selon ses goûts n’est pas le propre d’une grande part des élèves. C’est que l’orientation reste soumise à de nombreux paradoxes que l’on peut ainsi identifier : le choix précoce et l’obligation du projet professionnel s’imposent aux élèves qui disposent des faibles ressources, scolaires notamment, pour réellement choisir ; le système éducatif français est l’un de ceux qui se sont le plus diversifiés et, dans le même temps, celui dont les filières s’avèrent les plus étanches, les moins dotées de passerelles, celui aussi où la réversibilité des parcours est des plus improbables ; le poids de la formation initiale y est des plus déterminants, y compris dans le cadre de la validation des acquis et de l’expérience. Enfin, et ce n’est pas l’un de ses moindres paradoxes, la forte association entre l’orientation scolaire et l’orientation professionnelle – l’une ne se réduisant pas à l’autre mais l’on sait que choisir des études, c’est aussi anticiper un parcours susceptible de déboucher sur tel ou tel métier ou profession – exacerbe un rapport utilitariste aux études quand, dans le même temps, l’école promeut l’accès à la culture et au savoir valant pour eux-mêmes. Avoir une bonne orientation, c’est s’assurer d’un avenir professionnel moins incertain. Pour autant, on ne peut négliger le fait que le conseil en orientation est loin d’être satisfaisant et qu’il exige que l’on repositionne le rôle de l’école dans l’élaboration des choix d’avenir. Le constat relatif aux élèves issus de milieu populaire est valable pour ceux qui sont issus de l’immigration, même si l’on observe aussi des stratégies éducatives familiales différentes, les projets des parents d’élèves de la seconde génération étant davantage portés sur la poursuite d’études longues à l’issue du collège. L’effet « capital culturel » reste fortement associé au diplôme obtenu par la mère : « Un niveau élevé de diplôme de la mère (au moins un baccalauréat) est toujours explicatif d’un accès en seconde générale et technologique en 4 ans, tout comme, et c’est nouveau, un niveau élevé de diplôme du père ».[11] Mais lorsque la variable origine sociale se conjugue avec la variable origine culturelle (migratoire), ce sont d’autres inégalités, variables selon le pays d’origine, qui émergent. La note du CNESCO avance que s’agissant des élèves issus de l’immigration, « on observe une nette surreprésentation des jeunes issus des familles immigrées (7,9 points) dans l’enseignement professionnel parmi les jeunes entrés en sixième en 2007 ; cette surreprésentation s’est légèrement atténuée puisqu’elle était de 9,5 points pour les jeunes du panel de 1995. Ces inégalités diffèrent cependant selon l’origine migratoire : les élèves d’origine du Sahel, de la Turquie (pour les garçons) ou du Portugal sont orientés davantage vers l’enseignement professionnel bien que la tendance pour ces deux dernières catégories soit moins nette qu’auparavant. Les analyses économétriques montrent cependant qu’à niveau scolaire et catégories socioprofessionnelles comparables, les enfants issus de l’immigration, et en particulier les élèves d’origine maghrébine, sont moins orientés vers l’enseignement professionnel que les élèves natifs » (CNESCO, 2016, op . cit. p. 58). Ainsi, ce constat conforte les analyses de Georges Felouzis & al.[12] qui interrogent la surreprésentation des élèves issus de l’immigration – les garçons notamment –  dans l’enseignement professionnel alors même qu’ils aspirent à la poursuite d’études longues. Il ne s’agit pas de discréditer la voie professionnelle mais de souligner que dans de nombreux cas, les élèves qui s’y orientent la rejoignent moins par projet que par renoncement, sous l’effet conjoint d’un niveau d’acquisition scolaire insuffisant et d’une scolarisation dans des établissements faiblement mixtes socialement.

L’orientation des élèves issus de l’immigration : une diversité des parcours combinant l’origine sociale, l’origine migratoire et le genre

L’expérience scolaire des élèves issus de l’immigration, nés à l’étranger ou en France, donne à voir une diversité des parcours selon l’origine migratoire et le genre. En s’appuyant sur le panel 2007, avec un échantillon composé de 35000 élèves entrés cette année-là en 6ème, et au regard de leur carrière scolaire jusqu’au baccalauréat, Yaël Brinbaum[13] dresse un tableau très instructif quant au parcours des publics issus de l’immigration. L’auteure observe que les élèves issus de la seconde génération, –  il s’agit des élèves nés en France de parents immigrés – et hormis les descendants de familles d’origine portugaises ou asiatiques, sont moins souvent détenteurs d’un baccalauréat que les élèves Français d’origine. Elle relève aussi la meilleure réussite des filles comparées aux garçons, et ce, quelle que soit l’origine. Des variations sont cependant observées quant à la réussite des filles selon l’origine migratoire. Ainsi, quand les filles d’origine française sont 85% à obtenir le baccalauréat, c’est le cas de 92% des filles d’origine asiatique, de 84% des filles originaires d’Afrique Subsaharienne, de 83% des filles de parents portugais et de 75% des filles de parents turcs. Les inégalités sont observées entre filles et garçons d’origine maghrébine, les taux d’obtention du bac étant de 80% chez les premières contre 64% chez les seconds. Mais l’étude de Y. Brinbaum pointe les inégalités selon le baccalauréat obtenu, inégalités qui tiennent au fait que la série préparée augure de chances inégales de réussite dans l’enseignement supérieur. Ainsi, par rapport aux filles d’ascendance française, l’écart quant à l’obtention du baccalauréat général est de – 15 points chez les filles originaires du Portugal et de Maghreb et de – 22 points chez celles qui sont issues d’Afrique subsaharienne et de Turquie.  Ainsi, les inégalités de réussite conjuguent à la fois la variable « origine sociale » (profession des parents), origine culturelle (ou migratoire) et contexte social et institutionnel (la France et la place qu’y occupent l’école et les diplômes).

Les inégalités agissent dans différentes sphères, celle de l’école durant la trajectoire scolaire, mais aussi dans la sphère du marché du travail, sans compter les autres domaines de la vie sociale (accès au logement par exemple). Si les inégalités de réussite et d’orientation des élèves dépendent de l’origine sociale, souvent défavorisée s’agissant notamment des élèves issus de l’immigration, d’autres variables sont agissantes à savoir l’histoire migratoire – avec des différences comme nous l’avons vu selon les aires géographiques et culturelles dont sont originaires les parents –, mais aussi les conséquences d’une discrimination qui n’est pas forcément volontaire. Choukri Ben Ayed constate, par exemple, qu’il existe une « surreprésentation des élèves issus de l’immigration au sein des filières les moins valorisées socialement (filières professionnelles) » ainsi que leur « sur-exposition au risque du chômage. Ces élèves subissent de plein fouet trois types de désavantages qui restreignent considérablement leur accès à certaines filières d’enseignement ainsi qu’à l’emploi. Ils sont fortement exposés au risque d’être scolarisés dans des établissements scolaires de relégation dans lesquels se cumulent nombre de difficultés et qui les précipitent dans la spirale de l’échec scolaire. Lorsqu’ils parviennent à s’affranchir de ces contraintes contextuelles, à performances scolaires identiques, ils sont plus souvent orientés vers des filières dévalorisées. Enfin, pour ceux qui sont parvenus à l’obtention de titres scolaires (y compris d’excellence), ils sont confrontés à la discrimination sur le marché du travail »[14].

Les effets inégalitaires des contextes de scolarisation

L’approche longitudinale interroge le rôle de l’école dans le contexte social français. D’une part, le poids de l’origine sociale sur la carrière scolaire reste très prégnant car si l’on compte près de 54% des élèves français appartenant à des familles favorisées, cela n’est le cas que pour 18% des enfants appartenant aux familles portugaises ou originaires d’Asie, et seulement pour 9% des familles turques. D’autre part, les inégalités se renforcent par le fonctionnement pédagogique des écoles et des établissements scolaires, autrement dit, le contexte génère à son tour des différences de réussite selon les modes d’exposition des élèves aux apprentissages, les pratiques d’évaluation mais aussi, et à résultats scolaires équivalents, des politiques d’orientation inégales[15]. Si l’on ne s’en tient qu’à cette approche, on interroge peu le contexte scolaire dont on sait qu’il est aussi producteur d’inégalités, qu’il a des effets sur les apprentissages mais aussi sur l’ambition des élèves et de leurs familles. Le niveau socio-économique, majoritairement composé d’ouvriers conjugué à l’origine migratoire et ce qu’elle suppose comme distance culturelle d’avec les savoirs enseignés à l’école et leurs implicites, ne suffisent pas pour comprendre les trajectoires scolaires et les inégalités en matière d’orientation. L’école n’est pas indifférente aux inégalités de carrière scolaire puisqu’elle les co-produit, les renforce ou les atténue selon les cas. Comme l’observent Georges Felouzis & al. « L’hypothèse de l’indifférence aux différences se fonde essentiellement sur le postulat que l’école ‘‘républicaine’’ serait en accord avec les valeurs d’égalité des chances qu’elle proclame […] On peut par exemple voir dans les phénomènes ségrégatifs une forme d’inégalité de l’offre scolaire qui n’a rien à envier aux formes plus institutionnalisées de séparation précoce des élèves dans des filières différenciées et hiérarchisées. Dans ce cadre, une part non négligeable des inégalités liées aux parcours migratoires et à l’origine sociale serait due aux phénomènes ségrégatifs et à leurs conséquences sur la qualité de l’enseignement. De même, les effets de composition liés à la ségrégation scolaire ont des conséquences avérées sur la progression des élèves, voire sur des dimensions non académiques, même si les résultats de recherches varient d’un pays à l’autre et que les débats restent vifs pour savoir quelles sont la nature et l’ampleur de ces effets de composition » (Felouzis & al.  2015, op. cit. p. 12). Ainsi, et s’appuyant sur les évaluations PISA (2003 et 2012), Felouzis & al. montrent combien et indépendamment de l’origine migratoire, les résultats des élèves de la première et surtout de la seconde génération se sont particulièrement dégradés, ce qui peut s’expliquer par des effets de contexte engendrant une « discrimination systémique » et non volontaire. Leur postulat central est de soutenir « qu’il existe un lien entre l’accentuation de la ségrégation scolaire des migrants d’une part et l’évolution des inégalités d’acquis de l’autre », ce qui a un effet important sur les trajectoires d’orientation. Cette hypothèse n’est pas nouvelle puisqu’elle était également avancée par Louis-André Vallet et Jean-Paul Caillet qui écrivaient en 1996 : « La question reste cependant posée de savoir si l’explication par l’appartenance sociale suffit à rendre compte des différences de réussite ou de parcours scolaires. Certains auteurs répondent ici par l’affirmative, d’autres mettent en avant l’existence d’un handicap culturel qui concernerait quelques communautés nationales ou bien la totalité d’entre elles. D’autres encore, après l’étude de l’orientation scolaire à tel ou tel palier du cursus, concluent à l’existence de phénomènes de discrimination qui s’exerceraient à l’encontre des jeunes étrangers. Or, les conclusions des analyses qui portent sur les facteurs explicatifs des écarts observés ne sont bien sûr pas indifférentes, car elles conditionnent pour une part les politiques éducatives à mettre en œuvre »[16]. Cette discrimination systémique et non volontaire procède de l’agrégation de comportements d’acteurs, et se mesure à ses effets quand par exemple, les familles favorisées décident de contourner la carte scolaire ou de scolariser leurs enfants dans des établissements privés, ce qui favorise la concentration d’élèves de milieux populaires dans certains territoires et partant, les difficultés d’apprentissage. Cette discrimination n’est pas la seule à agir sur la scolarité des enfants de milieu populaire, parmi lesquels on trouve une majorité d’enfants issus de l’immigration. Il y a également le plus fort accommodement des familles populaires avec les décisions institutionnelles qui peut renforcer les inégalités de parcours. Celles-ci s’observent par exemple lors de l’orientation vers les filières professionnelles ainsi qu’au sein de l’enseignement adapté. Une note de la DEPP relève que « les jeunes issus d’une famille immigrée sont eux aussi surreprésentés (17 % parmi les élèves de Segpa contre 10 % pour l’ensemble des collégiens du cursus général) »[17].

Faut-il pour autant conclure à l’idée que la scolarité des enfants immigrés ou issus de la « seconde génération » est marquée par l’échec scolaire, ou à tout le moins par une moindre réussite parce qu’ils se retrouvent majoritairement orientés vers des filières moins convoitées ? N’est-il pas plus judicieux d’appréhender leur parcours à l’aune de la diversité des expériences, y compris celle d’ordre subjectif qui nuance le poids de leur position sociale ? Pointant les études misérabilistes que l’on doit à une partie des sociologues, mais aussi le réductionnisme porté par des hommes et des femmes politiques assimilant la scolarité des enfants d’immigrés à de l’échec scolaire, et à partir des données élaborées  par la DEPP, Mathieu Ichou relève que les inégalités ne peuvent pas être référées à la seule origine sociale et culturelle et qu’il existe une réelle diversité des trajectoires qui gagnerait à être connue.  Il avance que « ces nombreuses difficultés [les inégalités d’accès aux formations les plus convoitées] ne doivent pas faire oublier la diversité scolaire qui caractérise la ‘‘deuxième génération’’. En prenant la peine d’analyser finement les données des panels d’élèves du ministère de l’Éducation nationale, on peut mettre au jour l’hétérogénéité importante qui existe parmi les enfants d’immigrés » (2019, p. 3).

De la nécessité de penser la scolarité des élèves issus de l’immigration en partant de l’expérience subjective arrimée à l’histoire familiale et collective

Pour comprendre le rapport des élèves à l’école, il faut faire un détour sociologique par la socialisation mais aussi l’histoire familiale insérée dans une histoire sociale, marquée par la migration mais aussi par les transformations affectant le rapport au travail dans les milieux populaires. Les travaux menés par Stéphane Beaud et Michel Pialoux sur la classe ouvrière ont bien mis en évidence les effets engendrés par le déclin de la classe ouvrière sur les projets d’avenir chez les nouvelles générations, mais aussi le désenchantement à l’égard du monde industriel, ce qui rend par exemple compte du désintérêt des élèves vis-à-vis du secteur secondaire. C’est dans ce contexte de transformation sociale que prend sens la valorisation, désormais ancrée, chez les parents issus de l’immigration, de la poursuite des études longues, d’autant plus qu’ils font l’expérience d’un durcissement de l’accès au marché du travail pour les moins qualifiés d’entre eux :  « Dans la mesure où l’orientation en LP devient le symbole de l’échec scolaire et de la relégation sociale, le choix des études longues s’est imposé aux parents ouvriers comme la seule voie possible pour leurs enfants. ‘‘Continuer’’, ‘‘aller le plus loin possible’’, ‘‘avoir des bagages’’, etc., sont des expressions toujours prononcées avec un mélange d’espoir et de crainte et qui reviennent de manière récurrente dans les entretiens avec les parents »[18]. L’un des paradoxes que l’on peut relever, alors que les parents d’élèves issus de l’immigration – notamment maghrébine – convoient davantage les études longues, leurs enfants, notamment les garçons, restent davantage orientés vers la voie professionnelle. Cela conduit-il pour autant au ressentiment chez ces élèves ? Nos observations de terrain, menées auprès d’élèves de lycée professionnel, et alors que nous nous interrogions initialement sur le rapport au savoir chez des publics vivant leur orientation sur le mode d’une « chute », ont mis en évidence l’existence d’une « ethnicisation » de certains établissements scolaires. Celle-ci se remarquait par une forte concentration d’élèves issus de l’immigration dans certains lycées professionnels mais aussi dans des spécialités à faibles taux de pression.

La concentration d’élèves issus de l’immigration dans certains LP conduit à une perception ethnicisante des difficultés professionnelles : « On a pas mal de problèmes avec des élèves d’origine africaine et surtout d’origine nord-africaine… c’est leur manque de respect, ils nous narguent aussi, ils ne veulent rien faire… il y en a un qui m’a dit ce matin même : ‘‘de toute façon, monsieur, vous vous emmerdez à nous faire cours pour 1200 Euros par mois, alors que moi, je deale du shit et je gagne cette somme en une journée’’… ils se la jouent » (H, 39 ans, PLP de maçonnerie). A cette concentration des élèves d’origine immigrée fait souvent face un engagement de certains enseignants qui disent les « comprendre » et tentent de les mobiliser sur les apprentissages, malgré leur résistance. Plusieurs enseignants et CPE font ainsi état des difficultés de ces élèves à trouver une entreprise pour effectuer un stage. Des entreprises dans des domaines tels que la coiffure, la restauration et l’hôtellerie, ou encore la mécanique automobile s’avèrent peu accueillantes, et cet enseignant de maths-sciences fera part de son indignation face à des pratiques professorales qui entérinent les pratiques ségrégatives sur le marché du travail : « depuis que je suis ici, j’ai découvert que les collègues sont frileux devant le problème du racisme, ils disent que de toute façon, les jeunes issus de l’immigration ne trouvent pas de stage dans la vente, alors, comment voulez-vous qu’ils y trouvent un travail quand ils auront leur diplôme ? ». Du coup, selon cet enseignant, la tendance d’une partie de ses collègues est à la dissuasion des élèves de CAP qui « veulent entrer dans le bac pro vente et représentation parce qu’ils auront un problème à l’embauche ». Ainsi, le LP participe-t-il d’une ségrégation ethnique sur le marché du travail – en particulier dans les emplois impliquant un contact direct avec la clientèle – en la devançant en quelque sorte, ce qui paradoxalement, renforce chez les élèves concernés le sentiment d’être scolarisés dans un contexte allié aux dominants ! C’est ainsi que les spécialités les moins demandées accueillent le plus d’élèves d’origine immigrée, ce qui conduit au sentiment d’être relégué, et d’être victime d’un racisme institutionnel. Le sentiment de devoir lutter contre les stéréotypes et le racisme des employeurs est partagé par une partie des PLP exerçant dans les LP à forte concentration ethnique, et en classe, certaines occasions se présentent pour évoquer ce « problème » : « … beaucoup d’élèves disent que ce sera le chômage après les études… le frère est sans boulot, ils disent aussi qu’ils vont avoir des problèmes de racisme qui vont les empêcher de trouver un travail, et c’est vrai, on s’est beaucoup battu notamment dans les sections industrielles, c’était difficile de trouver un lieu de stage pour les élèves maghrébins, sous prétexte que ça fait fuir la clientèle… je me fiche complètement de savoir si celui qui s’occupe de ma voiture est maghrébin ; africain ou asiatique, du moment que c’est un bon mécanicien, pour moi, c’est un argument fallacieux… il faut se bagarrer… quelques fois, j’ai provoqué un débat autour de cette question, ça permet aux élèves de prendre conscience et de pouvoir lutter… certains élèves vont jusqu’à la caricature, ils se disent qu’ils sont victimes de toute façon… donc, ils ne s’en sortent pas dans leur tête… » (F, 52 ans, PLP de lettres-histoire). On voit aussi dans ce propos comment le racisme invoqué peut devenir une raison suffisamment commode pour que les élèves « justifient » leurs difficultés d’adaptation scolaire et professionnelle.

Les interactions entre élèves, enseignants et responsables institutionnels sont traversées par la thématique de l’ethnicité et les risques d’incidents sur fond de malentendus restent plausibles. Le propos du proviseur-adjoint d’un LPO atteste de cette réalité : « c’est vrai que parfois, on nous renvoie cette image d’un LP qui accueille trop d’étrangers… et parfois, les élèves eux-mêmes se définissent comme tels… une fois, j’ai exclu temporairement quatre élèves, et il y en a un qui m’a dit : “Monsieur, vous nous excluez parce qu’on est 4 Arabes”, j’ai réagi en disant ce n’est pas parce qu’ils sont Arabes mais parce que ce sont eux qui avaient détruit volontairement du matériel en atelier… mais c’est vrai qu’après, je me suis dit : “ils sont Arabes !”[…], et ils peuvent le prendre comme un comportement discriminatoire… ».

Mais l’écoute des élèves laissait apparaître une diversité des manières de vivre leur scolarité : pour les uns, « se retrouver en LP » était interprété comme l’effet d’une double discrimination, à la fois scolaire et ethnique ; pour les autres, le LP constituait réellement une « nouvelle chance » pour s’en sortir[19].

Ainsi, Samir élève de baccalauréat professionnel « Ouvrages du bâtiment : métallerie » évoque une scolarité « perturbée » durant les années de collège, et l’épreuve de l’orientation qui, selon ses dires, a conduit le professeur principal et le chef d’établissement à faire peu de cas de ses aspirations : « en 3ème, j’avais fait un stage chez un informaticien parce que j’ai toujours aimé les ordinateurs, la programmation et je me voyais concepteur de jeux vidéo.  Je voulais faire une seconde pour préparer un bac techno ou un bac scientifique avec l’option sciences du numérique, mais le conseil de classe n’a pas voulu. Mon prof principal m’a dit que je n’y arriverai pas ». Orienté sur un troisième vœu vers l’une des spécialités les moins choisies en lycée professionnel, Samir fait état d’un certain ressentiment, soulignant au passage que dans sa classe, « on trouve beaucoup d’élèves issus de l’immigration, des maghrébins, des africains », ce qui est moins le cas dans les spécialités sélectives comme la mécanique automobile, l’aéronautique ou l’hôtellerie-restauration. 

