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LA DYNAMIQUE PATRIMONIALE DE LA VILLE HISTORIQUE DE GRAND-BASSAM A L’ÉPREUVE DES ENJEUX ÉCONOMIQUES

Kra Valérie KOFFI, Enseignante-Chercheure, Sociologie, Laboratoire de Sociologie Economique et d’Anthropologie des Appartenances Symboliques (LAASSE), koffikravalerie@gmail.com

Sainte Sébastienne Aya KOUASSI, Attachée de Recherche, Sociologie, Laboratoire de Sociologie Economique et d’Anthropologie des Appartenances Symboliques (LAASSE), sebastienne_aya@yahoo.fr

Affoué Cécile KOFFI, Attachée de Recherche Sociologie, Laboratoire de Sociologie Economique et d’Anthropologie des Appartenances Symboliques (LAASSE), kcecilevictoire@gmail.com   

INTRODUCTION

Le patrimoine est constitué d’éléments tels que des lieux, bâtiments, objets, dont l’on transforme la valeur, d’une valeur d’usage à une valeur culturelle. Ces éléments font l’objet de réhabilitation et sont l’objet de mesures de protection. Le patrimoine n’existe qu’à travers un processus de patrimonialisation (Guérin, 2001). C’est un tel processus qui a été mis en œuvre dans la ville de Grand Bassam[1]. En tant que ville chargée de souvenirs et de vestiges en rapport avec l’histoire de la Côte d’Ivoire, elle abrite en son sein un bon nombre d’édifices[2]  construits à l’époque coloniale pour faire office de logements ou pour abriter des administrations et commerces en lien avec les activités coloniales. Le périmètre protégé couvre une partie de la commune, précisément le quartier France (cf : carte 1).

La ville historique [3] de Grand-Bassam, première capitale de Côte d’Ivoire et ville centenaire est classée au patrimoine culturel mondial de l’UNESCO en 2012. Cette notoriété acquise et entretenue sur ce territoire singulier constitue un capital symbolique permettant à cette ville de se positionner avantageusement sur le marché culturel ou touristique.

La patrimonialisation de ces édifices leur confère un ensemble de valeurs reconnues, partagées qui devraient en théorie amener l’État ivoirien et les populations à s’engager davantage dans la protection, la préservation et leur mise en valeur (Traoré, 2015).  L’instauration de nouvelles normes et des structures de gestion (comité de gestion, maison de patrimoine, mairie) destinées à contrôler l’accès et les usages de ce capital patrimonial font partie des mécanismes mis en place en vue de préserver et légitimer la valeur symbolique de cet espace. À cet effet, selon la politique patrimoniale, pour toute opération de rénovation/réhabilitation sur ces édifices situés dans les zones protégées, les usagers doivent employer des matériaux « typiques » respectant le style architectural de l’époque coloniale et recevoir au préalable l’autorisation de la mairie. En outre, ces édifices ne doivent ni être vendus, ni être détruits. Parallèlement, la gestion des visites touristiques sur les sites abritant le capital patrimonial est confiée à la maison du patrimoine selon les normes patrimoniales.

Afin de susciter l’adhésion des communautés locales ainsi que leur participation à la préservation et à la protection de ce capital symbolique, ces différentes normes leur ont été communiquées. À ce propos, un enquêté résident dans la Ville historique affirme ceci. « On nous a réuni un matin pour nous dire qu’après Dakar, Bassam a été choisi pour être patrimoine UNESCO ».

Cependant, il ressort de l’enquête exploratoire que certaines de ces règles patrimoniales ne sont pas appliquées par les propriétaires ou les riverains des différentes parcelles qui abritent les édifices, bien que ceux-ci aient connaissances de ces normes. En l’occurrence, certains vestiges ont été détruits par des particuliers. Très peu d’entre eux ont fait l’objet de réhabilitation et de remise en l’état et certains de ces bâtiments sont aujourd’hui visiblement en ruine à travers leur état de dégradation avancé causé en partie par la brise marine et leur utilisation par les riverains comme des dépotoirs d’ordures ménagères. À cela s’ajoutent les pratiques de rénovation de certains propriétaires en déphasage avec les règles patrimoniales de rénovation à travers le recours à certains matériaux modernes qui ne sont pas autorisées par lesdites normes. La gestion des visites touristiques par certains riverains, les jeunes notamment, sur les sites abritant les édifices patrimoniaux illustre également le non-respect des normes patrimoniales.

Le but avoué de la patrimonialisation qui devait aboutir à des modes de mise en valeur, de protection et d’utilisation du capital patrimonial, est mis à mal par les pratiques en décalage avec la logique patrimoniale ; lesquelles pratiques participent à la vulnérabilisation de ces édifices. Dès lors, quelles sont les logiques sociales qui sous-tendent les pratiques contre-productives pour la protection et la préservation de ces édifices, observées chez ces populations ?

Dans la littérature sur la question de la patrimonialisation, certains travaux ont abordé les problèmes rencontrés par la protection et la valorisation du patrimoine culturel. Ouallet (2009), Marcotte et Bourdeau (2010) et Chevalier (2016) attirent l’attention sur les possibles effets négatifs du développement touristique et des jeux des acteurs sociaux. D’autres mettent en avant le manque de ressources matérielles et financières au niveau  des structures de gestion de ces sites (Traoré, 2015 ; Trabelsi, 2016) ainsi que le détournement des objectifs de mise en patrimoine à des fins politiques et économiques (Cousin et Martineau, 2009 ; Maurel, 2017). Concernant les impacts sur les populations, Maurel (2017) souligne les conséquences néfastes pour les plus pauvres et Berliner (2010) les avantages économiques, les enjeux esthétiques et le sentiment de contrainte institutionnelle vis-à-vis de la conservation « à l’identique ». Tous ces travaux révèlent que la vulnérabilité du patrimoine se construit à travers les interactions entre les différents acteurs qui interagissent dans l’espace social du périmètre protégé.

C’est dans le prolongement de ces réflexions que s’inscrit cette étude. Elle vise à comprendre les logiques sociales qui sous-tendent les pratiques contre-productives pour la protection et la préservation des édifices patrimoniaux observées chez les populations de la ville de Grand-Bassam. Plus spécifiquement, il s’agit de : i) décrire les pratiques des acteurs qui rendent ces édifices patrimoniaux de plus en plus vulnérables ; ii) identifier les croyances, les perceptions des acteurs qui structurent leurs attitudes vis-à-vis des normes patrimoniales ; iii) mettre en exergue les logiques en rapport avec le cadre relationnel entre les populations locales et les gestionnaires du périmètre protégé.  

MÉTHODOLOGIE

SITE D’ÉTUDE

Grand-Bassam est située au sud-est de la Côte d’Ivoire sur une bande de terre entre l’Océan Atlantique et la Lagune Ouladine. Cette situation de la ville entre terre et plan d’eau a suscité l’intérêt des français en rapport avec les contraintes de déplacement et d’échange du moment. L’occupation française entre 1843 et 1950 a fait de la ville un important centre économique, politique et culturel d’envergure sous régionale et internationale dont les caractéristiques urbanistique, architecturale, culturelle et historique ont justifié la mise en patrimoine du quartier France de la ville (Traoré, 2015).

Carte 1 : limites de la Ville historique (en rouge) de

Grand-Bassam et de la zone tampon (en bleu)

Photo 1: La ville historique de Grand-Bassam ( Source Ministère de la Culture et de la Francophonie de Côte d’Ivoire).

MÉTHODES

Ce texte s’appuie sur des données collectées sur la base d’une démarche qualitative. L’échantillon de cette étude a été établi en fonction des objectifs de la recherche et de la dynamique du terrain d’investigation. C’est un échantillon hétérogène qui comprend trois catégories ou sous-populations d’intervenants : Tout d’abord la population locale plus précisément les autochtones et les leaders communautaires, puis les personnes ressources de la maison du patrimoine et de la mairie qui pilotent les activités dans une perspective de protection et de valorisation du patrimoine culturel, et enfin les responsables de l’Office Ivoirien du Patrimoine culturel.