Si le ressentiment reste bien présent chez de nombreux élèves issus de l’immigration et participe aussi d’un processus de rationalisation de son expérience – au sens où la dénonciation d’un « racisme » institutionnel permet de mieux accepter un verdict scolaire en le référant moins à une faible mobilisation personnelle qu’à des causes extérieures à soi[20] – il ne donne pas lieu systématiquement à une résignation ou à des formes de résistance aux apprentissages. Chez une partie des élèves rencontrés, le sentiment d’avoir chuté en LP est contrebalancé par la volonté de s’émanciper des déterminismes. Cette volonté ne prend sens que référée à l’histoire biographique et à la rencontre avec un contexte scolaire dans lequel les enseignants et leurs pratiques pédagogiques jouent un rôle déterminant. Ainsi, Farida, élève de baccalauréat professionnel « Accompagnement, soins et services à la personne » évoque des difficultés au collège qui ne l’ont pas empêchée de s’orienter vers une filière sélective tout en conservant le projet de devenir infirmière. Elle souligne en ces termes les paradoxes d’une scolarité qui, bien que soumise à des épreuves, l’autorisent à penser un avenir professionnel et social plus serein : « Je n’ai jamais été très à l’aise avec les études parce qu’il m’a toujours fallu du temps pour comprendre et pour apprendre. J’ai eu des profs qui n’étaient pas très encourageants, alors que d’autres voulaient vraiment que je progresse. Au collège, je voulais allez vers un bac général ou techno, mais j’avais une moyenne trop juste. J’ai quand-même été prise en ASSP. Ici [en lycée professionnel], j’ai des profs qui nous écoutent et nous aident vraiment. Les profs croient en moi et me poussent à aller plus loin. Si la prof de maths-sciences est un peu dure, les autres sont plus cools ».  Mais l’évocation des professeurs « qui poussent », aident et manifestent à la fois une exigence et une bienveillance durant les interactions pédagogiques ne prend sens qu’au regard d’une histoire familiale qui soutient le projet de Farida « d’aller plus loin dans les études ». Membre d’une fratrie de cinq enfants, et vivant avec sa mère qui a en charge la famille, Farida garde le souvenir d’un père originaire d’Algérie et « qui a toujours misé sur les études, seul moyen selon lui de s’en sortir ». Son père est décédé alors qu’elle était élève en classe de 6ème, et depuis, son seul objectif a toujours été d’aller le plus loin possible dans les études, « bien plus que [ses] frères et sœur qui se sont arrêtés au niveau du CAP ou du BEP ». Farida aspire à devenir infirmière, à devenir autonome « en gagnant [sa] vie » et à fonder une famille. Ainsi, pour une partie des élèves rencontrés, le sentiment d’être stigmatisé – qui va souvent de pair avec la critique d’une institution scolaire qui n’aurait pas suffisamment informé leurs parents sur les filières et leurs débouchés – est atténué par les modalités d’accueil, d’enseignement, de formation et d’accompagnement assurés par les enseignants de lycée professionnel.

Eléments de méthodologie : à propos de l’enquête auprès des élèves et auprès des enseignants
L’enquête auprès des élèves
Si l’on postule que l’expérience scolaire, comme toute expérience sociale, implique des rapports complexes entre l’individu et le contexte, et oblige à un travail d’élaboration de sens et de transaction entre soi et autrui (Dubar, 2015[21]), on peut considérer que ce sens varierait selon les contextes auxquels le sujet est confronté, mais également selon son histoire biographique. C’est à partir de ces principes préalables où il s’agissait à la fois de circonscrire le contexte (le LP) auquel l’élève est confronté, et de spécifier sociologiquement le public spécifique des LP que nous avons défini le terrain de la recherche. Le choix du public – élèves de CAP et de BEP – posait d’emblée l’hypothèse d’une différence objective (tenant notamment à l’origine scolaire) dans le rapport aux savoirs : les élèves de CAP sont issus majoritairement de l’enseignement spécialisé ou adapté (3ème SEGPA, 3ème d’insertion). Ils font partie du public que l’Education nationale vise à amener à un premier niveau de qualification et dont l’avenir scolaire s’achève, théoriquement, à l’issue du CAP. Les élèves de baccalauréat professionnel proviennent de classes de 3ème générale, et pour une faible part d’entre eux, de classes de 3ème prépa-métiers. Ils sont connu une « rupture » souvent douloureuse à la fin de leur scolarité en collège en ce que, le plus souvent, leur entrée en LP équivaut à une chute scolaire.
En partant de ces différences objectives tenant à la filière, nous avons tenu compte d’une autre variable, celle de la spécialité. La hiérarchie entre les spécialités induit également une hiérarchie de « non choix », puisqu’il existe des formations plus convoitées que d’autres (et plus l’élève est scolarisé dans une spécialité non convoitée, moins il a eu de choix !). C’est ainsi que nous avons pris comme terrain des LP dont les formations étaient variées tant pour ce qui est des filières que des spécialités. L’étape exploratoire de cette recherche a pris comme forme la passation d’un questionnaire à des élèves de CAP et de baccalauréat professionnel scolarisés dans un LP tertiaire. Ce questionnaire, explicitement centré sur l’école et le LP invitait les élèves à réfléchir et à renseigner les questions suivantes : « Que penses-tu avoir appris à l’école ?» ; « Pourquoi viens-tu au LP ? » ; « Quelles sont les matières où tu penses apprendre quelque chose ? » ; « C’est quoi apprendre pour toi ? » et « Que penses-tu du LP ? ». Ces questions visaient à comprendre comment les élèves de CAP et de BEP pensaient leur expérience scolaire et lui donnaient du sens. En distinguant l’école et le LP, nous souhaitions amener les élèves à se rappeler leur expérience antérieure en ne la réduisant pas au LP. Il s’agissait aussi de voir s’il y a cohérence entre scolarité antérieure et scolarité actuelle, étant donnée la spécificité du LP. Au total, deux cents questionnaires ont été recueillis et analysés de manière qualitative. Démarche centrale de notre recherche, les entretiens menés avec les élèves ont été précédés par des choix sociologiquement « significatifs ». Nous avons veillé à ce que les élèves rencontrés soient scolarisés dans des filières et des spécialités différentes, à ce qu’ils soient à des étapes de parcours hétérogènes (notamment pour ce qui est de l’année de scolarisation, première ou deuxième année de CAP ou de BEP) et à ce que les LP soient de taille et de structure différentes (dans les quatre LP où s’est déroulée l’enquête, trois préparent au Baccalauréat professionnel, et l’un des lycées est polyvalent puisque s’y côtoient des élèves de LP et des élèves préparant un Bac général ou technologique). Quatre vint entretiens ont ainsi été menés au sein des LP (44 filles et 36 garçons interviewés). Centré sur l’histoire (sociale et scolaire) de l’élève et sur son expérience en LP (et en dehors de lui), l’entretien était nourri des éléments recueillis dans le questionnaire, ce qui permettait, par des effets de relance, d’amener l’interlocuteur à prendre position, se reconnaître totalement ou partiellement, ou encore à rejeter les arguments avancés par les autres élèves. Nous avons veillé à ce que quelques points soient soulevés avec tous les élèves rencontrés, à savoir : les classes fréquentées antérieurement et ce que l’élève y a vécu ; Les moments de transition (école primaire, collège, LP) ; les modalités de l’orientation à l’issue du collège ; la découverte du LP et des savoirs ; le sens des matières et leur spécificité ; le rapport à autrui (enseignants, camarades de la classe, copains de la vie, la famille…) ; le sens de l’apprendre et les contextes d’apprentissage (qu’est-ce qu’apprendre ? où apprend-on ?, qu’apprend-on en LP ? qu’apprend-on en stage ? qui apprend et comment apprend-on ?).
C’est à l’occasion d’enquêtes au sein de LP à forte concentration d’élèves issus de l’immigration que la question de « l’ethnicité » a émergé dans la mesure où à côté de la variable « origine sociale » plutôt populaire, la variable « culturelle », évoquant l’altérité et « la différence » s’invitait durant les échanges tant avec des élèves qu’avec des enseignants et chefs d’établissement.
L’enquête auprès des enseignants de lycée professionnel
Quatre lycées professionnels ont constitué le terrain de notre recherche. Leurs effectifs vont de 450 à 900 élèves et ils sont situés dans le Nord Pas-de-Calais (deux lycées « mixtes », un lycée industriel et un lycée tertiaire situé dans un lycée polyvalent). Les entretiens, d’une durée allant de 1 à 2 heures, ont été menés avec des enseignants de différentes disciplines. Nous avons surtout veillé à ce qu’il y ait un équilibre entre les professeurs de lycée professionnel de matières générales et ceux des matières professionnelles. De même, et la part des enseignantes étant plus importante dans l’enseignement général et l’enseignement professionnel des spécialités tertiaires, nous avons eu une légère sur-représentation des professeures dans les lycées professionnels tertiaires, tandis qu’elles étaient en moindre nombre dans les établissements industriels. Une partie de nos interlocuteurs, surtout dans les lycées professionnels industriels, ont eu une expérience professionnelle avant de devenir enseignants. L’âge des professeurs allait de 30 à 59 ans, et sur les 40 enseignants interrogés, 12 sont d’anciens ouvriers ou employés. Enfin, tous les professeurs rencontrés enseignent au moins à des classes de CAP et de baccalauréat professionnel, ce qui nous permettait de voir comment s’effectuent l’accueil et le suivi du public lors de la transition collège/lycée professionnel. Les thèmes suivants, soulevés lors des entretiens, ont été définis au regard de leur caractère central dans le travail enseignant : le public scolaire et les manières dont on peut le définir (critères sociaux, scolaires,culturels…) ; l’accueil des élèves par le lycée professionnel et par l’enseignant ; les démarches pédagogiques mises en œuvre (préparation des cours, déroulement des enseignements, modes de sollicitation des élèves) ; les stratégies permettant de lutter contre le sentiment (ou l’image) d’échec scolaire chez les élèves ; les modes d’évaluation des élèves et les exigences scolaires ; les finalités du lycée professionnel et de la matière (ou des matières) que l’on enseigne ; les critères permettant de soutenir que telle ou telle démarche permet aux élèves de « s’en sortir » ou non ; les conditions de travail et la vie dans l’établissement (relations avec les collègues, avec la direction et les autres acteurs) ; le stage en entreprise et son statut pour l’enseignant ; les relations avec les parents. Nous avons également rencontré des CPE, des proviseurs et des chefs de travaux. C’est également autour de la vie scolaire et des modes de construction des relations aux entreprises que prennent sens le travail des enseignants et ses épreuves.

Mais l’approche qualitative des trajectoires scolaires met en relief une diversité des manières d’être aux études et que les élèves partagent quelle que soit leur origine sociale et culturelle. C’est que l’orientation des élèves issus de l’immigration et à l’instar de celle, plus générale, des élèves provenant de milieu populaire ne saurait être rabattue sur le seul postulat de la reproduction sociale. Elle doit aussi être pensée à partir des trajectoires singulières qui laissent apparaître les effets imprévisibles ou discrets d’une position spécifique dans la fratrie, de rencontres avec des enseignants, des tuteurs de stage en entreprise ou avec des amis vivant ou non dans le quartier d’habitation et qui peuvent, chacun de manière spécifique, soutenir le projet d’apprendre, de s’orienter vers des formations plus ambitieuses, etc. Nombreux sont alors les élèves issus de l’immigration à s’engager dans des études à l’issue du baccalauréat professionnel et à connaître une réelle réussite comme nous avons pu le souligner dans des travaux antérieurs[22]. Même si des difficultés persistent quand il s’agit d’entrer sur le marché du travail et que beaucoup de ces jeunes s’affrontent aux effets d’une discrimination – qui n’est pas systématiquement vécue comme telle – lors de l’embauche, les réussites scolaires, même moins probables statistiquement, autorisent une autre lecture du processus d’orientation. Ainsi, la position dans la fratrie, selon que l’on soit l’aîné ou le plus jeune, fille ou garçons, mais aussi eu égard à l’âge des parents, jeunes ou moins jeunes, modalise les projets d’avenir et l’engagement dans les études. Et une même variable telle que le chômage connu par l’aîné d’une fratrie peut avoir des effets diamétralement opposés sur l’élève, soit une démobilisation scolaire, soit une surmobilisation sur l’école. Les enquêtes qualitatives menées par des chercheurs mettent en lumière une réalité bien complexe, rendant compte des raisons d’une meilleure réussite chez les filles que chez les garçons, de trajectoires scolaires inégales et différenciées au sein d’une même fratrie, imputables à l’appui que les aînés peuvent apporter aux cadets au niveau matériel et symbolique…[23]

Conclusion

L’orientation scolaire constitue l’une des thématiques les plus sensibles socialement et pour s’en rendre compte, il suffit d’interroger les parents, les élèves et plus globalement les usagers tant son fonctionnement semble toujours osciller entre gestion des flux scolaires et accompagnement de chacun vers la réalisation d’un projet personnel. C’est d’ailleurs cette tension qui focalise le plus souvent le ressentiment porté par une partie des élèves issus de l’immigration quand ils estiment avoir été victimes d’une sélection faisant intervenir d’autres critères que ceux d’ordre stricto sensu scolaire. Ce ressentiment est aussi présent chez d’autres publics et il rappelle, si nécessaire, que l’orientation, comme tout autre verdict scolaire – l’évaluation en l’occurrence – met en jeu des principes de justice qui ne peuvent être appréciés qu’à l’aune de ce que vivent les élèves, leurs parents mais aussi les acteurs du système éducatif. Or en portant une attention à l’expérience des élèves et à leur parcours, on réalise souvent l’insuffisance d’un regard sociologique raisonnant exclusivement en termes de reproduction sociale, car la thèse de la « discontinuité culturelle » ne rend pas compte des facteurs spécifiquement scolaires et contextuels qui influent sur les trajectoires d’orientation ; elle conduit aussi à penser la scolarité des élèves issus de milieu populaire, dont fait partie la majorité des élèves issus de l’immigration, en termes d’échec ou de difficultés scolaires, alors que les réussites sont nombreuses bien que plus improbables et invisibles. Le misérabilisme guette souvent cette lecture en termes de reproduction des inégalités alors que l’on observe aussi de belles réussites, appuyées le plus souvent sur un engagement professionnel et éthique des enseignants[24] mais également sur des histoires familiales mettant en jeu des rapports différenciés à l’avenir social et professionnel[25]. Il reste cependant à conduire des recherches et des observations longitudinales afin de comprendre les modalités empiriques à travers lesquelles les parcours d’orientation se construisent, à identifier les négociations qui participent de la production ou de l’atténuation des inégalités entre élèves selon l’origine sociale et, le cas échéant, migratoire. Un des points qui nous a paru essentiel pour comprendre les trajectoires scolaires consiste à croiser les données statistiques avec les parcours de vie, l’occasion aussi d’observer que ce ne sont pas seulement les contraintes qui déterminent les devenirs : ce sont également les stratégies mises en place par les usagers, dans le cadre d’interactions spécifiques avec et en dehors des acteurs de l’école, qui modalisent des devenirs bien souvent imprévisibles.

Notes

[1] Maïtena Armagnague, Isabelle Rigoni, Simona Tersigni, « A l’école en situation migratoire », Migrations Société, 2019/2 N° 176.

[2]La France comptait en 2014-2015, 54500 Élèves allophones nouvellement arrivés (EANA) scolarisés dans les établissements des premier et second degrés, et 60 700 en 2016-2017, cf. Juliette Robin « 60 700 élèves allophones en 2016-2017 : 90 % bénéficient d’un soutien linguistique », Note d’information 18.15, Paris : ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, juin 2018,

[3] Voir par exemple  Stépgane Jugnot, « Les statistiques ‘‘ethniques’’ outillent des politiques de quotas plutôt que la connaissance des discriminations : l’exemple canadien », La Revue de l’IRES, 2014/4, N° 83 ; « Faut-il des statistiques ethniques ? », Observatoire des inégalités, 10 juillet 2020, https://www.inegalites.fr/Faut-il-des-statistiques-ethniques

[4] François Dubet, « L’égalité et le mérite dans l’école démocratique de masse », L’année sociologique, 50-2, 2000, p. 384.

[5] Abdelmalek Sayad, L’école et les enfants de l’immigration, Paris, Seuil, 2014.

[6] Voir à ce sujet Hélène Bertheleu, « Sens et usages de « l’ethnicisation » », Revue européenne des migrations Internationales, vol. 23 – n°2, 2007.

[7] Agnès Van Zanten, L’école de la périphérie, Paris, PUF, 2001, p. 3.

[8] Alain Frickey, « Les inégalités de parcours scolaires des enfants d’origine maghrébine résultent-elles de discriminations ? », Formation emploi, N°112, 2010, p. 21.

[9] Voir Aziz Jellab, « L’orientation scolaire en France ou de la distillation fractionnée. Des inégalités modulées par l’organisation du système éducatif et par des effets de contexte », document préparatoire au 42ème colloque de l’AFAE,  Bordeaux, Mars 2020, http://www.afae.fr/wp-content/uploads/2019/12/L%E2%80%99orientation-scolaire-en-France-ou-de-la-distillation-fractionn%C3%A9e-Aziz-Jellab.pdf

[10] Jean-Michel Berthelot, Ecole, orientation, société, Paris, PUF, 1993.

[11] CNESCO, Inégalités sociales et migratoires comment l’école amplifie-t-elle les inégalités ? Rapport Scientifique Sept. 2016, p. 58.

[12] Georges Felouzis, Barbara Fouquet-Chauprade et Samuel Charmillot, « Les descendants d’immigrés à l’école en France : entre discontinuité culturelle et discrimination systémique », Revue française de pédagogie, N° 191, avril-mai-juin 2015,

[13] Yaël Brinbaum, « Trajectoires scolaires des enfants d’immigrés jusqu’au baccalauréat : rôle de l’origine eu du genre », Education et Formations, N° 100, décembre 2019.   

[14] Choukri Ben Ayed, « Discriminations : l’éducation, un espace à haut risque ? », Le sociographe, N° 34, 2011, p. 68.

[15] Voir à ce sujet Olivier Cousin, L’efficacité des collèges. Sociologie de l’effet-établissement, Paris, PUF, 1998.

[16]Cf. « Les élèves étrangers ou issus de l’immigration dans l’école et le collège français. Une étude d’ensemble », Les dossiers d’éducation et formations, 1996, N° 67, p. 3.

[17] DEPP, « Après leur entrée en sixième en 2007, près de quatre élèves de Segpa sur dix sortent diplômés du système éducatif », Note d’information, N°2, 2017).

[18] Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999, p. 205.

[19] Aziz Jellab, Sociologie du lycée professionnel. L’expérience des élèves et des enseignants dans une institution en mutation, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2009.

[20] François Dubet, Sociologie de l’expérience, Paris, Seuil, 1994.

[21] Claude Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 5ème édition.

[22] Aziz Jellab, « Apprendre un métier ou poursuivre ses études ? Les élèves de lycée professionnel face à la réforme du bac pro trois ans »‪,Formation emploi 2015/3, n° 131 ; Enseigner et étudier en lycée professionnel aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2017.

[23] Voir par exemple Laure Moguérou, Emmanuelle Santelli  « Parcours scolaires réussis d’enfants d’immigrés issus de familles très nombreuses », Informations sociales, 2012/5 n° 173. Les auteures écrivent : « Les travaux ayant porté sur les trajectoires scolaires atypiques ont montré que les familles qui se ressemblent par leurs caractéristiques objectives (capitaux scolaires, origines sociales) peuvent être, en réalité, relativement hétérogènes. L’incidence de l’histoire familiale (caractéristiques sociales avant l’émigration et nature du projet migratoire) et des ressources mobilisables pour pallier la précarité des conditions de vie et/ou la faiblesse des capitaux culturels ont été largement renseignés dans les travaux sur les réussites scolaires des élèves de milieux populaires ou immigrés. Nos analyses confirment pour une large part ces travaux, mais s’attachent davantage aux dynamiques fraternelles qui ont rendu ces parcours possibles » (pp. 85-86). Voir également l’étude fort éclairante menée par Stéphane Beaud sur une fratrie composée de trois sœurs et de cinq frères, issus d’une famille immigrée algérienne. En déplaçant le regard sur les interactions familiales, elles-mêmes inscrites dans une histoire migratoire spécifique, le sociologue parvient à rendre compte de la mobilité sociale ascendante mais aussi des différences entre frères et sœurs, celles-ci connaissant une meilleure réussite scolaire, cf. La France des Belhoumi, Paris, La Découverte, 2018.

[24] Voir l’ouvrage dirigé par Benoît Falaize, Territoires vivants de la République. Ce que peut l’école, réussir au-delà des préjugés, Paris, La Découverte, 2018.

[25] On doit à Zaihia Zéroulou d’avoir mené l’une des recherches pionnières portant sur ce sujet. Afin de comprendre les cas de réussite exceptionnelle chez des élèves d’origine algérienne, l’auteure avait interrogé leurs familles. Elle a mis au jour la place déterminante du projet scolaire qui appartient au projet migratoire. La réussite est alors inséparable des stratégies parentales eu égard au projet d’intégration à la société française, très prégnant chez les familles dont les enfants accèdent à l’université. Cf. « La réussite scolaire des enfants d’immigrés. L’apport d’une approche en termes de mobilisation », Revue française de sociologie, 1988, 29-3.