La population locale est représentée par des propriétaires de parcelles abritant les édifices patrimoniaux, des résidents et des leaders communautaires.  Ces derniers ont fourni des informations relatives à leurs perceptions et la logique de leurs actions concernant le périmètre protégé ainsi que leurs interactions avec les gestionnaires formels.

La Maison du Patrimoine initie des activités de contrôle des biens, de sensibilisation et d’information des populations locales sur les interdits et les possibilités liées à la gestion de la Ville historique. Par ailleurs, tout travaux de rénovation ou de construction doit être impérativement soumis à validation par la Commission chargée de l’examen et du suivi des dossiers de permis de construire, le comité local de gestion présidé par le Maire de la ville et la Maison du Patrimoine. Ces acteurs ont permis de connaître leurs interactions avec les populations locales concernant la protection et la préservation des biens patrimoniaux. L’OIPC est la structure chargée de s’occuper de l’entretien de la Ville historique et des permis de construire pour le respect des normes en matière d’aménagement et de construction sur le site. Les données sur les pratiques de gestion de cette ville et de ses interactions avec les propriétaires fonciers du périmètre protégé ont été collectées auprès de cet acteur.  Des entretiens semi-directifs individuels ont été menés auprès de ces trois catégories d’acteurs. Il s’agit de: i) deux (2) personnes ressources de l’OIPC; ii) trois (3) personnes ressources du service culturel de la mairie et la maison du patrimoine ; iii)  onze (11) résidents sur le site. Au total, seize (16) personnes ont participé aux entretiens qui ont permis d’explorer quatre aspects du phénomène à l’étude. Il s’agit des aspects historiques de la patrimonialisation, des acteurs associés au processus, des pratiques de gestions des biens et des logiques et pratiques de conservation/dégradation des biens.

En appui à ces entretiens individuels, des observations directes et indirectes ont été faites sur le site et ont permis d’apprécier l’état du patrimoine de la « Ville historique ». L’observation directe a été réalisée par le biais d’une grille d’observation. L’observation indirecte a permis de disposer d’images attestant de l’état de conservation/dégradation de certains biens inscrits au patrimoine.  La revue documentaire a permis de consulter la littérature grise, les recherches scientifiques qui ont porté sur la patrimonialisation. 

Les données collectées ont été transcrites et le corpus obtenu a fait l’objet d’une analyse thématique du contenu. Cette étape consiste à regrouper les informations collectées selon des unités d’analyse dans le discours afin de les codifier. Dans cette perspective, les contenus des observations et des entretiens seront soumis à l’analyse thématique qui a permis de mettre en évidence les pratiques et les logiques contre-productives pour la protection et la conservation de la Ville historique de Grand-Bassam.     

RÉSULTATS

1. LES COMPORTEMENTS DES POPULATIONS LOCALES VIS-A-VIS DES NORMES PATRIMONIALES : ENTRE CONFORMISME SUPERFICIEL ET DÉFIANCE

À partir des pratiques des populations locales sur le périmètre protégé, deux profils comportementaux se distinguent : d’une part ceux qui ont une propension modérée vis-à-vis des normes patrimoniales et d’autre part ceux chez qui n’ont pas d’engagement   vis-à-vis de la patrimonialisation.

1.1 Les pratiques des acteurs locaux ayant une propension modérée : un conformisme superficiel au style architectural

Cette catégorie d’acteurs observe un tant soit peu les normes patrimoniales pour les activités de rénovation des édifices. Toutefois, ce conformisme aux normes architecturales de la patrimonialisation ne se fait pas sans la pression des institutions de gestion du patrimoine. En effet, c’est après plusieurs altercations avec les agents du service de patrimoine que ces derniers obtempèrent et se soumettent aux normes patrimoniales en vigueur. Toutefois, cette attitude sociale à se soumettre aux normes patrimoniales peut être qualifiée de superficielle, car ne n’est que la façade des bâtiments qui est réhabilitée conformément aux normes. À ce propos ces enquêtés affirmaient ceci :