Numéros

Introduction du numéro : Dans l’arène de l’économie informelle en Côte d’Ivoire

Dali Serge LIDA

Maitre de Conférences en sociologie économique

Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan (Côte d’Ivoire)

Chercheur-Associé UMR Innovation, CIRAD/Montpellier (France)

Un examen transversal du fonctionnement des économies des pays en développement montre, de façon globale, un déséquilibre entre les secteurs dits formel et informel. Un déséquilibre dans lequel le secteur dit informel l’emporterait sur le secteur dit formel, aussi bien statistiquement/démographiquement que politiquement. Dans la plupart de ces pays, en effet, le secteur informel concentre plus de la moitié (50,5%) des emplois non agricoles (BIT, 2018) et constitue par ricochet une éponge à emplois. De même que politiquement, ce secteur  cristallise l’ensemble des programmes et actions publiques visant à restructurer l’économie, en termes de création d’emplois, de mobilisation de l’épargne ainsi que d’ajustement de la fiscalité (Charmes J, 2003 ; Gaufryau, B. et Maldonado C, 2013).

La situation de la Côte d’Ivoire porte ces mêmes caractéristiques. On y retrouve ainsi 94% (ENSESI 2016)[1] des emplois dans le secteur informel ; de même que de nombreux discours, programmes et politiques lui sont consacrés. Il s’agit de politiques de financement, de formation et d’adaptation de la fiscalité et autres procédures administratives

Cette centralité du secteur informel dans l’économie des pays en développement est également caractérisée par l’ampleur des études qui y font référence. Dans cet ordre, on note également, en Côte d’Ivoire, une variété d’études ayant pour objet le secteur informel (Lachaud J. P, 1976 ; Akindès F, 1990; N’guessan B. 1999 ;  Loukou, 2003 ; Combarnous et Labazée, 2002 ; Lognon J.L, 2010 ; 2017 ; Gaufryau et Maldonado, 2013, Lida D. S., 2014, Traoré, 2016).

Par ailleurs, le secteur informel en Côte d’Ivoire de par son histoire, sa dynamique, ses acteurs et la nature de leurs interactions présente des particularités. Son histoire, sa dynamique, son rapport à l’État sont liées aux différentes conjonctures économiques et à l’immigration. Du point des vue des relations, le fonctionnement du secteur informel en Côte d’Ivoire est caractérisé par la construction de monopoles et des stratégies de ruptures ou de contournement des barrières multiformes à l’entrée (Yao Gnabéli, 2010 ; Lida D. S., 2015 ;  Lognon J. L, 2017 ; Lautier B, 2004.

Ce numéro des Cahiers de sociologie économique et culturelle regroupe les résultats d’un ensemble de travaux de sociologie et d’anthropologie économique réalisés dans le cadre du laboratoire de Sociologie Economique et d’Anthropologie des Appartenances Symboliques de l’Université Félix Houphouët-Boigny. Ces travaux se rapportent, d’une part, aux idées reçues en lien avec le fonctionnement du secteur informel en Côte d’Ivoire, en tant qu’espace social et en tant que forme d’expression de l’économie en lien étroit avec le secteur formel ; d’autre part, à des travaux qui examinent le rapport entre économie formelle et économie informelle, en termes de concurrence et ce que cela engendre comme stratégies et ressources sociales en vue de contrôler l’espace. On y retrouve, en outre, des travaux qui analysent le mode de recrutement le plus partagé entre entreprises du secteur formel et du secteur informel, en l’occurrence, le recrutement de la main-d’œuvre familiale, en termes de logiques et d’enjeux sociaux. Enfin, ce numéro s’intéresse à la manière dont les trajectoires d’insertion professionnelle de jeunes formés à l’agriculture contribuent au maintien de l’activité agricole dans l’informalité, en dépit de politiques et d’actions visant à  professionnaliser et/ou à formaliser le secteur agricole.

Ce sont donc au total 4 textes regroupés autour des trois thématiques :

  1. Des idées reçues au fonctionnement concret de l’économie informelle en Côte d’Ivoire et
  2. de la concurrence entre l’économie informelle et l’économie formelle : étude de cas dans le secteur de la loterie en Côte d’Ivoire, pour ce qui concerne la mise en relation analytique entre les idées reçues (imaginaires sociaux et positionnements politiques) sur le secteur informel et son fonctionnement concret; la concurrence entre l’économie informelle et l’économie formelle pour le contrôle d’une niche économique (la loterie et les jeux de hasard).
  3. Logiques sociales et enjeux de l’utilisation de la main d’œuvre familiale dans les PME et les Microentreprises du secteur informel en Côte d’Ivoire, pour ce qui concerne la thématique relative au recrutement de la main-d’œuvre familiale, en termes de logiques et d’enjeux sociaux, aussi bien dans le secteur formel que dans le secteur informel. Et enfin
  4. Imaginaires et pratiques sociales d’insertion des jeunes  dans l’activité agricole en Côte d’Ivoire : Étude de cas, qui illustre la manière dont les trajectoires d’insertion professionnelle de jeunes formés à l’agriculture contribuent au maintien de l’activité agricole dans l’informalité.

Note

[1] Rapport de l’Enquête Nationale sur la situation de l’emploi et du secteur informel 2016

Bibliographie

AKINDES F. (1990). Urbanisation et développement du secteur informel alimentaire : l’exemple d’Abidjan, Thèse de doctorat nouveau régime EHESS, Paris.

BIT. (2018). « Women and Men in the informal Economy: a Statistical Picture », Genève.

CHARMES J. (1992 Le secteur informel, nouvel enjeu des politiques de développement ? In: L’Homme et la société, N. 105-106, 1992. Vers quel désordre mondial ? pp. 63-77.

COMBARNOUS F., LABAZEE P. (2002). « Entreprises et emploi en Côte d’Ivoire, » Série de recherche 05, Groupe d’Economie du Développement de l’Université Montesquieu Bordeaux IV.

DOI : https://doi.org/10.3406/homso.1992.2664

DOI : https://doi.org/10.3406/netco.2003.1577

GAUFRYAU B., Maldonado C.  (2013). « Secteur informel : fonctions macro-économiques et politiques gouvernementales : le cas de la côte d’ivoire », Document de recherche S-INF-1-13.

LACHAUD J.P. (1976). Contribution à l’étude du secteur informel en Côte d’Ivoire : le cas du secteur de l’habillement, Bordeaux, thèse de troisième cycle, Université Bordeaux 1.

LIDA D.S. (2014). Logiques d’insertion et de maintien de jeunes nationaux dans les activités économiques monopolisées par des groupes d’immigrés. Etude de cas en Côte d’Ivoire, Revue Sociétés & Economies, Revue du Laboratoire de Sociologie Economique et d’Anthropologie des Appartenances Symboliques, pp 6-19.        

LIDA D.S. (2015). De la subversion à la monopolisation : analyse sociologique d’une tentative d’inversion du monopole dans l’activité de charretier à Bonoua (Côte d’Ivoire), Les Annales de l’Université de Lomé, Série Lettres et Sciences Humaines, Tome XXXV-1, Juin 2015, pp 61-73.

LOGNON J-L. (2010). Idéologies et pratiques d’appui du secteur informel en Côte d’Ivoire,Thèse de doctorat de Sociologie, Université de Cocody, Abidjan.

LOUKOU A. F. (2003). Économie informelle et télécommunications en Côte d’Ivoire : le cas des cabines téléphoniques privées. In: NETCOM : Réseaux, communication et territoires / Networks and Communication Studies, vol. 17 n°1-2, august 2003. pp. 99-112.

N’GUESSAN M.B. (1999). Comprendre l’économie informelle en Côte d’ivoire : Etude de cas à travers les « maquis », à Abidjan. Thèse pour le doctorat

TRAORÉ N. (2016). « Les déterminants de la disposition des managers à formaliser les PME informelles en Côte d’Ivoire », Études caribéennes [En ligne], 35 | Décembre 2016, mis en ligne le 16 décembre 2016, consulté le 12 novembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/etudescaribeennes/10358 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudescaribeennes.10358

www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1992_num_105_3_2664

www.persee.fr/doc/netco_0987-6014_2003_num_17_1_1577


Numéros

LA BIÉLORUSSIE OLYMPIQUE OU L’ÉCHEC D’UN NATIONALISME SPORTIF POST-COMMUNISTE

Pauline SOULIER

A. Goujon et V. Symaniec (1997, p. 21) introduisent leur ouvrage Parlons Biélorussien par une interrogation pouvant surprendre le lecteur : « La Biélorussie existe-t-elle ? ». Cette question est totalement légitime. La Biélorussie est l’un des États européens des plus anonymes et des plus méconnus, tout en étant l’un des plus atypiques. Déjà le nom même de l’État porte à confusion. L’apparition du terme « Russie » dans la composition du nom pourrait faire croire qu’il s’agit d’une région de cette dernière. Ce fut le cas durant une grande partie de l’Histoire [1]. Ensuite, où se trouve la Biélorussie sur une carte ? Encore une fois, son nom suppose une proximité avec la Russie, mais où ? C’est un État totalement enclavé, coincé entre la Lituanie au nord, la Russie, l’Ukraine et la Pologne à l’est. État plat comme la Belgique et marécageux, la Biélorussie semble étouffer au milieu de ses puissants voisins. Enfin, la Biélorussie ne fait que très rarement la une des journaux. Minsk, sa capitale, est brièvement apparue dans la presse grand public lors de la crise ukrainienne en 2014, puisque les accords de paix sont signés là-bas. Les fans d’athlétisme connaissent le talent et les performances des lanceurs de poids ou de marteau biélorussiens [2] et les adeptes de l’Eurovision savent que la Biélorussie participe régulièrement à ce concours européen de chant [3]. La série télévisée multi-récompensée Tchernobyl [4] laisse entrevoir que la Biélorussie est impactée par la catastrophe, mais demeure bien en deçà de la réalité biélorussienne [5] (Lallemand, Symaniec, 2007, pp. 145-165).

Pourtant, la Biélorussie est bien davantage que cela. Elle est par exemple la patrie des frères Bielski (Tec, 2008), Résistants juifs durant la Deuxième Guerre mondiale ayant inspiré, en 2008, le film Les Insurgés de E. Zwick avec entre autres D. Craig. La Biélorussie, c’est surtout, un État extraordinaire sur le continent européen. En effet, elle est le dernier régime autoritaire, dictatorial selon certains, en Europe (Lallemand, Symaniec, 2007). Bien avant V. Orbàn en Hongrie (Pap, 2017), son président A. Loukachenka [6] refuse de se conformer à la démocratie des Droits de l’Homme, lui préférant un régime d’essence communiste. La Biélorussie dès le milieu des années 1990 est, avec la Serbie de S. Milošević, l’un des premiers États illibéraux (Zakaria, 1998) en Europe (Soulier, 2019, pp. 515-549). Depuis, son élection en 1994, A. Loukachenka rappelle régulièrement son aversion pour le modèle politique occidental et vante les bienfaits du modèle soviétique. En 2005, par exemple, il explique que « celui qui se réjouit de la démocratisation dans l’espace postsoviétique risque d’en récolter les fruits amers » (Karbalevitch, 2012, p. 190). De plus, il a remis en place de nombreuses fêtes et traditions soviétiques. Lors de la chute du régime soviétique, le nouveau gouvernement choisit le 27 juillet, date de la déclaration d’indépendance de 1990, comme fête nationale ; par un référendum en 1996, A. Loukachenka obtient le consentement du peuple pour que soit rétablie la date du 3 juillet, commémorant la libération de Minsk par l’Armée rouge en 1943 (Lallemand, Symaniec, 2012, p. 58).

Depuis, de grandes parades d’inspiration soviétique sont organisées tous les ans à cette date. Des tableaux de spectacles vivants se succèdent sur la Place d’Octobre à Minsk retraçant la vision de l’histoire du Président, où l’URSS occupe une place centrale et où A. Loukachenka est présenté en sauveur d’une Biélorussie condamnée au déclin par la transition démocratique (Lapatniova, 2001, pp. 87-94).

La politique d’A. Loukachenka est une politique de crise permanente. Selon les discours présidentiels, la Biélorussie est cernée par des ennemis. Ceux-ci sont tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Les États-Unis et l’Union européenne sont généralement ses cibles privilégiées. A. Loukachenka est également en conflit ouvert avec la Pologne, principalement en raison de rancœurs ancestrales. Enfin, selon les nécessités du moment, il entre en conflit avec la Russie de V. Poutine. Toutefois, les querelles avec ce dernier tournent généralement à la défaveur du Biélorussien, le Russe détenant un moyen de pression fort sur lui : le gaz (Lallemand, Symaniec, 2012, pp. 168-193).

Ainsi, tous les secteurs de la vie privée et publique sont marqués du sceau du communisme. Les activités physiques et sportives, comme sous l’URSS, deviennent un objet politique. En juin 2016, l’émission de Canal+ L’Effet papillon, consacre un reportage à la Biélorussie. Les dernières séquences s’intéressent aux clubs de patriotes. Les images montrent de jeunes hommes en plein entraînement paramilitaire dans un gymnaste de Minsk. L’entraîneur explique que ces entraînements mêlent à la fois le militaire, le religieux et le patriotisme. À l’instar des Bataillons scolaires de la IIIème République en France, le but de ces clubs est de former à la fois militairement et idéologiquement les jeunes, au sacrifice pour la Biélorussie. Le journaliste explique que toutes ces personnes sont motivées par la crainte que la Biélorussie n’emprunte la même voie que l’Ukraine. Elles ne souhaitent pas une sécession de l’État et sont prêtes à défendre les liens avec Moscou [7]. Nous retrouvons ici, tous les éléments du discours anxiogène et nationaliste d’A. Loukachenka. Mais si des jeunes s’entraînent à une potentielle guerre, le sport de compétition est lui aussi un fort levier de la politique du Président.

Une fois encore, il n’est pas très innovant en la matière et reprend les stratégies de la majeure partie des États. La Guerre froide est une guerre de représentation. Chaque domaine de la vie est un terrain de conquête. Depuis les Jeux olympiques de Berlin de 1936, le sport est devenu un moyen de propagande politique. A. Hitler fait de cette Olympiade la promotrice efficace de la grandeur de son régime (Brohm, 1983, pp. 114-173). Toutefois, si l’histoire retient surtout Les Jeux olympiques de Berlin comme la première manifestation de la récupération politique du sport de compétition, quelques années auparavant, B. Mussolini fait de même pour démontrer la supériorité de son régime fasciste. L’Italie de l’époque brille dans de nombreuses disciplines sportives, telles que le football ou la boxe. La presse se fait alors le relais du Duce, liant victoires sportives et force du régime. D’ailleurs, la Coupe Rimet de 1934, organisée en Italie doit être une démonstration du savoir-faire et de la modernité du régime fasciste (Bolz, 2008).

Durant la Guerre froide, la course à la médaille d’or olympique est fondamentale pour les États-Unis et l’URSS. Elle est l’occasion pour ces deux États de faire la démonstration de leur force. Ils démontrent aussi que leur idéologie politique permet aux athlètes de remporter des victoires. Enfin, le sport de compétition permet aux industries chimiques et pharmaceutiques de développer leurs compétences en matière d’aide à la performance sportive. Ainsi, le combat est porté sur d’autres terrains que militaires, empêchant une véritable guerre armée frontale (Elias, 1973). À partir de l’étude des quelques monographies françaises consacrées à la Biélorussie, et d’articles de presse, cette réflexion inédite [8] interroge comment le sport de compétition en Biélorussie depuis l’indépendance de 1991, est devenu progressivement un miroir de la politique de ce nouvel État. Dans un premier temps, lors des Olympiades de 1992 à Barcelone et Albertville, la Biélorussie concourt sous la bannière de l’« Équipe unifiée » avec la plupart des anciennes Républiques satellites de la désormais ex-URSS (I). Dans un deuxième temps, l’Olympiade de Nagano en 1998 révèle au monde qui est A. Loukachenka, un Président omnipotent, défiant les règles de la diplomatie internationale (II).

I. Barcelone et Albertville 1992. Une Biélorussie indépendante sous bannière « équipe unifiée »

Les Olympiades d’été et d’hiver de 1992 ne ressemblent pas à leurs précédesseures de l’après-guerre. En effet, ce sont les premières sessions sur lesquelles le spectre de la Guerre froide ne plane pas. Ces jeux sont apaisés et les enjeux politiques semblent moins forts. La compétition sportive redevient le centre des préoccupations. Toutefois, les mutations que connaît l’ancien bloc de l’Est sont prégnantes comme le montre le cas particulier de la Biélorussie. N’ayant pas encore constitué de Comité national, elle concourt sous la bannière « Équipe unifiée », ce qui n’est pas sans conséquence pour les athlètes biélorussiens.

Une Biélorussie en pleine mutation politique et identitaire

Le tournant entre les années 1980 et 1990 est synonyme de grand bouleversement en Europe centrale et orientale. Après avoir vécu sous domination soviétique depuis 1945, les Républiques populaires revendiquent et obtiennent leur indépendance. C’est ce que S.P. Huntington nomme la troisième vague de démocratisation (Huntington, 1993). Suite à la catastrophe de Tchernobyl en 1986, M. Gorbatchev met en place la glasnost, politique de transparence et de liberté d’expression dans la sphère publique soviétique. C’est une occasion inespérée pour les mouvements nationalistes, alors clandestins, de se faire entendre. Ainsi, à l’instar de Solidarnosc en Pologne, des mouvements de contestation nationaux, antisoviétiques, ébranlent encore plus une URSS déjà chancelante suite à la mise en place de la perestroïka en 1985.

Le cas biélorussien apparaît très paradoxal. Le Soviet biélorusse déclare unilatéralement son indépendance le 25 août 1991. S’ouvre alors une période de confusion politique. Si les autres Républiques peuvent s’appuyer sur leur histoire pour reconstruire leur identité nationale, débarrassée de l’emprise soviétique, il n’en va pas de même pour la Biélorussie. En effet, elle n’a quasiment jamais connu de période d’indépendance, hormis quelques mois entre mars 1918 et 1919. Dès lors, elle est intégrée à l’URSS [9]. De plus, la Biélorussie bénéficie d’un statut particulier au sein de l’URSS, elle fait partie des Républiques constitutives reconnues par la Constitution stalinienne de 1936 [10]. Ce statut n’est pas reconnu à la Pologne ou à la Hongrie. Autre fait important dans l’historiographie biélorussienne justifiant ses liens très étroits avec Moscou : cette dernière reconstruit intégralement Minsk après qu’elle ait été dévastée durant les affrontements de la Deuxième Guerre mondiale (Drweski, 1993, pp. 105-111). La capitale russe en profite pour continuer la russification de la Biélorussie déjà entamée par le régime tsariste (Drweski, 1993, pp. 42-68). Ainsi, lors de la déclaration d’indépendance, la construction d’une identité biélorussienne autonome de celle de la Russie est complexe à mettre en place. Alors que la voisine polonaise indépendante porte au pouvoir L. Walesa, leader du mouvement nationaliste, la Biélorussie, elle, opte pour S. Chouchkevitch. Il occupe le poste de chef d’État jusqu’aux élections présidentielles de 1994 [11]. Le 8 décembre 1991, il fait partie des signataires des Accords de Minsk mettant juridiquement fin à l’URSS [12]. Favorable à des réformes économiques d’envergure, à une démocratisation rapide et à un rapprochement avec l’Europe et les États-Unis, il est désavoué par les électeurs en 1994 en raison de la dégradation rapide de la situation économique de la Biélorussie depuis son indépendance (Lisovkaia, 2001, pp. 103-124). Moscou jouait un rôle central dans son économie. Son industrie et son agriculture sont bien trop archaïques pour supporter un changement aussi rapide et brutal (Apremont, 1957, pp. 171-186). Dès lors, la démocratie n’est plus porteuse d’espoir mais synonyme de déclassement pour les classes populaires. Le souvenir du bien-être soviétique est toujours plus prégnant et l’envie de renouer avec celui-ci irrépressible [13]. Ainsi au premier tour des élections présidentielles de 1994, S. Chouchkevitch est éliminé, n’obtenant que 9,91% des voix, très loin derrière A. Loukachenka avec 44,82% (Karbalevitch, 2012, p. 78). La raison du plébiscite pour A. Loukachenka est simple : il promet aux Biélorussiens de renouer avec le bien-être passé en mettant un terme à la démocratisation qui les ruine et en rétablissant un régime d’inspiration communiste en liens étroits avec Moscou (Goujon, 2001, pp. 51-72).

La Biélorussie dans l’équipe unifiée olympique

C’est dans ce contexte politique confus qu’approche la date des quatre sessions olympiques de 1992 à Barcelone et Albertville. Ces Jeux ont une résonnance particulière. Ils sont les premiers à se dérouler sans le poids de la Guerre froide. Ici, il n’est pas question de boycott, mais au contraire d’apaisement. Toutefois, le Comité olympique fait totalement fi de la guerre naissante en ex-Yougoslavie et ferme les yeux sur le massacre de Vukovar perpétré par les Serbes entre le 18 et le 21 novembre 1991 [14].

Dans la précipitation des déclarations d’indépendance à l’Est, le cas des délégations sportives n’est pas une priorité. Toutefois, les nouveaux États entendent participer à cet événement. Les Comités olympiques nationaux n’ayant pas encore été reconnus par le Comité international, les athlètes sont, en théorie, dans l’incapacité de concourir.

Le Comité international prend alors la décision de faire participer ces athlètes sous le nom d’« Équipe unifiée ». Cette équipe ad hoc est composée des onze anciennes Républiques socialistes soviétiques répertoriées par

l’article 13 de la Constitution de l’URSS de 1936, et de la Moldavie qui obtient ce statut par la loi du 7 août 1940. Toutes les autres anciennes Républiques concourent de façon indépendante, y compris les trois États baltes qui pourtant étaient concernés par la loi de 1940.

Néanmoins, il est hors de question pour le Comité olympique de faire croire à une quelconque nostalgie de l’URSS. Les athlètes défilent sous le drapeau olympique et lors de leur victoire, c’est l’hymne olympique qui retentit.

Grâce à cette solution, inconsciemment mais ironiquement inspirée par Staline, les athlètes ne sont pas pénalisés par des bouleversements politiques qui les dépassent. Le Comité olympique, lui, se montre le digne héritier de P. de Coubertin en perpétuant l’image de paix et d’amitié entre les peuples, favorisée par les Jeux olympiques.

D’excellentes performances pour l’Équipe unifiée

L’Équipe unifiée rencontre un fameux succès lors des quatre sessions olympiques de 1992, elle remporte 201 médailles. Lors des Jeux pour valides, elle devance les États-Unis aux tableaux des médailles tant en été qu’en hiver [15]. Si la performance est au rendez-vous, ce n’est pas le cas pour la popularité et la postérité des athlètes. En effet, à Barcelone, ce sont les Américains qui font sensation notamment avec la Dream Team en basket ou le sprinter C. Lewis [16]. Pourtant le meilleur sportif de cette Olympiade est membre de l’Équipe unifiée. Il s’agit du gymnaste V. Scherbo qui empoche pas moins de six médailles d’or dont quatre la même journée. Malheureusement pour lui, la gymnastique masculine ne fait pas partie des disciplines mises en lumière par les médias.

Appartenir à l’Équipe unifiée est à la fois une chance et une malchance pour la Biélorussie. C’est d’abord, bien évidemment, une chance, puisque sans cela, jamais ses athlètes n’auraient pu concourir, leur Comité national n’étant reconnu qu’en 1993. Mais c’est également une malchance pour la Biélorussie. En l’espèce, l’Équipe unifiée est une occasion manquée pour la reconnaissance de sa souveraineté et de son indépendance au niveau international. En effet, V. Scherbo est biélorussien, né à Minsk. Il participe aux Jeux olympiques de 1996 à Atlanta, mais subit un revers, n’obtenant seulement que quatre médailles de bronze. Ce résultat est insignifiant pour la Biélorussie.

Révélations sur la situation en Biélorussie

Les Jeux olympiques de 1992 sont révélateurs de la politique interne de la Biélorussie. Son appartenance à l’Équipe unifiée montre son impréparation à l’indépendance. Le monde sportif, comme la population, n’étaient pas prêts pour la transition politique. L’attachement à l’URSS en particulier, et à la Russie en général, sont prégnants ici. En effet, des États comme les États baltes sont prêts pour l’indépendance et veulent marquer rapidement leur rupture avec le passé soviétique.

En observant de plus près les États membres de l’Équipe unifiée, il est aisé de s’apercevoir qu’il s’agit d’États pour lesquels la transition démocratique est en suspens. Depuis 2006, le groupe de presse britannique The Economist Group [17] calcule l’indice de démocratie [18] de 167 États. Selon le rapport de 2019, l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, l’Arménie et le Kirghizistan sont des démocraties hybrides [19]. La Russie, Le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan la Biélorussie, l’Ouzbékistan, le Turkménistan et le Tadjikistan sont des États autoritaires [20]. La Biélorussie pointe au 150ème rang sur 167 États observés, le dernier étant la Corée du Nord.

L’appartenance de la Biélorussie à l’Équipe unifiée est également révélatrice de la place de Moscou dans l’imaginaire collectif y compris à une époque où s’amorce un début de transition démocratique. Si en 1992, partager une équipe avec la Russie est une opportunité non négligeable, l’élection d’A. Loukachenka marque un frein dans la stratégie de détachement. Malgré des relations aléatoires avec V. Poutine, il n’est pas rare que les deux Présidents se mettent en scène principalement en hockey sur glace. Ainsi, lors des Jeux olympiques de Sotchi en 2014, A. Loukachenka et V. Poutine ont participé à un match de gala de hockey sur glace lors duquel leur équipe a battu celle composée d’anciennes stars de la discipline [21]. Ils démontrent alors la force de leur relation et l’invincibilité de leurs régimes politiques pourtant décriés par la communauté internationale. Autre exemple, en février 2019, les deux Présidents se retrouvent de nouveau à Sotchi mais cette fois dans le cadre d’une rencontre bilatérale[22]. Le but est de donner l’image de deux hommes dont les relations se sont apaisées après des mois de critiques de la part d’A. Loukachenka sur les prises de décisions russes en matière fiscale, fortement défavorables à la Biélorussie. C’est l’occasion pour le Président russe de tenter de modérer les propos de son homologue biélorussien. Toutefois ce dernier ne peut pas se permettre une image de soumission aux diktats de Moscou, les élections présidentielles ont lieu en 2020 et il est candidat pour un sixième mandat [23].

L’image sportive en Biélorussie est d’une part un miroir des relations passionnelles et contradictoires entre Minsk et Moscou. Elle est aussi un outil de communication politique essentiel pour le Président Loukachenka. Ce dernier a l’art de se mettre en scène. Tantôt, comme B. Mussolini, il aime se faire photographier réalisant des travaux agricoles avec G. Depardieu [24], et ainsi montrer sa proximité avec le peuple ; tantôt, il apparaît en sportif tout puissant, genre de Superman, se battant pour sauvegarder les intérêts de la Biélorussie.

La construction de l’identité nationale postsoviétique est complexe en Biélorussie. Les régimes d’historicité (Hartog, 2015) construits sous les différents régimes imposés à cet État depuis plus de deux siècles, sont profondément ancrés dans l’imaginaire collectif. Toutefois comment maintenir l’idée d’un lien fort avec la Russie lorsque cette dernière tend elle aussi à prendre de la distance avec les anciennes Républiques soviétiques ? Le discours d’A. Loukachenka séduit en 1994 car rassurant. Il promet de renouer avec une vie antérieure, pas si lointaine, mais qui possède déjà la puissance d’un « Age d’or » à retrouver (Minois, 2009). Finalement, la participation de la Biélorussie aux Olympiades de 1992 sous la bannière de l’Équipe unifiée correspond à l’état d’esprit du moment. Elle est l’incarnation d’une continuité dans l’évolution de l’Histoire. Elle est l’admission que l’URSS est révolue mais qu’il en subsiste une peau de chagrin à laquelle se raccrocher encore un peu avant d’affronter la réalité du chemin solitaire de l’indépendance. Néanmoins, s’il est si compliqué pour la Biélorussie de se trouver une identité nationale, ou bien s’il est si compliqué pour l’observateur étranger de parvenir à la déterminer, ce n’est pas seulement en raison de la quasi non-existence de cet État tout au long de l’Histoire. Dans les Balkans, le Kosovo n’a jamais réellement existé avant la déclaration unilatérale d’indépendance du Parlement en 2008. Mais ce petit morceau de terre caillouteux sur lequel ne poussent que des édifices religieux et des bâtiments de type communiste des années 1970, s’est forgé pas moins de deux identités nationales concurrentes. Alors pourquoi, l’identité nationale biélorussienne demeure-t-elle autant un mystère ? L’une des clefs est sûrement son Président de la République depuis 1994 : A. Loukachenka. Sa personnalité et sa pratique du pouvoir empêchent toute discussion sur des sujets comme l’identité nationale. Si ses interventions sur la scène internationale font généralement sourire [25], elles posent un véritable problème en interne [26].Il s’est emparé du pouvoir et entend bien régir tous les domaines de la vie publique et privée, comme aux heures les plus sombres de la période stalinienne.

II. Nagano 1998. La révélation d’un Président obstacle à la nation

Les Jeux olympiques de Nagano sont relativement exceptionnels. Il est rare que le continent asiatique en soit l’hôte. Depuis 1945, seules trois sessions y ont eu lieu : en 1964 à Tokyo, 1974 à Sapporo et 1988 à Séoul. La situation de la Biélorussie aussi a grandement évolué depuis les Jeux olympiques de 1992. D’un point de vue sportif, elle concourt de façon indépendante depuis les Jeux d’Atlanta. D’un point de vue politique, son Président A. Loukachenka est installé à son poste depuis 1994 et grignote toujours davantage les droits et libertés fondamentales. Lors des Jeux de Nagano, son comportement pour le moins atypique pour un Chef d’État met un coup de projecteur sur une Biélorussie qui sort de l’anonymat international. C’est l’occasion de découvrir la conception du pouvoir selon A. Loukachenka.

Une transition démocratique suspendue depuis 1994

Le contexte politique de la Biélorussie en 1998 est bien différent de celui de 1992. La transition démocratique amorcée par le gouvernement de S. Chouchkevitch est suspendue depuis l’élection d’A. Loukachenka en 1994. En seulement quatre années de pouvoir, il a opéré de très nombreux changements dans une Biélorussie bouleversée par la chute de l’URSS.

A. Loukachenka se fait connaître du grand public grâce à son positionnement pro-démocratie. Puis, sentant la colère populaire monter face aux effets néfastes de l’ouverture vers le modèle Occidental, le futur président opère un revirement idéologique. Il ne se veut plus le chantre de la démocratie mais le partisan du rétablissement d’un régime d’essence communiste (Goujon, 2001, pp. 51-72). Cet opportunisme politique, allié à un grand charisme, permettent à A. Loukachenka de s’emparer du pouvoir. Au départ, personne ne croyait en ce presque inconnu, beaucoup voyaient en lui une marionnette qu’il serait facile de diriger (Karbalevitch, 2012, pp. 72-80). C’est le contraire qui advint. A. Loukachenka dirige la Biélorussie comme bon lui semble en usant d’un outil politique redoutable : le référendum. En 1995 et 1996, il asseoit son autorité pleine et entière en en organisant deux. Les résultats positifs sont massifs, lui donnant une légitimité populaire, sur laquelle il s’appuie encore aujourd’hui. Il profite de ces référendums à questions multiples pour interroger les Biélorussiens sur des sujets divers et d’importance aléatoire.

Lors du référendum de 1994, il propose aux Biélorussiens de se prononcer à la fois sur l’établissement du bilinguisme, sur le rétablissement de symboles étatiques proches de ceux de l’époque soviétique, sur la politique d’intégration avec la Russie et sur le droit du Président à dissoudre le Parlement (Lallemand, Symaniec, 2007, pp. 51-56). A. Loukachenka focalise toute la campagne sur les deux premières questions, laissant de côté les deux autres, pourtant centrales. Mais le peuple ne se sent pas concerné par la dimension politique. Il approuve les quatre propositions du Président au prétexte de vouloir renouer avec l’époque d’avant la crise. Il recommence la même stratégie en 1996. Les Biélorussiens acceptent en masse de déplacer la fête nationale en faveur d’une date ayant une résonnance communiste, ils sont favorables à la peine de mort et refusent la libéralisation de la vente de la terre (Lallemand, Symaniec, 2007, pp. 56-62).

Cet intérêt pour les symboles de la nation n’est pas anodin. Bien au contraire, il relève d’une stratégie politique redoutable. Depuis son élection, son principal adversaire politique est le Front Populaire biélorussien. Ce dernier n’est pas seulement un opposant politique mais également un opposant nationaliste. Il milite pour une autre définition de l’identité nationale biélorussienne, et propose une réflexion commune sur les crimes commis par l’URSS (Zaslavsky, 2007). Bien que les Biélorussiens ne trouvent pas un grand intérêt à de tels débats en période de crise économique, le Front Populaire biélorussien demeure un danger pour le pouvoir du Président. C’est pourquoi, il reprend à son compte la thématique du nationalisme, pour priver son adversaire d’un monopole.

La conception du pouvoir selon A. Loukachenka découle de son éducation à l’époque soviétique. Pour lui, le Chef de l’État, quel que soit le nom de son poste, dispose de pouvoirs considérables. Selon V. Karbalevitch, le Président rappelle souvent qu’« en Biélorussie, il n’y a qu’un seul homme politique, c’est moi » (Karbalevitch, 2012, p. 131). Sa vision du pouvoir mêle parfois mystique et égocentrisme comme le rapporte le même auteur transcrivant un échange entre A. Loukachenka et K. Soumar, dirigeant de la région de Brest en 2004 (Karbalevitch, 2012, p. 131) :

A. Loukachenka : Pourrez-vous assurer une bonne récolte ?
K. Soumar : Je ne puis contredire Dieu, très estimé Alexandre Grigorievitch. Vous voyez bien quel temps il fait.
A.L. : Je ne suis pas Dieu, moi.
K.S. : Vous êtes un peu plus haut !
A.L. : Merci.

De la même manière, sa définition de la politique est très extensive. Il a son mot à dire partout où il y a un peu de pouvoir. Ainsi, il intervient non seulement dans les sphères classiques des institutions politiques, souvent au mépris de la séparation des pouvoirs et de la Constitution, mais aussi dans des domaines plus étranges. Conscient du succès populaire du concours de l’Eurovision [27], il intervient régulièrement tant lors des phases de sélection [28], que lors de la phase final[29].

De la même façon, suite à sa réélection de 2010 marquée par un repli nationaliste, le Président politise le monde de la beauté. Désormais, seuls les mannequins biélorussiens sont autorisés dans les campagnes publicitaires et les défilés. Ainsi, par exemple, le Concours de Miss Biélorussie est subventionné et encadré par le service culturel de la mairie de Minsk. L’objectif de ces mesures est de promouvoir « une beauté nationale », c’est-à-dire, une beauté qui ne soit pas inspirée de l’Occident [30]. Mettre l’accent sur ce sujet lors de la campagne de 2010 est surtout une stratégie de contournement pour A. Loukachenka. En effet, la Constitution lui interdisait de se présenter à ces élections présidentielles. Cette dernière n’autorise que deux mandats consécutifs, A. Loukachenka en brigue alors un troisième. L’opposition et la communauté internationale fustigent cette violation constitutionnelle, en vain. A. Loukachenka maintient sa candidature et remporte les élections. Le scrutin est entaché d’irrégularités selon les observateurs de l’OSCDE [31]. L’un des thèmes de campagne du Président sortant est la qualification de ses adversaires d’« ennemis du peuple » en lien avec l’Occident. D’ailleurs, le jour de la proclamation des résultats du scrutin, le siège du gouvernement est pris d’assaut par des manifestants. En représailles, sept des neuf candidats de l’opposition sont arrêtés [32].

L’intérêt du Président pour la beauté est en relation directe avec ses opposants, ennemis du peuple. En effet, en se faisant le protecteur de la beauté biélorussienne, il se dresse en rempart contre l’invasion de la culture Occidentale, alors que ses adversaires s’en font les promoteurs. Dans un État biélorussien qui semble toujours en deuil de l’époque communiste, la préservation contre l’Occident est fondamentale.

Dans le domaine sportif, A. Loukachenka est là aussi très présent. Il est Président du Comité national olympique. Un statut qui lui offre l’occasion de s’exprimer sur la scène internationale, lors des Jeux de Nagano alors qu’il est mis au banc de la communauté internationale.

Occidentale, alors que ses adversaires s’en font les promoteurs. Dans un État biélorussien qui semble toujours en deuil de l’époque communiste, la préservation contre l’Occident est fondamentale. Dans le domaine sportif, A. Loukachenka est là aussi très présent. Il est Président du Comité national olympique. Un statut qui lui offre l’occasion de s’exprimer sur la scène internationale, lors des Jeux de Nagano alors qu’il est mis au banc de la communauté internationale.

Un Président s’imposant aux Jeux de Nagano

Deux invités surprise s’imposent au Japon. Le premier est le mauvais temps. L’une des images emblématiques des Jeux olympiques de Nagano est les épreuves perturbées voire annulées en raison de la neige et du brouillard. Ce mauvais temps, non anticipé par les organisateurs, n’est pas le seul à les surprendre. Le Président biélorussien fait lui aussi une visite impromptue mettant également l’organisation dans l’embarras mais elle parvient à ce que la presse ne relaie pas l’évènement.

Les autorités nippones ne convient pas A. Loukachenka aux Jeux olympiques de Nagano. Si aucune raison n’est officiellement avancée, il est fort probable que le Japon profite de cette occasion pour marquer sa désapprobation envers la politique du Président. Toutefois, l’équipe biélorussienne de hockey sur glace défait successivement la France et l’Allemagne. Dans un contexte de relations tendues avec ces deux États, A. Loukachenka est très fier de ses joueurs et souhaite les encourager en personne. Néanmoins, il ne peut pas s’imposer sans invitation au Japon. Il ne doit sa venue qu’aux pressions exercées par les autorités russes sur les autorités japonaises.

Il atterrit sur le sol nippon avec une délégation de pas moins de vingt personnes. Cependant, il n’est pas admis en tant que Président de la Biélorussie mais en tant que Président du Comité national olympique. Cette anecdote brouille un peu plus la réalité de la Biélorussie. En effet, A. Loukachenka est autorisé à poser le pied au Japon seulement grâce à l’intervention des autorités russes. Sans elles, ni sa présence ni son appartenance à la Biélorussie ne sont suffisantes pour faire fléchir le Japon. Ainsi, près de dix ans après son indépendance, la Biélorussie semble toujours avoir besoin de l’influence de la Russie sur la scène internationale. Pourtant, sur la scène politique interne, A. Loukachenka présente une toute autre vision de la place de la Biélorussie dans les relations internationales. Selon lui la Biélorussie est un acteur majeur de la diplomatie et lui-même, une sorte de sauveur du monde. Il est vrai qu’il n’hésite pas à prendre position lors de conflits mais ce ne sont pas toujours les mêmes que l’ONU. Il se prononce sur la guerre en ex-Yougoslavie lors de la crise de 1998-1999. Il prend fait et cause pour S. Milošević, se rend à Belgrade et lui propose des armes [33]. Il adopte la même posture en 2003 au sujet de S. Hussein (Karbalevitch, 2012, p. 352).

Ainsi, les autorités japonaises condamnent l’identité politique du régime biélorussien. Elles montrent leurs désaccords avec la tournure autoritaire qu’il prend. En effet, les Jeux olympique de 1998 se déroulent durant une période de tensions entre la Biélorussie et l’Occident. Ce dernier condamne fermement le référendum de 1996 renforçant les pouvoirs du Président et allongeant la durée de son mandat passant d’un quinquennat à un septennat. Les tensions atteindront leur climax en juin lors de la « Crise des Résidences ». Les États membres de l’Union Européenne et les États-Unis rappellent leurs ambassadeurs après que A. Loukachenka a pris la décision de les expulser le la zone résidentielle de Drozdy jouxtant son palais présidentiel.

Mais A. Loukachenka propose une interprétation très différente de sa mise à l’écart de la scène internationale. Il explique aux Biélorussiens que leur État est victime d’un complot international (Girardet, 1990, pp. 25-62). C’est d’ailleurs par ce prisme qu’il explique la contre-performance des biathlètes aux Jeux olympiques de Nagano. Pour des raisons météorologiques, le comité d’organisation décide de suspendre le concours de biathlon. La colère du Président ne tarde pas. Il voit en cette décision une manipulation des nations puissantes pour empêcher la victoire des athlètes biélorussiens et ainsi s’arroger les médailles, « la mafia internationale a annulé les compétitions dès qu’elle a vu que les Biélorussiens gagnaient. Ils nous parlent de démocratie alors qu’il n’y en a pas la moindre trace chez eux. Les empires partagent les médailles, et nous ne sommes qu’un pays de taille modeste » (Karbalevitch, 2012, p. 153). La victimisation, la volonté des États et organisations puissantes de maintenir l’ordre établi, le mélange des genres par des arguments dépourvus de sens, sont des manipulations populistes classiques. A. Loukachenka sous-entend qu’en sport comme en politique, les puissants craignent la Biélorussie, et œuvrent pour l’empêcher d’occuper la place qui devrait être la sienne.

Un Président condamnant sa nation à l’isolement

L’arrivée d’A. Loukachenka à Nagano illustre le mépris de ce dernier pour les règles diplomatiques. Ceci montre également le manque de savoir-vivre et la vulgarité du Président. Ce point est notamment développé par A. Lapatniova. Dans la conclusion de son ouvrage, elle aborde la question du langage du Président. Dans ses discours, le Président s’adresse à tous de la même façon. Il n’y a aucune distinction sociale entre un journaliste, un ministre ou un citoyen lambda, il les tutoie tous et recourt au langage familier. Son vocabulaire aussi détone au regard de son statut, A. Loukachenka est un adepte des champs lexicaux scatologiques et sexuels (Lapatniova, 2001, p. 113). Cette familiarité et cette grossièreté, bien éloignées des discours traditionnels d’un homme politique de ce rang, se prolongent dans ses actes. Lors des JO de Nagano, il fait la démonstration de son mépris pour la bienséance.

Venu au Japon pour assister à la compétition de hockey sur glace, il assiste à la rencontre contre les États-Unis. Une telle affiche a une portée symbolique très forte pour un Président qui se présente comme un des plus fervents opposants aux États-Unis. Malheureusement pour A. Loukachenka, ces derniers écrasent la Biélorussie. Le Président, installé en tribune, décide de prendre les choses en mains et demande à ses gardes du corps de le suivre dans les vestiaires. Le service de sécurité japonais, impressionné par ce cortège à l’allure féroce déroge aux ordres et s’efface sur son passage. « Louchakenko entre donc dans le vestiaire pendant la pause, commence par engueuler nos sportifs, puis leur dit quelques mots d’encouragements. Malgré cela, les nôtres n’ont pas gagné » (Karbalevitch, 2012, p. 178). L’histoire prête dans un premier temps à sourire et interroge ensuite sur la façon dont le Président appréhende sa fonction.