« Les fenêtres en bois que vous voyez là sur cette maison, ce sont des fenêtres en bois qui ont été déposées sur le mur. Le propriétaire avait modifié sa maison et fermé ces fenêtres. Et quand les gens du patrimoine ont commencé à lui mettre la pression, il a décidé de reproduire les fenêtres comme c’était avant et de les coller sur le mur comme décoration. Sinon ce n’est pas des fenêtres que vous voyez »

1.2 Les pratiques des acteurs locaux n’ayant aucun engagement vis-à-vis de la patrimonialisation : destruction volontaire du patrimoine culturel

Il s’agit ici de ceux qui refusent volontairement la légitimité des normes patrimoniales qu’ils transgressent et cherchent à imposer leurs propres normes et valeurs. Cette catégorie comprend les jeunes qui outrepassent les autorités administratives pour s’approprier et gérer les visites touristiques, ceux qui détruisent les édifices (voir photo 2) ou qui laissent les édifices tomber en ruine comme nous l’avons constaté lors des visites sur le terrain (Voir photos 3).

Photo 2: Le Celtic Bar détruit en Janvier 2024 (source Fofana Karina)
Photo 3 : L’ancien hôtel de France (bâtiment privé) en état vulnérable (source : Les auteurs)

Au nom de la production patrimoniale, ces populations devraient participer à l’entretien et à la conservation de ces édifices patrimoines. Toutefois, l’on note chez une catégorie d’acteurs des pratiques non conformes au comportement promu. Cet enquêté l’exprime en ces termes :

« La famille à qui appartient le terrain avait décidé de raser le bâtiment pour exploiter le terrain. C’est la raison pour laquelle, elle a détruit le bâtiment qui était là et qui était totalement en ruine d’ailleurs. »

2. DES PERCEPTIONS INCOMPATIBLES AVEC LA PRODUCTION PATRIMONIALE CHEZ LES POPULATIONS LOCALES

La logique patrimoniale voudrait que les édifices du périmètre protégé ne soient pas perçus par les populations comme des biens économiques, pour lesquels ils peuvent en tirer profit. Le caractère de ces biens ne devrait pas en théorie les lier à des questions d’argent. L’analyse des données a révélé trois types de perceptions en déphasage avec cette logique.

2.1 Une dénégation du fait historique qui légitime la patrimonialisation : « ces bâtiments c’est pour l’histoire des blancs et non notre histoire »

Les monuments s’imposent par leurs présences, mais doivent acquérir un autre statut, celui d’objet reconnu comme faisant partie du patrimoine culturel qui doit être transmis de génération en génération. Il ressort de l’analyse des données que les représentations sur la valeur symbolique chez les populations locales ne sont pas toujours en phase avec la logique de patrimonialisation à cause du manque d’affectivité avec le passé de ces monuments historiques. Ces populations accordent une moindre importance à l’histoire de ces monuments, car ils ne font pas partie des référents culturels à partir desquels ils construisent leur identité sociale, d’où leur manque d’attachement à ceux-ci. Ils les considèrent d’ailleurs comme un patrimoine matériel qui communique sur « l’histoire des blancs ».

Ce manque de liens affectifs avec ces monuments historiques ne favorise pas un investissement dans l’entretien et la protection de ces monuments historiques. Ainsi la logique d’entretien et de sauvegarde des édifices historiques et des lieux mémoriaux devient problématique si la population locale n’arrive pas à créer des relations affectives avec ce patrimoine, contrairement à d’autres éléments culturels tels que la danse de l’« abissa ». Depuis une dizaine d’années, cette danse traditionnelle est inscrite sur la liste du patrimoine Mondial de l’Organisation des nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). Pour la pérennisation de cette fête culturelle, les autorités traditionnelles organisent chaque année un festival. Cela démontre la volonté de la population autochtone de conserver ce patrimoine immatériel et de le transmettre aux futures générations, contrairement aux monuments historiques pour lesquels elle ne développe aucune activité sociale en vue de les protéger.