Il n’est pas surprenant qu’un Président s’invite dans les vestiaires d’une équipe sportive. Mais l’histoire rapportée va au-delà de la simple visite amicale d’encouragement ou de réconfort. Ici A. Loukachenka, outre le fait de ne pas respecter les règles de sécurité, se substitue à l’entraîneur. Et même en estimant qu’il agit en tant que Président du CNO et non de Président de la République, cette attitude est totalement inappropriée. Pouvons-nous imaginer en 2010, N. Sarkozy montant dans le bus dans lequel se sont retranchés les footballeurs de l’équipe de France lors de la Coupe du monde en Afrique du Sud ? Ce geste paraît inconcevable, sauf pour A. Loukachenka. Un tel comportement lui permet d’asseoir encore davantage son autorité. Il montre qu’il est un Président omnipotent, totalement dévolu à son État et capable d’intervenir quelle que soit la crise du moment. Il renforce de ce fait sa position de sauveur et de gardien de la Nation.

Le sport de compétition est incontestablement un outil politique majeur pour A. Loukachenka. Il lui ouvre, notamment en temps de crises avec les États-Unis, la Russie ou l’Union européenne, une tribune non négligeable. La communauté internationale ne porte que très peu d’intérêt au Président biélorussien. Ses prises de positions antérieures en faveur des Chefs d’États non démocratiques et son éviction plus ou moins temporaire de certaines instances internationales le rendent inaudible. Pour reprendre la formulation d’A. Lapatniova, A. Loukachenka passe pour un « bouffon ». Ses gesticulations font de lui une caricature du Chef d’État autoritaire tentant de mettre en place un régime totalisant. Et s’il s’emploie à tenter de remettre en perceptive les héritages négatifs de Lénine et de Staline en rappelant leur importance dans l’histoire de la Biélorussie (Karbalevitch, 2012, p. 184), il est certain qu’A. Loukachenka n’a pas la même envergure politique que ses deux modèles. De ce fait, sa stratégie du coup d’éclat lors d’évènements reste l’un des meilleurs moyens pour lui de faire exister la Biélorussie, même si c’est pour le pire.

L’étude de la Biélorussie à travers les Olympiades de 1992 et 1998 permet de comprendre la confusion identitaire que vit cet État suite à la chute du monde soviétique. En 1992, la Biélorussie est encore très liée à la Russie, bien qu’elle entame une transition politique pour se rapprocher des standards Occidentaux. Elle fait lentement son deuil de cette époque et de cette proximité avec Moscou, à cette époque, se dessinent un enthousiasme pour le changement et une volonté de se questionner sur le régime soviétique.

La situation de 1998 semble, paradoxalement, être un recul. Alors que la Biélorussie est indépendante, elle n’a pas emprunté la voie démocratique de ses voisines. Au contraire, A. Loukachenka tout en affirmant cette indépendance ne cesse de vouloir restaurer un régime d’essence communiste. Il se pare d’ailleurs des atours des autocrates du passé mais sans obtenir les mêmes résultats. Les mini-scandales provoqués à Nagano n’ont d’écho que dans la presse biélorussienne. Le mauvais temps intéresse davantage que le mépris d’A. Loukachenka pour les règles de conduite. Son attitude et ses prises de positions en interne et à l’international conduisent à un isolement toujours plus important de la Biélorussie et empêchent cette dernière d’être reconnue. C. Rice prononce une sentence sans appel en 2005 : la Biélorussie est, selon elle la « dernière dictature au centre de l’Europe [34]. La pratique du pouvoir par A. Loukachenka peut lui donner raison[35], à condition de connaitre sa définition de la dictature. Ce qui semble certain, c’est que la Biélorussie est l’un des États européens les plus anonymes.

Pauline Soulier

Docteur en science politique, ATER STAPS,

LACES, IRM-CRMP

Université de Bordeaux

Post-scriptum

Le présent article a été écrit avant les élections contestées d’août 2020. Aujourd’hui, la toute puissance d’A. Loukachenka est moins certaine. L’érosion du système illibéral, la gestion et la minimisation de la crise sanitaire [36] qui n’est pas sans rappeler celle de Tchernobyl (Lallemand, Symaniec, 2007, pp. 146-164), le délitement des conditions de vie et le trucage grossier des élections[37] conduisent à un mouvement de contestation du pouvoir. A. Loukachenka n’est plus l’homme fort qu’il était jusqu’ici et ses soutiens institutionnels sont de moins en moins nombreux. Il ne doit sa persistance à la tête de la Biélorussie qu’au soutien de la Russie[38]. Pour sa part, le monde sportif se range aux cotés des manifestants et souhaite le départ du Président[39]. Ce mouvement n’est pas sans rappeler la chute de S. Milošević et le ralliement des Ultras de l’Étoile Rouge de Belgrade aux pro-démocratie.

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Notes

[1]Jusqu’à son indépendance la Biélorussie a été consécutivement sous domination de la Lithuanie, du Grand-duché de Pologne-Lithuanie, de la Russie tsariste, de l’URSS, puis a été partagée entre celle-ci et le IIIème Reich, avant de revenir dans le giron soviétique (Drweski, 1993)

[2]Notamment V. Sviatokha, I. Tsikhan, V. Dzeviatouski, A. Miankova ou N. Astapchuk. La plupart de ces athlètes ont été déchus de leurs médailles après avoir été confondus pour dopage par l’IAA.

[3]La Biélorussie intègre le concours en 2004. En 2016, son candidat fait scandale en voulant chanter nu avec des loups. Alexander Ivanov, « Le candidat biélorusse de l’Eurovision 2016 veut chanter nu avec des loups », 05/10/2016, http://www.lehuffingtonpost.fr

[4]« Chernobyl » est une mini-série télévisée dramatique historique britannico-américaine en cinq épisodes, réalisée par Johan Renck et diffusée du 6 mai au 3 juin 2019 sur HBO et Sky. Elle retrace, de façon parfois romancée, la catastrophe nucléaire survenue en avril 1986 en Ukraine et les efforts de nettoyage entrepris par l’URSS.

[5] Nous choisissons d’utiliser le terme « Biélorussien » et non « Biélorusse » car ce terme renvoie à l’idée de russité et peut être perçu comme discriminatoire, faisant de celui qui vit en Biélorussie, une sous-catégorie des Russe. Au contraire, le terme « biélorussien » renvoie à l’idée plus vaste de russianité.

[6] Nous choisissons de transcrire le nom du Président avec un « a » et non un « o » à la fin pour être au plus près de la langue biélorussienne non russifiée. Si les références et sources le transcrivent avec un « o » nous ne changerons pas l’orthographe.

[7]« Dictature Tour : Biélorussie », Chaumont B., L’effet papillon, Canal +, 5 juin 2016, http://www.youtube.fr

[8] Cet article est issu des recherches menées dans le cadre d’une thèse (Soulier, 2019). La méthodologie suivait principalement une approche documentaire et thématique, respectant le croisement des informations et la chronologie des faits dans l’identification des facteurs et des faits.

[9]La partie ouest de la Biélorussie est rattachée à l’Allemagne nazie de la signature du Pacte de Varsovie à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

[10]Constitution de l’Union soviétique de 1936, article 13 : « L’Union des Républiques socialistes est un État fédéral constitué sur la base de l’union librement consentie de Républiques socialistes soviétiques égales en droits. Ce sont : […] La République socialiste soviétique de Biélorussie […] ».

[11]S. Chouchkevitch est chef d’Etat et non Président de la République. Cette fonction est créée à l’occasion des élections présidentielles de 1994. A l’heure actuelle, A. Loukachenka est le premier et unique Président de la Biélorussie.

[12] Les Accords de Minsk sont conformes à la Constitution de 1936. L’article 17 dispose que « chaque République fédérée conserve le droit de sortir librement de l’URSS ».

[13] Le Front Populaire Biélorussien fondé par Z. Pazniak en 1987 connaît la même trajectoire. Ce mouvement devenu parti politique tente de donner vie à une identité ethnoculturelle à la Biélorussie. Si à ses débuts, son combat contre la domination politique et mémorielle de Moscou séduit le peuple, il s’essouffle rapidement car très éloigné des préoccupations des Biélorussiens. (Goujon, 1998, p. 69-96)

[14] « Vukovar, un symbole », 21/11/1991, http://www.lesechos.fr

[15] http://www.equipe.fr

[16] Aux Jeux olympiques d’hiver, ce sont les noms d. A. Tomba, E. Grospiron ou du couple Duchesnay qui restent dans la mémoire collective du grand public.

[17] http://www.eiu.com

[18] Indice regroupant soixante indicateurs de cinq catégories (processus électoral et pluralisme, libertés civiles, fonctionnement du gouvernement, participation politique, culture politique. L’indice est compris entre 0 et 10. Les résultats permettent de classer les États en quatre catégories : démocratie pleine, démocratie imparfaite, régime hybride et régime autoritaire.

[19] États caractérisés par des irrégularités électorales importantes ; un gouvernement faisant régulièrement pression sur l’opposition ; une corruption généralisée ; la faiblesse de l’État de droit, une dépendance du pouvoir judicaire et une pression du pouvoir sur les journalistes.

[20] États caractérisés par des irrégularités électorales importantes ; un gouvernement faisant régulièrement pression sur l’opposition ; une corruption généralisée ; la faiblesse de l’État de droit, une dépendance du pouvoir judicaire et une pression du pouvoir sur les journalistes.

[]« Poutine et Loukachenko affrontent des stars du hockey », 04/01/2014, http://www.lecho.be

[]« Poutine et Loukachenko skient ensemble, malgré des relations tendues », AFP, 13/02/2019, http://www.lepoint.fr

[]« La Biélorussie n’est pas la Russie ! », Pankevitch V., 15/12/2019, http://www.letemps.ch

[]« Gérard Depardieu apprend à faucher les foins avec Loukachenko, dirigeant autoritaire du Belarus », AFP, 23/07/2015, http://www.20minutes.fr

[]Par exemple en 2009 pour flatter S. Berlusconi « Tout dictateur qu’il soit, 75% des Italiens lui font confiance », ou en 1999 pour complimenter le Président chinois Li Peng « Vous êtes un Oriental, mais vous parlez comme un vrai homme politique européen » ou enfin il n’hésite pas à manifester une certaine sympathie pour A. Hitler lors d’une interview pour un journal allemand (Karbalevitch, 2012)

[]Considéré comme un « bouffon » au début de son premier mandat (Lapatniova, 2001, p. 113-114), aujourd’hui il fait arrêter toute personne applaudissant lors de manifestations publiques. En effet, l’applaudissement était le seul moyen trouvé par l’opposition pour s’exprimer (« Biélorussie. Des applaudissements pour le dictateur », La Repubblica/ Courrier international, 01/07/2011, http://www.courrierinternational.com).

[]« L’Eurovision, espoir de le Biélorussie ? », 29/04/2004, http://www.lemonde.fr

[]En 2012, A. Loukachenka convoque un comité suite à une enquête pour irrégularités dans la désignation du représentant de la Biélorussie à l’Eurovision. Le comité décidé de limoger la candidate investie au profit du deuxième au classement. http://www.eurovision-fr.net

[]« Russia: Azerbaijan’s Eurovision snub outrageous », BBB News, 21/05/2003, http://www.bbc.com

[]« La beauté, une affaire d’État », Antoine P., 23/11/2010, http://www.madame.lefigaro.fr

[]« Présidentielle sans suspense au Belarus », 18/12/2010, http://www.nouvelobs.com

[]« Biélorussie : des opposants arrêtés », 19/02/2010, http://www.lefigaro.fr

[]« Milošević profite de la visite de Loukachenko pour demander l’adhésion de son pays à l’union Russie-Biélorussie », S. Gardaz, 15/04/1999, http://www.letemps.ch

[]« Condoleezza Rice pointe du doigt la Biélorussie, dernière vraie dictature en Europe » , 21/04/2005, http://www.lemonde.fr

[] Voir notamment « La situation des droits de l’Homme au Belarus : dernière dictature en Europe ? », Yurkova A., 24/01/2020, http://www.eurocreative.fr

[]« Coronavirus. En Biélorussie, le Président prône vodka, hockey et tracteur face au Covid-19 », 31/03/2020, http://www.ouest-france.fr

[]Voir notamment les images relayées par le compte Twitter de la chaîne biélorussienne Nexta https://twitter.com/nexta_tv

[]« Biélorussie : Loukachenko remet son destin dans les mains de Poutine », B. Vitkine, 14/09/2020, http://www.lemonde.fr

[]« Biélorussie : désamour entre le football et le pouvoir dictatorial », Séverine Floch, 2/10/2020, http://www.footpol.fr

[]Voir notamment les comptes Twitter de Andreï Vaitovitch et de Franak Viačorka deux journalistes qui suivent les élections et les manifestations depuis Minsk. https://twitter.com/andreivaitovich https://twitter.com/franakviacorka

[]« Biélorussie : Une vidéo montre Loukachenko en gilet pare-balles et kalashnikov à la main », 23/08/2020, www.rtbf.be; « En Biélorussie, le président Loukachenko prête serment en secret pour un 6e mandat malgré les contestations », 23/09/2020, http://www.lemonde.fr

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Logiques sociales et enjeux de l’utilisation de la main d’œuvre familiale dans les PME et les microentreprises du secteur informel en Côte d’Ivoire

Sagbo Jean-Louis Hippolyte LOGNON – Université Félix Houphouet-Boigny (Côte d’Ivoire)

INTRODUCTION

En tant que facteur de production, le travail joue un rôle clé dans  la performance de l’entreprise. Parler de travail, c’est évoquer par la même occasion les questions liées à la  quantité et à la qualité de la main d’œuvre. Ce rôle important  de la main d’œuvre amène les entreprises à non seulement  investir dans la rémunération du travail (le paiement des salaires) et la formation des travailleurs (coût du travail),  mais aussi à adopter  diverses stratégies pour le recrutement de travailleurs compétents. À cette fin, les entreprises  peuvent recourir à un mode de recrutement formel ou informel ou les deux à la fois. Le mode de recrutement dit formel consiste à recruter sur le marché à travers des cabinets de recrutement et de placement,  des offres d’emploi en ligne ou dans des supports de presse. Quant au mode informel, il se traduit par la  mobilisation des réseaux de relations (réseaux de parenté, d’amitié, d’affinité, associatifs, ethniques etc.) pour le recrutement de la main d’œuvre.

Parmi les moyens qu’on peut qualifier d’informels, les réseaux de parenté avec l’utilisation de la main d’œuvre familiale[1] constituent une des principales sources du facteur travail dans les microentreprises du secteur informel[2] et les PME en Afrique. Bien qu’il n’existe pas de statistiques précises sur les entreprises familiales, experts et décideurs s’accordent à dire que les entreprises familiales dont l’une des caractéristique est le travail familial, constituent la forme dominante des PME en Afrique (Hammouda et Lassassi, 2008) et dans le secteur informel.

Toutefois, une enquête quantitative réalisée dans le cadre de l’étude  sur les déterminants de la performance[3] a révélé une faible mobilisation du réseau familial pour la main d’œuvre  dans les Petites et Moyennes Entreprises formelles. Dans le secteur informel par contre, le réseau familial reste la principale provenance  de la main d’œuvre. En effet, dans le secteur formel, seulement 13 PME sur les 149 enquêtées soit 9% recrutent par le réseau familial contre 29 % par cabinets ou appels à candidature et 34 % par le réseau professionnel. Dans le secteur informel par contre, sur un total de 400 microentreprises 92 sur les 211 pour lesquelles le manager ne travaille pas seul, recrutent par le réseau familial.  Soit 44% des entreprises qui recrutent dans le réseau familial contre  56% qui n’emploient pas de parents.

La littérature laisse apparaître des divergences sur les effets de la parenté en général et  de l’utilisation de la main d’œuvre familiale en particulier au sein des entreprises. L’on a d’une part les travaux qui mettent l’accent sur les contraintes des liens de parenté et de l’emploi de travailleurs familiaux et d’autre part ceux qui en relèvent les avantages.

Concernant la première tendance, les contraintes évoquées se rapportent à des problèmes de disponibilité des compétences, de rentabilité, de capital social. Selon Errington et R. Gasson (1994), le recours à la main d’œuvre familiale prive l’entreprise de compétences extra-familiales disponibles sur le marché du travail. Le problème se pose avec plus de prégnance lorsqu’il s’agit des postes de management car les membres de la famille, soutiennent-ils, sont susceptibles de ne pas disposer des compétences nécessaires. Cela diminue la productivité du travail.  Granovetter (1985) relève la pauvreté du capital social de l’entreprise en cas de recrutement dans le milieu familial. Cruz et al. (2008 ; 2012) ont montré quant à eux un effet négatif de l’emploi familial sur la performance des micro et petites entreprises. Ils indiquent que l’emploi familial augmente les ventes mais a un effet négatif sur la rentabilité de l’entreprise.  Nordman, C. , Vaillant, J. (2014), à partir des cas de Madagascar et du Vietnam, montrent que les travailleurs familiaux sont en général moins productifs que les autres types de travailleurs, notamment l’entrepreneur lui-même et le salarié recruté.

La seconde tendance concerne plusieurs travaux qui ont en revanche analysé les avantages associés à l’utilisation de la main d’œuvre familiale.  En effet, selon cette tendance, l’utilisation de la main d’œuvre familiale a une influence positive sur la culture et les relations dans l’entreprise. Pour Pollak (1985), cette influence positive s’exprime en quatre catégories : les incitations, la facilité de  supervision, l’altruisme et la loyauté. Les incitations découlent du fait les travailleurs familiaux peuvent avoir des droits sur les ressources de l’entreprise familiale. La facilité de supervision est liée au fait que l’intégration de l’activité économique et de la vie familiale permet un meilleur contrôle des habitudes de travail ; les travailleurs étant reliés par un « réseau émotionnel ». L’altruisme et la loyauté sont associés à un engagement plus important des membres de la famille. La main d’œuvre familiale est également caractérisée par la flexibilité de l’offre de travail et le faible niveau des coûts de transaction selon Marniese et Morisson (2000). Le coût du travail familial peut, en effet, être variable en fonction des conjonctures économiques de l’entreprise (Winter, 1984 ; Gray, 1998). En outre, les coûts de transaction liés à l’embauche de travailleurs sont beaucoup moins élevés dans le cas de travailleurs familiaux que dans le cas de travailleurs salariés extérieurs. Les coûts de recherche et les coûts d’embauche sont quasiment nuls.

D’un point de vue sociologique, l’emploi de la main d’œuvre familiale constitue une des formes de l’interaction entre deux institutions que sont l’entreprise et la famille. Deux institutions dont les logiques de fonctionnement ne coïncident pas toujours et dont la séparation a été affirmée par des travaux sur l’entreprise notamment ceux de Max Weber. L’un des principes de l’idéaltype du phénomène bureaucratique stipule à ce propos que le recrutement se fasse exclusivement sur  la base des compétences (diplômes et/ou expérience) (Weber, 2003)

Au regard de la littérature (les tendances controversées ou contradictoires de l’utilisation de la main d’œuvre familiale dans l’entreprise) et du constat relatif aux tendances de l’emploi de la main d’œuvre familiale dans les entreprises du secteur informel et des PME formelles, cet article a pour objectif d’analyser les logiques sociales et les enjeux de l’utilisation ou non de la main d’œuvre provenant des réseaux familiaux dans les petites et microentreprises du secteur informel en Côte d’Ivoire. De manière spécifique, il s’agit de mettre en évidence : i) les différentes représentations sociales de la famille, ii) les différents discours de légitimation de l’emploi et du non emploi de travailleurs familiaux, iii) les relations sociales et pratiques de management induites par  l’embauche ou non d’un parent.  

METHODOLOGIE

L’étude s’est appuyée sur  une approche méthodologique mixte à dominante qualitative. À partir des données de l’enquête sur les déterminants de la performance des entreprises en Afrique francophone réalisée par la CAPEC et financée par le CRDI, le volet quantitatif de la méthodologie a consisté en la production de statistiques descriptives sur le système de recrutement, le nombre de travailleurs de la famille du manager qui ont essentiellement servi de constat de base pour la construction de la problématique de cette étude.

Concernant le volet qualitatif, les données de l’étude ont été recueillies lors de  trois focus groups dans les trois principales villes de concentration de l’activité entrepreneuriale en Côte d’Ivoire à savoir Abidjan, Daloa et San Pedro à raison d’une discussion de groupe par ville. Les groupes de discussion étaient constitués des managers d’entreprises du secteur informel représentatives des différentes branches d’activité. Les discussions ont porté sur quatre thèmes principaux à savoir : i) les représentations sociales de la famille, ii) l’influence des appartenances sociales (groupe ethnique, religion, sexe et famille) sur la gestion et la performance de l’entreprise, iii) les capacités managériales du chef d’entreprise et iv) les stratégies de recrutement et de gestion de la main d’œuvre.

Les données discursives ainsi collectées ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique de type catégoriel au moyen du logiciel de traitement des données qualitatives MAXQDA. Dans la pratique, les entretiens retranscrits ont été découpés de façon transversale.

Les segments de discours en rapport avec les thèmes du guide d’entretien ont été retenus comme unités d’enregistrement lors du codage. Les catégories analytiques, en rapport avec les objectifs de l’étude ont été construites selon une double démarche. Certaines catégories ont été construites a priori en fonction des thèmes du guide. D’autres ont émergé de la classification analogique d’éléments non pris en compte par les catégories prédéfinies. Il s’agit des logiques sociales et des enjeux de l’utilisation ou non de la main d’œuvre familiale. Cette analyse a permis de dégager les résultats ci-après.

RÉSULTATS

L’utilisation et la non utilisation de travailleurs familiaux est liée aux représentations sociales de la famille et de l’emploi familial et aux différentes relations de travail (entre le manager et les travailleurs et entre les travailleurs) induites par ce mode de recrutement.

1. Les représentations sociales de la famille et de la main d’œuvre familiale

L’utilisation ou non de la main-d’œuvre familiale dans l’entreprise reste sous-tendue par les différents systèmes de représentation de la famille et de la main d’œuvre familiale elle-même chez les entrepreneurs à l’étude. Une représentation sociale se présente comme un ensemble d’informations, de croyances, d’opinions et d’attitudes propres à un groupe donné à propos d’un objet  donné (Jodelet, 1989, p. 59). Ainsi, à propos de la famille et du parent, les managers ont-ils un ensemble d’informations, de croyances, d’opinions et d’attitudes qui se déclinent dans le recrutement ou non de travailleurs issus des réseaux de parenté.

3.1. Les représentations sociales de la famille chez les managers

L’utilisation de la main d’œuvre familiale en tant que pratique de management donc en tant que pratique sociale est sous-tendue par un ensemble de représentations sociales qui tendent à la légitimer ou à la disqualifier.  Ces représentations sociales sont relatives à la composition/frontières de la famille et aux relations entre l’entreprise ou le chef de l’entreprise et sa famille.

·         Composition et frontières de la famille : la famille élargie comme représentation sociale dominante

En tant que groupe d’appartenance sociale, la conception, les frontières (membres et non membres) et les rapports à la famille varient en fonction du contexte social et de la sphère sociale considérée. Ainsi, la représentation sociale dominante de la famille chez les managers des entreprises à l’étude fait-elle référence à la famille élargie. La famille élargie dite  « famille africaine » s’étend au-delà des conjoints et leurs descendants. Cela est illustré par les discours  suivants :

« Pour moi la famille c’est la grande famille, les petits frères, les grands frères, les cousines, la famille africaine là, la famille large, … ma famille est grande, on ne peut pas compter. Pas jusqu’à une trentaine de personne, mais il faut compter au minimum quinze personnes qui interviennent chaque fois, peut-être à des taux différents» (N.E, Manager d’une petite entreprise de menuiserie) ; «  La famille, c’est les frères, les sœurs, les cousins, les tantes, même les amis des parents. »

C. Soualio,  Propriétaire d’un garage de mécanique automobile

 Le statut de parent est donc défini en fonction de cette conception dominante de la famille faisant référence à la famille élargie qui intègre des niveaux d’ascendance plus larges des conjoints (le grand-père, la grand-mère, le père, la mère) ainsi que leurs enfants et les cousins de ces derniers, les oncles et tantes, neveux et autres alliés.

·         La famille : une contrainte permanente sur le manager et l’entreprise

Les managers partagent majoritairement une représentation sociale de la famille mettant en avant le caractère contraignant des liens familiaux. Les liens de parenté inscrivent les managers dans un ensemble d’obligations qui leur font penser que la famille constitue un « poids », une contrainte personnelle et pour leurs entreprises. En effet, le statut de chef d’entreprise est socialement associé à la richesse et à la réussite sociale. De ce fait, les patrons de microentreprises informelles font face à des sollicitations diverses de la part des membres de leurs familles. « …le problème de la famille, quand tu as une petite entreprise qui tourne un peu, tout le monde pense que tu es riche. Dès qu’y a un problème, tu es le premier à être fatigué (sollicité) dans la famille. Quand il  y a quelqu’un qui est malade, c’est toi qu’on appelle … ce n’est vraiment pas facile»  (Chef d’une entreprise de location de chaises et bâches pour les cérémonies).

Des parts relativement importantes et fluctuantes des revenus sont ainsi redistribuées dans les réseaux familiaux à travers des dépenses de solidarité familiale et de participation sociales (frais de scolarité, santé et de loyer, dans des dépenses liées à des rituels telles que la naissance, les funérailles et les fêtes religieuses). Cela est illustré  par les propos de cette cheffe d’une PME de distribution de boissons :

« Il arrive que certains mois tu dépenses plus d’un million de francs dans les différentes sollicitations des membres de ta famille. Par contre, il arrive que tu dépense moins d’autres mois. Cela  dépend… Mais, ce qui est sûr, quand y a un décès dans la famille, parce que je peux dire que je suis la plus nantie de la famille, quand il y a un décès dans la famille c’est moi qu’on appelle… Il y a les copines des mamans, c’est-à-dire qui sont devenues comme des parents, quand ces vieilles-là sont malades, on m’appelle pour me dire de faire face.»

Chef d’une PME de distribution de boissons

L’emploi de membres de la famille au sein des entreprises constitue l’une des manifestations de cette contrainte ou « solidarité forcée ». 

3.2.   Les représentations sociales de la main d’œuvre familiale

Le recours à des travailleurs issus de la famille du manager est sous-tendu par un ensemble d’idées et de représentations sociales du travailleur familial et des conséquences de son emploi sur le management et la performance de l’entreprise. Ces perceptions se déclinent dans un ensemble de pratiques managériales antérieures ou en cours dans les entreprises.

Deux types de représentations sociales de la main d’œuvre familiale se dégagent du discours des managers. Ces représentations sociales traduisent une conception et des pratiques managériales ambivalentes à l’égard des travailleurs issus de la famille.

·         « Le parent » : un travailleur de confiance disponible mais pas toujours compétent techniquement.

Les perceptions que les chefs des entreprises enquêtées se font de l’emploi d’un membre de la famille résultent de leurs expériences antérieures d’utilisation de la main d’œuvre familiale. Ces perceptions sont socialement construites. C’est-à-dire qu’elles ont évolué dans le temps et découlent de rapports sociaux concrets entre le manager et les membres de sa famille employés par le passé dans l’entreprise. En effet, les représentations sociales du parent employé ont évolué d’une conception  du  parent en tant que «  travailleur de confiance » et compétent de par la parenté à celle du parent incompétent voire « nuisible » à l’entreprise. La très grande majorité des managers ayant participé aux discussions de groupe, ont au démarrage de leurs activités eu recours à la main d’œuvre familiale sur la base d’une conception sociale de la compétence. Les liens de parenté – des liens forts- par la confiance qu’ils induisent servaient à eux seuls à justifier les compétences professionnelles même pour des fonctions assez techniques telles que la gestion financière.

« ..Je ne travaille plus avec un membre de ma famille parce que j’ai tenté cela plusieurs fois. Moi j’ai l’un de mes petits frères, de même père, et de la même mère qui était enseignant bénévole, les affaires marchaient bien à l’atelier ici. Il n’a pas la formation, Je l’ai employé dans l’entreprise pour qu’il soit l’administrateur, le gérant. Je me suis dit que c’est une affaire de famille. Mais il a mal géré pire il a détourné l’argent. Il a travaillé, à la fin du mois, il a pris l’argent, s’est retrouvé au Burkina, jusqu’au Maroc avec la recette de l’atelier. Il a fait un an, deux ans au Burkina. »

Chef d’une entreprise  de ferronnerie

·         L’employé familial : un travailleur qui échappe aux sanctions ou un travailleur « insanctionnable »

Le travailleur issu de la même famille que le manager est perçu comme un travailleur au statut particulier. En effet, les liens de parenté avec le manager influencent généralement d’un double point de vue les relations professionnelles au sein de l’entreprise. D’une part, l’employé parent mobilise la parenté comme statut qui l’autoriserait à ne pas se soumettre à toutes les normes qui régulent les rapports sociaux de production au sein de l’entreprise. D’autre part, le manager en raison des liens de parenté et surtout de la pression sociale de la famille se trouve généralement dans l’incapacité d’appliquer les sanctions au travailleur issu de sa famille.

« Au départ quand j’ai monté mon entreprise, il y avait des petits frères qui étaient sans emploi, des petites cousines, tout ça. J’ai pris tout le monde pour travailler.  Mais, je vous assure que ce sont eux qui étaient les plus grands voleurs de la boite. C’est-à-dire que quand tu attrapes un chauffeur qui a volé, quand tu remontes, ça retombe sur ton frère, donc tu ne peux rien faire. Tu ne peux pas envoyer l’affaire à la police, d’abord tu as toute la famille sur le dos, donc tu es obligé de laisser tomber. Mais, il est arrivé un moment où j’ai pris mon courage à deux mains, j’ai vidé tout le monde, la famille m’a boudé pendant disons au moins cinq ans. »

K.S, propriétaire d’une entreprise de transport de marchandises

·         L’employé non-issu de la famille, un travailleur contrôlable et plus soumis aux normes

Le fait pour certains entrepreneurs de ne pas ou plus employer des travailleurs issus de leur réseau familial s’explique par le fait que l’employé sans lien de parenté avec le manager est plus contrôlable et plus respectueux des règles. En effet ce dernier,  recruté sur la base de ses compétences et non sur la base de la parenté est dans une sorte de « vulnérabilité ». Il peut être licencié en cas de faute sans aucune pression de la famille. Ce statut de « travailleur vulnérable »  l’oblige à plus d’engagement et à plus de respect des règles édictées au sein de l’entreprise.

«  Un travailleur qui n’est pas ton parent, lui au moins il respecte et puis il est sérieux. Oui il sait que qu’il est là grâce à son travail (compétence) et que s’il fait une faute tu peux le renvoyer sans problème ou le mettre en prison. Et personne (membre de la famille) ne viendra dire pourquoi tu l’a renvoyé ou même te demander pardon pour le garder ».

Chef d’une entreprise  de ferronnerie

·         L’employé non-issu de la  famille, un travailleur qui affranchit des contraintes familiales

La non-utilisation de la main d’œuvre familiale est perçue comme un moyen pour le chef d’entreprise de se soustraire à la pression de la famille dans la gestion de son entreprise. Cela signifie  pour les chefs d’entreprise une plus grande latitude d’application des règles et des sanctions. Les liens de parenté et plus précisément les obligations réciproques qu’elles induisent ainsi que le contrôle social des autres membres de la famille rendent souvent inopérantes les normes formelles de management et toutes les sanctions qui leur sont associées. Ce constat est corroboré par les propos ci-après :

« Je dis, je préfère travailler avec les autres qui ne sont pas mes parents. De telle sorte que lorsque je constate un trou de 5 frs, je peux au moins me défouler sur la personne qui a pris ces 5frs. Mais un parent, non seulement, il va dire autre chose à la famille, me dénigrer auprès de la famille, mais je ne peux pas le sanctionner. Quand tu arrives au village, on te  reproche de refuser de travailler avec tes frères, mais je préfère ne pas travailler avec les frères. » 

K.S, propriétaire d’une poissonnerie

DISCUSSION

Les résultats de l’étude montrent que l’utilisation ou non de travailleurs familiaux dans les petites et microentreprises informelles et dans les PME formelles répond à des logiques sociales de gestion de la relation entre entreprise et famille autour d’enjeux de productivité et de performance.

1.  Logiques sociales et enjeux de l’utilisation de la main d’œuvre familiale

L’embauche de travailleurs ayant des liens de parenté avec le manager ou le propriétaire de l’entreprise répond à diverses logiques sociales rattachées elles-mêmes à des enjeux particuliers. Cette pratique managériale (expérimentée par la très grande majorité des managers rencontrés) est sous-tendue par une imbrication de la logique affective avec la logique productive.

1.1. De l’imbrication de la logique affective avec la logique productive.

Les liens de parenté induisent et reposent sur les liens émotionnels et affectifs. Le recrutement d’un parent dans l’entreprise traduit une attitude faisant coïncider logique affective et logique productive. Car la famille est traditionnellement présentée comme un cadre dans lequel prédomine l’affectif ; et l’entreprise, une organisation soumise à la rigueur de la rationalité économique (Gheddache, 2012).

En d’autres termes, les liens affectifs basés sur la parenté sont réinvestis dans la gestion des ressources humaines et plus spécifiquement dans les relations professionnelles par le manager/propriétaire. Pour le manager, le recours aux réseaux de parenté répond à une logique altruiste basée sur des sentiments de solidarité à l’égard d’un parent sans emploi dans un contexte social marqué par un marché du travail avec de nombreuses barrières à l’entrée (ethniques, familiales, économiques, politiques).

Outre la logique solidaire, l’embauche d’un parent s’apparente très souvent à la construction de relations professionnelles basées sur les liens affectifs de la parenté. Ces liens affectifs sont ainsi posés comme prisme d’appréciation des compétences professionnelles. Le travailleur parent serait plus digne de confiance. Les valeurs de loyauté, de confiance, d’engagement qui régissent le système familial et qui ont certainement une influence sur la motivation au travail sont substituées aux compétences techniques. C’est en cela que réside la spécificité des compétences des membres de la famille, qui diffèrent d’un simple professionnalisme  selon Gheddache (2012).

1.2. Un enjeu de productivité du travail basé sur des liens affectifs

Le recrutement d’un parent revêt un enjeu de productivité basé sur les propriétés des liens affectifs familiaux. Le système familial est régi par des échanges émotifs. C’est un lieu où règnent (en principe) l’affectivité, la loyauté, l’entraide (Perreault, 1994). Ces valeurs affectives investies dans le travail, fonctionnent très souvent comme une source de motivation pour  une plus grande productivité du travail. Car la motivation est  conçue, par définition, comme un précurseur de l’implication au travail et de l’initiation à des comportements productifs (Gilibert, et al. 2011). Ainsi, les liens de parenté et l’engagement  qui découle des liens affectifs pousseraient-ils les employés issus du réseau  familial à travailler comme s’ils géraient un patrimoine familial avec ce que cela exigerait comme rigueur et engagement en termes de respect et de préservation des valeurs et biens de la famille. La culture participative du système familial selon laquelle, tous les membres de la famille tiennent compte des intérêts des autres et se font confiance (Dyer, 1986) permet d’expliquer une  productivité du travail plus grande lorsque les réseaux de parenté sont mis à contribution pour le recrutement de la main d’œuvre. L’entreprise est non seulement un patrimoine représenté par des biens financiers (performances et rentabilité financière) mais également un ensemble de valeurs sociales et symboliques. L’entreprise est ainsi conçue comme une « affaire de famille ».Ce patrimoine représente une valeur affective pour les membres de la famille.  Car les interactions entre famille et entreprise favorisent le transfert des objectifs et valeurs de la famille vers l’entreprise et vice versa (Lansberg, 1983). L’enjeu étant  d’éviter les aléas moraux et les comportements  de « passager clandestin » partant  de réduire les coûts d’agence (coûts liés à la surveillance de l’agent).

2. Logiques sociales et enjeux de la non-utilisation de la main d’œuvre familiale

Le non recours ou la faible utilisation de la main d’œuvre familiale dans les entreprises informelles et les PME s’inscrit dans une logique de démarcation entre famille et entreprise avec pour enjeu la performance.

2.1.La non-utilisation de la main d’œuvre familiale : entre logique de désencastrement structurel et logique d’encastrement institutionnel formel des relations professionnelles au sein de l’entreprise

        Le constat de la faible utilisation de travailleurs issus de la « famille élargie » des managers ainsi que les représentations sociales du parent dans l’entreprise dénote une double logique de désencastrement structurel des relations professionnelles et d’encastrement institutionnel formel de ces mêmes relations.  L’encastrement institutionnel formel traduit le fait que les relations économiques sont encadrées par un ensemble de règles formelles et d’outils institutionnels (Le Velly, 2002). L’encastrement structurel quant à lui signifie que les relations économiques sont insérées dans des « systèmes durables et concrets de relations sociales » à savoir des relations personnelles, des liens d’amitié, de parenté, de fidélité (Le Velly, 2002).

        En effet, à travers le recrutement sur le marché, les chefs d’entreprise adoptent une stratégie visant à déconstruire des rapports sociaux de production structurellement encastrés dans les relations interpersonnelles de parenté. Les relations économiques structurellement encastrées se caractérisent par la coexistence d’une rationalité économique et d’autres rationalités « non économiques » voire la primauté des secondes sur la première. Car autant un travailleur membre de la famille peut accepter d’être sous-rémunéré au nom des liens de parenté, autant ce dernier peut au nom de ces mêmes liens adopter des comportements peu productifs. Cette stratégie de désencastrement structurel des relations professionnelles va de pair avec une stratégie d’encastrement institutionnel formel des rapports sociaux de production. Recourir aux structures formelles de recrutement et renoncer à embaucher un parent dans l’entreprise revient à construire des relations de travail basées sur les règles formelles de l’entreprise. Cela constitue un facteur qui contribue à renforcer l’adhésion et le respect des différentes normes écrites ou non de fonctionnement de l’entreprise. Car l’encastrement institutionnel formel implique des travailleurs compétents et l’application des sanctions positives (gratification, mobilité professionnelle) et négatives (sanctions disciplinaires).

2.2.De la construction d’une frontière symbolique plus ou moins étanche entre famille et entreprise

        La faible mobilisation des réseaux familiaux de recrutement et souvent le fait de ne pas employer des membres de sa famille constituent une manière de gérer la relation de  l’entreprise avec le groupe social d’appartenance du manager. Car l’entreprise n’est pas un système qui fonctionne en vase clos. L’entreprise est en interaction avec le contexte social. L’enjeu ici est la réduction de l’influence des normes sociales et autres pressions familiales sur les rapports de production. Le manager du fait de son statut social fait face en tant que membre de la famille à une pression et à une taxe de solidarité (Grimm et al.2013), du fait des différentes sollicitations et dépenses de solidarité familiale. Ainsi ne pas employer  un parent, c’est éviter que ces normes et obligations sociales entrent dans la sphère de production. Cette pratique fonctionne comme la construction d’une frontière symbolique entre l’entreprise et la famille voire entre travail et hors travail, entre sphère de création de richesse et sphère de dépense de richesse. Par la faible utilisation de la main d’œuvre familiale, les managers tentent ainsi d’établir une démarcation entre logique économique (faire du profit) et logique solidaire et redistributive. Les entrepreneurs font ainsi le choix des liens faibles comme relations de travail en lieu et place des liens forts parenté ou familiaux. Ce qui leur donne une plus grande capacité à s’extraire des contraintes sociales des liens de parenté.

2.3. Un enjeu de performance économique basée sur la primauté des compétences techniques sur les liens de parenté

    L’emploi ou non de travailleurs membres de la famille nucléaire ou élargie constitue une stratégie de gestion des ressources humaines et des compétences pour une plus grande productivité du facteur travail. Droh (2011), dans une étude sur les déterminants de la disparition de la plupart des entreprises créées par les bénéficiaires des Fonds Sociaux en Côte d’Ivoire, a montré que le système de recrutement basé sur le critère de la compétence sociale notamment la solidarité familiale et non sur la compétence technique est une des causes de la faillite de ces entreprises. Car bien que l’utilisation de la main d’œuvre familiale ait des avantages en termes de gestion des conflits, de motivation et de coût du travail, elle présente des inconvénients en matière de qualité du travail et  de performance des firmes. Les parents recrutés n’ont généralement pas les compétences professionnelles requises pour les fonctions qui leur sont confiées sur la base de la parenté et de la solidarité familiale. Le faible recours aux réseaux familiaux et à la main d’œuvre familiale répond à une logique de modernisation de la gestion des ressources humaines de l’entreprise. Cette  gestion dite moderne des ressources humaines est une gestion qui favorise l’investissement en ressources humaines. L’entreprise qui adopte cette approche, considère le personnel comme une ressource dans laquelle elle doit investir pour avoir les compétences spécifiques dont elle a besoin. Il s’agit d’identifier les compétences du noyau de l’entreprise et de s’assurer qu’elles sont appropriées (King et al. 2001). La primauté est ainsi accordée à la compétence de type technique en lieu et place de la compétence sociale basée sur les appartenances sociales en général et en particulier sur les liens de parenté (Deprez, 2002). Les propriétaires dirigeants des PME et des entreprises du secteur informel rompent ainsi avec un comportement paternaliste qui consiste, dans le recrutement, à privilégier les membres de sa famille (Etcheu, 2013). Un arbitrage est ainsi fait en faveur de l’embauche d’employés extérieurs à la famille avec les coûts de transaction qu’elle engendre. Supporter ces coûts est donc un investissement (Dupray et Paraponaruis. 2009) pour une plus grande productivité. Ils relèguent ainsi au second plan les  avantages qu’ils pourraient tirer  de l’embauche de travailleurs familiaux. Car les liens de parenté n’ont pas que des effets négatifs sur la gestion des firmes (Dupont, 1996).

CONCLUSION

        En tant que facteur de production, la quantité et la qualité de la main d’œuvre constitue un enjeu de performance des entreprises. Cet enjeu sous-tend les diverses formes de mobilisation de la main d’œuvre. Le recours aux travailleurs familiaux constitue une des formes de recrutement du personnel. C’est particulièrement le cas dans les entreprises familiales. Ces entreprises sont d’ailleurs présentées comme une part importante du tissu économique de pays développés et sous-développés.

Les résultats de cette étude montrent des différences et des similitudes relatives à l’état et à l’impact de l’emploi de travailleurs issus du réseau familial dans les entreprises en Côte d’Ivoire entre les PME formelles et le secteur informel. Dans les PME formelles, il y a une faible pratique du recrutement par le réseau familial tandis que cette pratique est très répandue dans les entreprises informelles. L’emploi et le non emploi de la main d’œuvre familiale sont sous-tendus par diverses logiques sociales et enjeux.

L’embauche de parents du manager dans l’entreprise repose sur l’imbrication d’une logique affective avec une logique productive dans le management de l’entreprise. Cette  imbrication est due au caractère contraignant des liens familiaux donc à l’influence de la famille sur l’entreprise. L’enjeu économique de cette pratique est une productivité du travail plus grande basée sur les liens affectifs créés par la parenté et une réduction des coûts d’agence.

En revanche, la logique sociale du non recours aux travailleurs issus de la famille vise à réduire l’influence des normes sociales notamment de la contrainte familiale sur l’entreprise par la construction d’une frontière symbolique entre travail et hors travail, entre sphère productive et sphère non productive. La logique économique traduit un enjeu de performance des firmes à travers un investissement dans la qualité de la main d’œuvre par la primauté accordée aux compétences techniques au détriment de la compétence sociale basée sur les liens de parenté.

En somme, la famille et l’entreprise sont deux entités en  interaction. La nature de cette interaction influence nécessairement la performance des entreprises. Cette réalité pose avec prégnance la nécessité de concilier normes sociales et production de richesse à travers la promotion d’entreprise familiales avec des travailleurs familiaux compétents. Car, ce n’est pas le réseau familial dont provient la main d’œuvre qui pose problème mais plutôt la compétence professionnelle des parents et les capacités managériales du manager.

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Notes

[1]La main d’œuvre familiale désigne donc dans cette étude l’ensemble des travailleurs de l’entreprise, salariés ou non ayant des liens de parenté (biologiques ou par alliance) avec le ou les managers /propriétaires de l’entreprise.

[2]Bien que d’utilisation courante dans l’étude des questions de développement dans les pays sous-développés, il n y a pas de définition  du secteur informel qui soient adaptée à toutes les perspectives de recherche (statistique, économique, juridique, sociologique ou anthropologique) et à toutes les situations locales. Toutefois, le secteur informel exprime un rapport particulier  à l’Etat et à la légalité de certaines activités économiques. Sous ce rapport, par secteur informel, l’on entend l’ensemble des micro-entreprises de production, de commerce et de services divers menées en milieu urbain à une échelle restreinte à savoir un faible niveau de capital et de la production. Ces  entreprises ne se soumettent pas du tout ou très peu aux dispositions légales en matière de salaire, d’impôt, de comptabilité et du droit social, sont non enregistrées ou très partiellement enregistrées (généralement auprès des mairies). Ainsi le critère opératoire de définition retenu pour collecter les informations a été  la non-possession de la déclaration fiscale d’existence (DFE)

[3] L’enquête a été réalisée par la Cellule d’analyse des politiques économiques du CIRES (centre ivoirien de recherche économique et sociale) financée par le CRDI( centre de recherches pour le développement canadien) en 2016.

Numéros

Numéro 65

Introduction du numéro : Dans l’arène de l’économie informelle en Côte d’Ivoire

Dali Serge LIDA Maître de conférence en sociologie économique – Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan (Côte d’Ivoire)

Un examen transversal du fonctionnement des économies des pays en développement montre, de façon globale, un déséquilibre entre les secteurs dits formel et informel. Un déséquilibre dans lequel le secteur dit informel l’emporterait sur le secteur dit formel, aussi bien statistiquement/démographiquement que politiquement. Dans la plupart de ces pays, en effet, le secteur informel concentre plus de la moitié (50,5%) des emplois non agricoles (BIT, 2018) et constitue par ricochet une éponge à emplois. De même que politiquement, ce secteur  cristallise l’ensemble des programmes et actions publiques visant à restructurer l’économie, en termes de création d’emplois, de mobilisation de l’épargne ainsi que d’ajustement de la fiscalité (Charmes J, 2003 ; Gaufryau, B. et Maldonado C, 2013).

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Des idées reçues au fonctionnement concret de l’économie informelle en Côte d’Ivoire

Dali Serge LIDA, Rusticot Soho De Bloganqueaux DROH, Youssouf  MEITE, Roch YAO GNABELI

Résumé

Ce texte analyse certaines idées reçues en rapport avec le secteur informel dont on cherche à savoir si elles sont opérantes ou non dans le fonctionnement concret de l’économie informelle en Côte d’Ivoire. Ces idées renvoient aux assertions selon lesquelles le secteur informel est i) facile d’accès ; ii) inutile et donc à supprimer ; iii) un lieu de refuge pour personnes vulnérables et iv) un secteur en marge des nouvelles technologies. Ce texte s’appuie sur des données secondaires de type qualitatif issues des travaux sur le secteur informel menés par le Laboratoire de Sociologie Économique et d’Anthropologie des Appartenances Symboliques (LAASSE) de l’Université Félix Houphouët Boigny (Côte d’Ivoire). Il fait donc référence à une analyse documentaire basée sur les contenus de deux thèses, sept mémoires et onze articles. Les résultats de cette analyse démontrent globalement que les différentes idées reçues identifiées s’avèrent très peu opérantes dans le fonctionnement concret du secteur informel.

Mots clés : Secteur informel, économie informelle, monopole, déguerpissement,  facile d’accès.

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Abstract

This article confronts some received ideas about the informal sector with the reality of its functionings in Ivory Coast. According to these received ideas, 1) entry in this sector is easy, 2) this sector is not useful, and therefore should be eliminated, 3) it is a shelter for vulnerable people, 4) it doesn’t take part in new technologies. This text is a secondary exploitation of qualitative data provided by research results from the Laboratoire de Sociologie Economique et d’Anthropologie des Appartenances Symboliques (LAASSE) of the Félix Houphouët Boigny University in Ivory Coast. It appears that the received ideas which have been identified are at variance with the characteristics of the informal sector as it operates in the real world.

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Imaginaires et pratiques sociales d’insertion des jeunes dans l’activité agricole en Côte d’Ivoire : Étude de cas

Jean –Louis Lognon, Vasseko Karamoko, Tiery Sokoto

Résumé

            L’article s’inscrit dans un ensemble d’approches qui analysent les activités agricoles comme des activités du secteur informel en Côte d’Ivoire. Sur cette base, il analyse la trajectoire d’insertion professionnelle des jeunes issus de deux dispositifs de formation en agriculture en Côte d’Ivoire à savoir la Plate-Forme des Service (PFS) de la localité de Songon et l’Institut Privé d’Agriculture Tropicale (INPRAT). Dans le premier cas, l’étude questionne la faible insertion des jeunes autochtones Ebrié Atchan dans la culture maraichère.  Le second cas est relatif à la trajectoire sociale d’insertion professionnelle des diplômés de BTS en agriculture dans les emplois salariés en lieu et place de l’entrepreneuriat agricole. Il ressort de l’analyse des données issues de l’enquête qualitative que la trajectoire d’insertion professionnelle des jeunes à l’étude est la résultante d’un ensemble imaginaires sociaux relatifs au diplôme d’agriculture, à l’agriculture, au statut d’agriculteur et à l’emploi salarié et non salarié.

Mots clés : Jeunes, insertion professionnelle, agriculture, entrepreneuriat agricole, Côte d’Ivoire

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Abstract

This contribution is situated within an orientation of research which analyses agricultural activities as activities of the informal sector in Ivory Coast. It studies the trajectory of professional integration of young people having been trained by two organizations in Ivory Coast, i.e. the Plate-Forme des Services (PFS) of Songon, and the Institut Privé d’Agriculture Tropicale (INPRAT). The first case study reveals the low degree of integration of young Ebrié Atchan graduates in the truck farming sector. In the second case study, young people having obtained a BTS in agriculture tend to be searching wage earning occupations, rather than trying to become agricultural enterpreneurs. The analysis of qualitative inquiry data shows that the professional trajectories of these young people are the result of a whole set of social representations pertaining to the graduation in agriculture, to agriculture itself, to the social status of agricultural enterpreneurs and of salaried employees.

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De la concurrence entre l’économie informelle et l’économie formelle : étude de cas dans le secteur de la loterie en Côte d’Ivoire

OUATTARA Sangboliéwa Lanzeny,  SOKOTO Tiéry et LAGO Akabla Yvon,

Résumé

Ce texte analyse les stratégies d’adaptation et de coexistence du Loto Ghanéen (informel) et du Loto Bonheur (officiel) sur l’espace des jeux de hasard et d’argent. L’étude part du fait qu’en Côte d’Ivoire, le secteur des jeux de loterie reste concurrentiel en dépit de la loi n° 70- 355 du 26 mars 1970, portant création de la Loterie Nationale de Côte d’Ivoire (LONACI) et interdiction d’organisation d’autres types de loteries. L’analyse de données essentiellement qualitatives montre que, face à la prolifération des jeux « illégaux » à l’instar du Loto Ghanéen, la LONACI a développé des réponses afin de conforter son monopole à travers le Loto Bonheur ; une situation qui favorise une adaptation permanente des stratégies de maintien et de contrôle de l’espace des jeux de loterie en Côte d’Ivoire. Aussi, en réponse aux amendes et à la colonisation des espaces de Loto Ghanéen par le Loto Bonheur, l’offre informelle s’est-elle accentuée au travers de l’usage des appels téléphoniques, des SMS et groupes virtuels (WhatsApp et Facebook). En outre, certains coupeurs de paris illégaux reconvertis en collecteurs légaux usent de stratégies pour dissimuler et faire coexister le Loto Ghanéen et le Loto Bonheur sur le même espace des jeux.

Mots clés : Economie informelle, jeux de loterie, monopole, concurrence, Côte d’Ivoire

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 Abstract

This text analyzes the strategies of adaptation and coexistence of « Ghanaian (informal) Lotto » and « Lotto Bonheur » (official) in the gambling space. The study starts from the fact that in Côte d’Ivoire the lottery games sector remains competitive despite Law No. 70- 355 of March 26, 1970, establishing the National Lottery of Côte d’Ivoire (LONACI) and prohibiting the organization of other types of lotteries. The analysis of essentially qualitative data shows that, faced with this proliferation of « illegal » games like the « Ghanaian Loto », LONACI has developed responses to consolidate its monopoly through the « Loto Bonheur ». A situation which favours a permanent adaptation of strategies for maintaining and controlling the area of lottery games in Côte d’Ivoire. Thus, in response to the fines and the colonization of “Loto Ghanéen” spaces by the “Loto Bonheur”, the informal offer has increased using telephone calls, SMS and virtual groups (WhatsApp and Facebook). In addition, some illegal betting cutters converted into legal collectors use strategies to conceal and make “Loto Ghana” and “Loto Bonheur” coexist on the same playing area.

Keywords: Informal economy, lottery games, monopoly, competition, Ivory Coast

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Logiques sociales et enjeux de l’utilisation de la main d’œuvre familiale dans les PME et les microentreprises du secteur informel en Côte d’Ivoire

Sagbo Jean-Louis Hippolyte LOGNON – Université Félix Houphouet-Boigny (Côte d’Ivoire)

Résumé

Cet article analyse les logiques sociales et les enjeux de l’utilisation ou  non de travailleurs issus des réseaux  familiaux dans les PME et les microentreprises informelles en Côte d’Ivoire. Les résultats de l’étude montrent que  l’utilisation de travailleurs provenant du réseau familial répond à une logique altruiste et affective avec un enjeu de productivité et de réduction des coûts d’agence, en raison de l’engagement et de la confiance qu’induisent les liens de parenté. En revanche, le  faible recours au réseau familial repose sur une logique de construction d’une frontière symbolique entre sphère productive (l’entreprise) et sphère non productive (la famille) ; l’enjeu étant la performance économique basée sur une gestion des compétences accordant la primauté aux compétences techniques.

Mots clés : Main d’œuvre familiale, secteur informel, logiques sociales, entreprise familiale, Côte d’Ivoire

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Abstract

This article analyzes the social logics and issues of the use and non-use of workers from family networks in SMEs and informal microenterprises in Côte d’Ivoire. The results of the study show that the use of workers from the family network responds to an altruistic and affective logic with an issue of productivity and reduction of agency costs due to the commitment and trust that induce kinship ties. On the other hand, the weak recourse to the family network is based on a logic of construction of a symbolic border between the productive sphere (the company) and the non-productive sphere (the family), the stake being the economic performance based on the management of skills giving priority to technical skills.

Key words: Family workforce, informal sector, social logics, family enterprise, Cote d’Ivoire

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Numéros

Des idées reçues au fonctionnement concret de l’économie informelle en Côte d’Ivoire

Dali Serge LIDA[1], Rusticot Soho De Bloganqueaux DROH[2], Youssouf  MEITE[3], Roch YAO GNABELI[4]

Introduction

Le secteur informel a fait l’objet de plusieurs études. La plupart de ces études ont décrit son mode de fonctionnement et son impact sur l’économie. Elles ont de façon volontaire ou non suggéré plusieurs idées qui constituent des matériaux idéologiques participant à la construction sociale de l’économie informelle. Ces idées n’ont pas bénéficié d’une abondante littérature. Au regard de leur importance dans la compréhension du fonctionnement du secteur informel, cet article a pour objectif d’analyser certaines d’entre elles et de montrer si elles sont opérantes ou pas dans le fonctionnement concret de l’économie informelle en Côte d’Ivoire. Bien avant d’exposer ces idées, il est important de préciser que l’étude s’appuie essentiellement sur des données secondaires de type qualitatif. Les données sont issues de la recherche documentaire et des travaux du Laboratoire de Sociologie Économique et d’Anthropologie des Appartenances Symboliques. Les travaux concernés ont été réalisés dans le cadre des recherches dudit laboratoire sur : a) les mécanismes sociaux d’insertion dans les activités économiques ; b) la construction sociale des monopoles dans le secteur informel ; c) l’influence de la crise sociopolitique sur les entreprises modernes.

Il s’est agi plus concrètement d’une analyse documentaire basée sur les contenus des mémoires, thèses et articles réalisés dans le cadre des projets ci-avant présentés. En effet, les données de cet article proviennent de deux thèses[5], sept mémoires[6] ainsi que onze  articles[7].

L’analyse de contenu thématique a été mobilisée pour séparer les textes à l’étude en unités significatives et articulables selon l’objectif visé par l’analyse. Ce procédé a permis de mettre en évidence deux séries de résultats : sur les idées reçues en rapport avec le secteur informel, et sur la place de ces idées dans le fonctionnement concret du cet espace social.

I-   Les idées reçues en rapport avec le secteur informel

Plusieurs idées reçues sont rattachées au secteur informel. Dans cette partie du travail, l’on présente les plus importantes et les plus partagées. A cet effet, la présentation de ces idées va se structurer autour des perceptions suivantes : a) le secteur informel, un secteur facile d’accès ; b) un secteur à supprimer ; c) le secteur informel, un lieu de refuge des personnes vulnérables ; d) le secteur informel, un secteur en marge des nouvelles technologies.

1- Le secteur informel, un secteur facile d’accès

La facilité d’accès au secteur informel constitue l’une des premières idées caractérisant cette réalité. Cette idée est souvent justifiée par des arguments qui présentent ce secteur comme étant non structuré, un lieu où l’exercice d’une activité ne requiert pas une formation d’un niveau élevée et où il n’est point besoin de capitaux de départ importants pour mener des activités (Fields, 1975, 1990 ; BIT, 1991).

Telle que décrite, la facilité d’accès au secteur informel suppose, en effet,  qu’aucune condition ni contrainte ne peuvent empêcher les acteurs de s’y insérer. Certains chercheurs vont jusqu’à le qualifient de secteur non structuré. Ce qui suppose qu’il n’est pas organisé, c’est-à-dire dire que son fonctionnement ne repose sur aucune action de coordination et d’interdépendance des activités. Cette situation est à la base de la conception de certains chercheurs qui pensent que les candidats à l’inscription dans ce secteur n’ont point besoin de compétences spécifiques pour s’y insérer. De cette manière, le secteur informel ne serait pas un pan d’activités où la formation constitue une ressource symbolique importante pour prospérer. Le niveau de formation ou de qualification ne constituerait donc  pas un avantage concurrentiel. Cela suppose que la formation ne se présente pas, dans le cadre du secteur informel comme une ressource stratégique dans la compétition entre acteurs du champ. Une « toute petite connaissance » de l’activité par le candidat permettrait ainsi d’être opérationnel dans ce secteur.   Dans le prolongement de cette idée reçue, des chercheurs avancent même que les acteurs n’ont pas besoin de mobiliser un important capital de départ pour intégrer le secteur informel. Il suffirait d’avoir une « petite somme » pour développer une activité informelle.

Le caractère ouvert et facile d’accès de ce secteur se fonde donc également sur le fait que les ressources financières ne constitueraient pas une barrière pour y accéder. On va jusqu’à postuler que quel que soit le niveau de capital économique à la disposition des acteurs, les candidats au secteur peuvent s’insérer sans autre forme de procès.

En somme, l’articulation des éléments ci-haut mentionnés présente le secteur informel comme un secteur facile d’accès, peu structuré dans  lequel l’opportunité est donnée à tous de s’insérer sans grande difficulté, un espace où règne l’anarchie ; qui ne ferait pas de la formation une exigence pour les candidats qui désirent y mener des activités ; ce serait un secteur pour lequel le capital financier de départ ne constituerait pas une contrainte car celui-ci serait minime par rapport à celui exigé dans le secteur formel et enfin, ce serait un secteur en marge des nouvelles technologies.

L’ensemble des idées reçues et mentionnées ci-dessus soulèvent des interrogations au regard des recherches, menées dans le cadre des activités du laboratoire de sociologie économique et d’anthropologie des appartenances symboliques, sur le secteur informel :

  • Comment se structure le secteur informel ?
  • Qu’en est-il de la ressource formation dans l’accès au secteur informel ?
  • Qu’en est-il du capital financier de départ dans le développement d’une activité informelle ?
  • Quel rapport le secteur informel entretient-il avec les nouvelles technologies ?

2- Monopole, formation et nature du capital de départ comme éléments de déconstruction de la facilité d’accès associée au secteur informel

Les études sur le secteur informel en Côte d’Ivoire montrent que contrairement aux idées reçues ce secteur est structuré. Cette situation est perceptible à travers le monopole créé par certains acteurs dudit secteur, une situation monopolistique dans laquelle l’importance de la formation et la nécessité de mobiliser un capital de départ se révèlent relativement conséquentes. En effet, face à la crise économique débutée depuis le début des années 1980, plusieurs jeunes Ivoiriens sans emploi (diplômés ou déscolarisés) ont tenté et continuent d’essayer de s’insérer dans le secteur informel. Cette entreprise reste vaine pour certains d’entre eux tandis que d’autres sont parvenus à s’y insérer, mais n’ont pas pu s’y maintenir. Cet état de fait est lié à la construction de monopoles dans plusieurs secteurs d’activités informelles. Ces monopoles se fondent sur des barrières idéologiques et la maitrise des réseaux d’approvisionnement.

De fait, dans ses travaux sur les stratégies d’insertion et de maintien dans les activités économiques informelles monopolisées, Lognon (2019), montre comment l’idéologie de la compétence participe à la construction du monopole des Nigériens dans la vente du garba. Dans cet ordre d’idées, il affirme que « la principale barrière idéologique à laquelle sont confrontés les « jeunes Ivoiriens » au cours du processus d’insertion concerne les imaginaires sociaux relatifs à la compétence. Ces imaginaires et les discours mobilisés par les vendeurs « ahoussa » et repris par la clientèle tendent à présenter les vendeurs « Nigériens » comme des « experts » détenteurs du savoir-faire culinaire en matière de préparation du garba ».  Il explique que cette compétence sociale idéologiquement produite est légitimée par la construction sociale de la genèse de l’activité. Selon cette histoire le mot « garba » est un patronyme de l’ethnie « ahoussa » du Niger. Cela serait le nom de la première personne à avoir fabriqué le garba. Dans l’imaginaire populaire, la maitrise du savoir-faire de l’ethnie ahoussa en matière de vente de garba serait ainsi liée à cette histoire.

En poursuivant, Lognon (2019) démontre que le monopole des ahoussa se situe également au niveau de l’encastrement social de l’approvisionnement en garba dans les réseaux sociaux. Ce qui constitue une barrière à l’entrée dans l’activité de vente de garba pour les autres groupes ethniques et particulièrement pour les jeunes Ivoiriens. Il le dit en ces termes : « La précarité de leur insertion dans cette activité économique est principalement due à la non maîtrise des réseaux d’approvisionnement. Dans cette activité, les vendeurs ahoussa s’approvisionnent en attiéké chez des productrices ébrié, en poisson thon au port d’Abidjan et en huile auprès de détaillants et semi-grossistes ». Dans le même ordre d’idées,  Donan Tcha et Lognon (2017) ont montré comment les boussanga (groupe ethnique burkinabé) monopolisent la vente du poisson thon.

Par ailleurs, Diby (2015) dans sa thèse sur la construction sociale du monopole dans la vente de bois débité à Abidjan a montré que cette activité n’est pas ouverte et n’est pas facilement accessible bien que se développant généralement dans le secteur informel. De fait, Diby fait remarquer que sur 560 Unités de Productions Informelles (U.P.I) recensées  dans  les communes de Koumassi, Abobo, Adjamé, Yopougon, 555, soit 95%,  appartiennent aux vendeurs « haoussa », contre 5% pour les autres nationalités (Maliens, Ivoiriens). En outre, sur 500 permis de résidus de scierie octroyés en 2012 sur toute l’étendue du territoire, 480 ont été octroyés aux vendeurs « haoussa » et 20 aux autres nationalités (DPIF). Enfin, au regard de la réglementation, l’exploitation du bois débité est une activité ouverte à toute catégorie sociale (genre, nationalité, etc.). Il n’existe donc pas de restriction sur la nationalité pour l’obtention de l’agrément. Toutefois, les revendeurs haoussas sont les seuls à détenir la totalité des agréments de vente de bois débité  des scieries situés dans les zones forestières (DPIF).

Outre les études ci-avant présentées, plusieurs autres travaux du laboratoire ont montré la manière dont le monopole est construit dans le secteur informel. Il s’agit de ceux de Blé Sogo (2008) qui montre comment le monopole est construit dans la vente de poulets à Bingerville, de Kra (2008) qui présente la construction du monopole dans les restaurations populaires à Abidjan et celle de Brou (2008) dont la particularité est d’analyser la construction du monopole dans la vente de bétail dans la commune de Port-Bouët (Abidjan). Des études comme celles de Goh (2008) et de Droh et Kouadio (2019) ont montré respectivement la construction du monopole des femmes Guéré au marché de « Gabriel-gare » dans la vente de viande de porc et celle des femmes malinké dans la vente de noix de coco.

La littérature (B.I.T, 2004; Jacquemot et Raffin, 1993, INS, 2008) lie également la facilité d’accès au secteur informel au fait que le capital de départ n’est pas important. C’est d’ailleurs, ce qui a poussé Lognon (2013) à affirmer que la principale caractéristique du capital financier dans le secteur informel, c’est sa relative faiblesse. Il le justifie avec un rapport de l’INS (2008) qui en prenant l’exemple d’Abidjan affirme que 92,4% des unités de production informelles ont un capital financier inférieur à 250 000 FCFA (INS, 2008).  Cela est certes avéré, toutefois, ce que l’on appelle ici capital financier de départ ne prend pas en compte certains coûts au départ de l’activité. En effet, certains acteurs du secteur informel s’obligent souvent à vendre à perte afin de construire petit à petit leur insertion dans ce secteur. Une situation généralement liée au fait qu’il y a des acteurs qui monopolisent l’activité avec des prix de marchandises déjà standardisés. Dès lors, comme stratégie, les acteurs entrants, acceptent de vendre leurs produits à des prix inférieurs à ceux du marché afin de ne pas être victimes du monopole et de la réputation bien établie du concurrent plus ancien sur le marché. Les analyses de Lognon (2019) font d’ailleurs cas d’un tel état de fait : « Au début, c’est très difficile. Tu acceptes de vendre à perte. Tu es obligé de faire le plat un peu volumineux pour attirer les clients. Un poisson qui coûte 200 Frs CFA tu le vends 150 Frs CFA. Et très souvent tu n’arrives pas à tout vendre au cours de la journée ».

Selon les idées reçues, la formation ne constitue pas une condition pour accéder au secteur informel.  C’est d’ailleurs l’une des raisons qui expliqueraient son ouverture et sa facilité d’accès. Or, ce qui précède montre que la formation est importante pour s’insérer dans le secteur informel. En effet, la compétence est une ressource stratégique pour mener une activité informelle. Par exemple, pour vendre le garba ou le bois il est nécessaire d’avoir le savoir-faire et maitriser les réseaux d’approvisionnement. La compétence pour mener ces activités se trouve dans la formation des acteurs. Généralement, le réseau ethnique est le cadre d’acquisition et de transmission de ces compétences. Sous ce rapport, pour avoir accès au secteur informel, il faut avoir certaines propriétés ethniques. Ce secteur n’est pas aussi ouvert et facile d’accès que l’affirment certains auteurs.

II- La suppression du secteur informel ou la production de la légitimation institutionnelle d’un type d’activités économiques

1- Le secteur informel, un secteur à supprimer

La suppression du secteur informel se présente comme une autre idée reçue qui structure l’action d’experts et animateurs des services publics. Cela est perceptible dans la manière dont est interprétée la politique de conversion de ce secteur à celui du secteur formel et aux justifications données par les agents de l’État quant aux actions de déguerpissement. En effet, depuis quelques années le BIT (2014) encourage la transition du secteur informel vers le secteur formel. Certains experts et dirigeants politiques ont tendance à y voir un moyen indirect de faire disparaitre ou de supprimer le secteur informel à long terme (BAD, 2016 ; Zriga et Tagro, 2016). Les idées avancées par les promoteurs de cette perspective se structurent autour de la modification de la nature des rapports au sein du secteur informel (Charmes, 1992 ; Cling, Lagrée, Razafindrakoto et Roubaud, 2012). Cette modification a pour repères les principes de fonctionnement du secteur formel. Cela signifierait qu’à terme il serait difficile de rencontrer le secteur informel dans la mesure où toutes les activités économiques seraient standardisées après la transition.

Certains gouvernements ont également une approche qui se fonde sur l’idée de la suppression du secteur informel (Aka et Touré, 2020 ; Tiepoho, 2018). Pour eux, le secteur informel est à la base du désordre en ville. Les acteurs de ce secteur mènent leurs activités en dehors des normes formelles. Ils s’installent dans les endroits frappés par une interdiction d’exercer des activités économiques. Pour lutter contre ces activités, des brigades spécialisées sont mises en place pour traquer ces « hors-la-loi ». Sous ce rapport, en Côte d’Ivoire plusieurs opérations ont été initiées pour lutter contre les activités menées dans l’anarchie (Bouquet et Kassi-Djodjo, 2014). L’objectif est de les supprimer, car l’une des façons de percevoir ce secteur est qu’il gêne le développement économique et social. L’idée de supprimer le secteur informel fait appel, en effet, à deux questions :

  • La transition vers le secteur formel débouchera-t-elle sur la suppression du secteur informel ?
  • Que cache l’idée de suppression du secteur informel ?

2-   Le secteur informel, un moyen de lutte contre les inégalités sociales

L’idée reçue qui présente le secteur informel comme un secteur à supprimer tente de masquer l’un des enjeux majeurs des politiques et actions visant à le réprimer. À cet effet, la question est de savoir s’il est possible de supprimer ce secteur. La réponse à cette interrogation est bien sûr non, et cela pour deux raisons. La première raison est que le secteur informel et le secteur formel sont deux faces d’une même réalité et la deuxième raison est relative au fait que le secteur informel aide l’État à lutter contre les inégalités. En effet, le secteur informel est très souvent défini comme un secteur où se mènent des activités non officielles et/ou des activités se développant en dehors des normes formelles. Cela signifie que rendre compte de ce secteur, c’est directement ou indirectement le mettre en rapport avec le secteur formel. Conséquemment, l’un ne peut pas exister sans l’autre (Droh, 2013). Sur cette base, les actions visant à supprimer  le secteur informel semblent vouées à l’échec par avance. Par exemple, imaginer l’économie ivoirienne sans le secteur informel reviendrait à l’affaiblir énormément dans la mesure où l’informel occupe plus de 90% de cette économie.

Outre cet état de fait, certaines pratiques sociales montrent que les deux secteurs sont intimement liés. Par exemple, les mairies mènent des actions pour traquer les entrepreneurs informels qui ne payent pas les taxes municipales. Leurs collègues qui s’acquittent de leurs « obligations fiscales » ne sont généralement pas inquiétés. Les propos d’un acteur du secteur informel révélés dans l’article de Droh (2013) traitant des problèmes de la définition dudit secteur illustrent ce qui précède : « Avant la mairie me fatiguait. Elle venait toujours ramasser mes marchandises. On m’a conseillé de payer des droits à la mairie. C’est ce que je fais. Je paye 5000 f cfa par mois et je suis tranquille ». La suppression du secteur informel n’est donc pas l’objectif des autorités municipales. Elles visent plutôt les ressources financières que peuvent générer les travailleurs dudit secteur.

La création de groupements professionnels de la Chambre Nationale de l’Artisanat de la Côte d’Ivoire montre également que les discours relatifs à la suppression du secteur informel sont en réalité impossibles à tenir. En effet, cette chambre a été mise en place dans le but d’assurer un dialogue entre l’État et le secteur informel. Le rôle d’intermédiation confié à cette structure montre bien l’intention des deux parties de ne pas voir disparaitre le secteur informel contrairement aux idées reçues. 

Par ailleurs, cette suppression semble difficilement tenable dans la mesure où le secteur informel joue un rôle essentiel : celui de la lutte contre les inégalités  (Zriga et Tagro, 2016 ;Tchan Bi, Adjéi et Droh, 2019). De fait, plusieurs acteurs qui ont des difficultés à s’insérer sur marché du travail formel arrivent à développer au moins une activité au niveau informel. Par le truchement de cette activité, ils ont accès à des ressources financières qui les aident à subvenir à leurs besoins. Le propos du président du groupement professionnel de la Chambre Nationale des Métiers à Abidjan mis en exergue dans l’article de Lognon (2013) sur la protection sociale et l’inclusion de l’informel en est une illustration : «Nous ici nous nous débrouillions, nous ne gagnons pas assez d’argent et c’est avec le peu d’argent que nous gagnons qu’on s’occupe de nos familles ».

De ce qui précède, on peut retenir qu’il est quasiment impossible de supprimer le secteur informel. Toutefois, on peut se demander ce que cache l’idée de la nécessité de supprimer ce secteur ?  L’idée de voir le secteur informel supprimé est issue de la construction sociale de la hiérarchie entre ce secteur et le secteur dit formel. Le secteur informel étant présenté comme étant non structuré donc caractérisé par le désordre. Il est par conséquent le contraire de l’autre. Cela traduit une idéologie en rapport avec le développement, celle de voir dans le secteur informel le lieu de la fabrication du retard en matière de développement économique et social des pays. Selon cette idéologie, pour voir un pays se développer, il serait important de « supprimer » ce secteur ou de travailler à sa transition vers le secteur formel.

III – Le secteur informel : entre vulnérabilité et protection sociale des travailleurs

1-      Le secteur informel, un lieu de refuge pour des personnes vulnérables

L’une des idées reçues en rapport avec le secteur informel est qu’il est un lieu où se retrouvent les personnes vulnérables afin de résister à la dureté de la vie (Banerjee et Duflo, 2012 ; Maloney, 2004). En effet, les enquêtes menées auprès des acteurs du secteur informel mettent en exergue la manière dont les acteurs qui y mènent leurs activités se construisent et la manière dont les structures d’appui construisent ces acteurs. Les deux catégories d’acteurs ont une même perception du travailleur du secteur informel. A l’occasion des entretiens[8]  avec ces dernières, les acteurs inscrits dans l’économie informelle font toujours savoir qu’ils sont dans ce secteur parce qu’ils n’ont pas suffisamment de moyens financiers pour développer une activité formelle. Ils ont besoin de l’aide de l’État et toute autre structure à même de les appuyer. Par conséquent, les acteurs inscrits dans le secteur informel insistent pour dire qu’ils mènent les activités dans ce secteur pour survivre. La phrase consacrée à cet effet est : « On se débrouille ». Cela signifie qu’ils se débrouillent pour se nourrir, se soigner, prendre soin de leurs familles respectives, aider les membres de leur communauté en difficulté, etc. Ils se construisent donc comme des personnes vulnérables. L’État, les structures d’appui et les institutions internationales les présentent également comme étant vulnérables. L’un des fondements de la politique de la transition du secteur informel vers le secteur formel se trouve, en effet, à ce niveau.

De fait, le secteur informel est caractérisé par le non-respect de certaines règles relatives aux droits du travail et du travailleur. Il s’agit du salaire minimum, de  l’assurance et du contrat d’apprentissage pour les apprentis, de la déclaration des travailleurs, du paiement des cotisations de sécurité sociale des travailleurs. Par conséquent, le travailleur du secteur informel est caractérisé par la vulnérabilité et sa transition vers le secteur formel a pour but de sortir les acteurs de la vulnérabilité (BAD, 2016).

2- Le secteur informel, un espace de dissimulation des statuts valorisants

Les acteurs du secteur informel sont généralement présentés comme des acteurs vulnérables. A rebours de cette idée reçue, les enquêtes effectuées auprès de ces derniers conduisent à nuancer cette perception. En effet, ce secteur est présenté comme un lieu où il est difficile de voir des acteurs financièrement riches. Tout est mis en œuvre pour faire croire que les acteurs qui y exercent sont des personnes marginales, vulnérables et pauvres. Un fait conduit, cependant, à remettre en cause cette perception. Il s’agit de la pluriactivité.

Comme l’a souligné Lognon (2010), en effet, l’entrepreneur informel opte généralement pour la pluriactivité en lieu et place du développement de son activité. Cette façon de faire peut faire croire que ces acteurs décident délibérément de se maintenir dans la précarité en dépit des possibilités qu’ils ont pour agrandir leurs entreprises et même les formaliser. La rationalité de cette démarche réside dans le fait qu’ils interprètent la pluriactivité comme la marque de la « bonne santé » de leurs activités. D’abord, c’est une question de perception. Pour ces acteurs, avoir plusieurs activités, c’est le signe de la prospérité et de la réussite dans les affaires. Ensuite, cela répond à une stratégie pour ne pas se rendre visible vis-à-vis des exigences des impôts. Enfin, l’une des conséquences de cette situation est de les voir comme des acteurs vulnérables pour l’État et certains spécialistes du secteur informel. Cela permet donc de masquer le caractère valorisant de leur statut. Plusieurs acteurs de ce secteur reconnaissent avoir une position sociale plus intéressante que ceux exerçant dans le secteur formel. C’est le cas des jeunes diplômés interrogés par Sokoto et Lognon (2018) dans le cadre de l’étude sur l’insertion des diplômés de l’enseignement supérieur dans le secteur informel à Abidjan. Certains d’entre eux affirmaient : « Nous-mêmes qui sommes ici, ce qu’on gagne dépasse même le salaire de beaucoup de fonctionnaires qui vont tous les jours au plateau[9] ».

IV- Le secteur informel : le paradoxe de l’existence de compétences en nouvelles technologies  

1-  Le secteur informel, un secteur en marge des nouvelles technologies ?

L’une des idées reçues en rapport avec le secteur informel est que les personnes qui y développent leurs activités n’ont pas les compétences pour utiliser les nouvelles technologies de l’information (Yassir, 2018).

En effet, l’usage des nouvelles technologies de l’information se fonde sur un présupposé majeur, à savoir qu’utiliser ces technologies requière la possession de formation et de compétence appropriées. Le secteur informel étant considéré comme un espace social animé par des personnes caractérisées par un déficit de formation, l’usage des nouvelles technologies semble y être quasiment impossible. Dans ce même ordre d’idées, les préjugés relatifs au niveau de technicité presque nul des entreprises du secteur informel constituent une autre preuve de l’absence de nouvelles technologies dans ledit secteur.

2- Le secteur informel : lieu de production et d’actualisation de nouvelles technologies

Contrairement aux idées reçues, le secteur informel est un espace de développement et d’usage des nouvelles technologies de l’information. Les enquêtes sur ce secteur[10] ont permis de faire le constat que plusieurs acteurs dudit secteur ont une maitrise des nouvelles technologies de l’information. De fait, la vente et la réparation d’ordinateurs, de téléphones et plusieurs autres équipements techniques sont effectués dans ce secteur. Des espaces dédiés à ces activités existent dans certaines communes d’Abidjan. Il s’agit particulièrement d’Adjamé, et de Treichville (Dissa, 2014 ; Diarrassouba, 2014). Dans ces communes, il existe des zones de recyclage et de vente de e-déchets. C’est d’ailleurs, ce que traduit le propos de ce vendeur rencontré dans la zone de Treichville lors d’une enquête sur les e-déchets  « il y a plusieurs types d’appareils usagés, il y a des déchets même, il y a des conteneurs de télé, tout ce qui est dedans ne marche pas » (Dissa, 2014).Comme il a été ci-avant souligné, la formation est incontournable pour exercer dans ces espaces. Le recyclage de matériel usagé nécessite des compétences en électronique, en maintenance informatique et globalement des compétences dans tous les domaines des NTIC.

Lors de cette même enquête, un technicien-revendeur de 42 ans a poussé la précision plus loin en ces termes : « D’abord moi j’ai commencé ma formation de réparation en 1995, j’ai commencé avec les Nigérians en 1995 qui étaient les premiers à modifier les THT (transistor à haute tension) en Côte d’Ivoire, je suis dans le métier, et comme je suis électronicien donc il y a un oncle qui m’a aidé, c’est de la réparation que je me suis lancé dans la vente. Bon de la réparation à la vente c’est pour agrandir un peu mon business, c’est pour gagner un peu plus voilà. Parce que j’ai déjà une connaissance plus approfondie des appareils quoi ».

Conclusion 

Plusieurs idées reçues sont rattachées au secteur informel. Il était donc question dans cet article de les mettre en évidence et de montrer comment certaines enquêtes de terrain ont contribué à les déconstruire. Sur cette base, la première idée reçue mise en exergue est celle qui présente le secteur informel comme un secteur facile d’accès. Le retour d’expérience relatif à ce secteur montre que cette facilité d’accès n’est qu’une vue d’esprit. L’accès à ce secteur n’est pas aussi aisé. Le monopole construit par certaines catégories sociales qui exercent dans ce secteur en est une illustration. N’accède donc pas à ce secteur qui veut, mais celui qui a en les propriétés et ressources sociales. En outre, il est impératif d’être formé pour y accéder au secteur informel, car la plupart des activités qui s’y exercent se fondent sur un savoir-faire. Dans cet article, la vente du garba a permis d’illustrer cette observation. Contrairement à ce qui est dit sur la nature du capital départ, il faut retenir que la valeur et la quantité de ce capital doivent être nuancées. Une façon de dire que le montant du capital de départ n’est pas toujours si faible que cela.

La deuxième idée reçue présente le secteur informel comme un secteur à supprimer.  Cette idée repose sur le fait que ce secteur est considéré comme un lieu d’expression de l’anarchie et du désordre. Sous ce rapport, sa suppression serait un gain pour l’État. La réalité du fonctionnement du secteur informel montre qu’il n’est pas possible de le supprimer. Car, au regard des travailleurs de ce secteur,  il joue un rôle important dans la lutte contre les inégalités sociales.

Concernant l’idée reçue qui fait apparaitre le secteur informel comme un lieu de refuge des personnes vulnérables et qui l’assimile globalement à la pauvreté, elle semble également difficilement tenable. Car, il est quasiment impossible de savoir que certains acteurs dudit secteur sont pauvres ou vulnérables. Les enquêtes sur ce secteur ont mis en évidence des entrepreneurs qui refusaient délibérément de développer leur activité afin de se rendre invisibles  par l’État ou précisément par les impôts. Ils préfèrent emprunter la voie de la pluriactivité.

Enfin, pour ce qui concerne l’idée reçue en rapport avec les nouvelles technologies de l’information, elle présente le secteur informel comme un secteur en marge de ces technologies. Cette idée est remise en cause par certaines réalités de ce secteur. En effet, ce secteur est l’un des lieux où l’usage et la maitrise des nouvelles technologies ne sont plus à démontrer. Il est un espace où les matériaux relevant ces technologies s’achètent, se vendent et se réparent. Pour preuve, le secteur informel est même le lieu de recyclage par excellence des e-déchets en Côte d’Ivoire.

Somme toute, les idées reçues en rapport avec le secteur informel existent. Elles participent globalement à orienter les actions des institutions vis-à-vis de ce secteur, à légitimer son existence, à consacrer la domination du secteur formel sur le secteur informel. Mais, dans le fonctionnement concret de l’économie informelle en Côte d’Ivoire, ces idées reçues se révèlent inopérantes. Sous ce rapport, la manière de percevoir le secteur informel doit tenir compte des dynamiques relationnelles en cours en son sein. Cette posture permettrait de présenter les secteurs formel et informel comme deux facettes de la même réalité sociale (l’économie). Cela aiderait à ne pas voir le secteur informel comme un secteur qui pose problème, mais un espace qui regorge de richesses qui peuvent aussi être mises au service du secteur formel.

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Notes de bas de page

[1] Sociologue, Enseignant-Chercheur, Institut d’Ethno-Sociologie, Université Félix Houphouët Boigny, sergedali.lida@gmail.com

[2] Sociologue, Enseignant-Chercheur, Institut d’Ethno-Sociologie, Université Félix Houphouët Boigny, rusticot.droh@laasse-socio.org

[3] Sociologue, Enseignant-Chercheur, Institut d’Ethno-Sociologie, Université Félix Houphouët Boigny, meyouss@gmail.com

[4] Sociologue, Enseignant-Chercheur, Institut d’Ethno-Sociologie, Université Félix Houphouët Boigny, roch.gnabeli@lasse-socio.org

[5] LOGNON, J.L. (2010) ; DIBY P.A.T (2015)..

[6] DONA TCHA, Y.B. (2013) ; BLE SOGO, J. (2008); BROU, A., (2008). DIARRASSOUBA, A. (2014) ; DISSA, Y. (2014) ; GOH, O. (2008) ; KRA, E. (2008).

[7] DROH, D.B.S.R., (2013) ; LOGNON, J.L (2013) ; LOGNON, J.L. (2019) ; LOGNON J.L., ET YAO GNABELI, R. (2010) ; LIDA, D. S. ET DROH, D. B. S. R. (2010) ; DONAN TCHA, B.Y & LOGNON, J-L. S., (2017)., TAGRO, M.J., & LIDA, D.S. (2015). SOKOTO, T, S., ET LOGNON, JL.H.S. (2018) DROH, D.B.S.R., & KOUADIO, K. K. (2019) ; TCHAN BI, B. S., YAA KRA, M. L. A & DROH, B. S. R. (2019) ; ZRIGA, D., ET TAGRO,J. (2016).

[8] Lors des enquêtes sur le secteur informel menées par les chercheurs du Laboratoire de sociologie économique et d’Anthropologie des appartenances symboliques

[9] C’est la commune d’Abidjan qui abrite le centre des affaires.

[10] Lors des enquêtes sur le secteur informel menées par les chercheurs du Laboratoire de sociologie économique et d’Anthropologie des appartenances symboliques