2.2 La patrimonialisation perçue comme une source de revenus par les usagers modérés

Il s’agit en réalité de cette catégorie d’usagers qui ont vu dans cette action des pouvoirs publics un moyen d’avoir de l’argent. Pour les populations locales, la mise en patrimoine devrait leur permettre d’accéder à certaines ressources, économiques notamment. Il ressort des entretiens avec les agents de la Maison du Patrimoine que certains acteurs locaux se sont présentés à leur bureau pour réclamer une compensation financière par rapport à la possession de biens classés au patrimoine. Par ailleurs, le coût élevé de la rénovation et l’interdiction de destruction des bâtiments classés au patrimoine constitue une barrière à l’exploitation de certaines opportunités économiques (immobilier, hôtellerie, etc.) par les propriétaires de biens classés.

2-3 La patrimonialisation vécue comme une frustration pour les acteurs locaux qui manquent d’engagement vis-à-vis de la patrimonialisation

Ces acteurs manifestent une indifférence à l’égard des conditions concrètes de protection et de préservation du périmètre protégé et refusent de prendre en considération les effets pervers qui peuvent résulter de leurs pratiques vis-à-vis de cet espace. La patrimonialisation est perçue par les acteurs concernés comme une action en leur défaveur.  Selon eux, la mise en patrimoine produit des ressources économiques qui sont mal redistribuées. Face à cette situation qui constitue une source de frustration, certains acteurs locaux prennent leurs distances par rapport à la protection et à la conservation du patrimoine. Cette situation les conduit à négliger la réhabilitation de ces édifices, surtout que les conflits familiaux liés à la gestion de ces biens inscrits au patrimoine ne facilitent pas l’identification des personnes à responsabiliser pour cette tâche du fait de la copropriété de ces biens. Or, la vente de ces bâtiments privés aux particuliers pouvant supporter les coûts de la rénovation du fait de la copropriété de ces biens est proscrite selon les normes de patrimonialisation. Aussi ces derniers pensent-ils avoir été instrumentalisés par les gestionnaires formels de ces édifices pour atteindre leurs objectifs personnels.

« On sait que l’UNESCO a donné l’argent et cet argent a été partagé entre la maison du patrimoine et le maire. (…) . Il y a trop de corruption. Nous on ne nous donne rien et ils veulent que ce soit nous qui réhabilitions les bâtiments. Donc finalement nous on gagne quoi dans tout çà là ? » (Un Propriétaire terrien sur le site de la ville historique).

3. DES PRATIQUES EN DÉCALAGE AVEC LA PATRIMONIALISATION ENCASTRÉES DANS LES RAPPORTS DE POUVOIR ENTRE POPULATIONS LOCALES ET ACTEURS INSTITUTIONNELS

Le corpus révèle des comportements stratégiques chez les populations face aux normes patrimoniales qui vont structurer la situation de gestion du périmètre protégé. Les bouleversements engendrés par la patrimonialisation vont générer des stratégies chez les populations locales qui se trouvent en situation d’insatisfaction ou de désaccord par rapport au comportement des acteurs institutionnels.

3.1 Une implication des autorités et populations locales jugée insuffisante : source de vulnérabilité de la Ville historique

Il ressort des données collectées auprès de leaders communautaires que ces derniers n’ont pas été suffisamment impliqués dans le projet de patrimonialisation du quartier France. L’équipe mise en place dans le cadre du projet était composée des acteurs du Ministère, des experts nationaux, des ONG et deux représentants des autorités traditionnelles. Par ailleurs, les activités déroulées par cette équipe n’incluaient pas des échanges avec un large public ou des représentants des communautés devant servir de relais auprès des populations locales. Cette organisation selon eux, n’a pas permis une forte appropriation du projet par les autorités traditionnelles et par ricochet les populations locales. Par conséquent, ils n’organisent aucune activité visant à impliquer la population locale dans la valorisation du patrimoine culturel. Les rôles de médiateur qui leur sont assignés auprès des populations locales, visant à créer un dialogue social pour soutenir les actions publiques de protection et de conservation du périmètre protégé, semblent ne pas être en conformité avec leurs attentes. À ce propos l’un d’eux affirme ceci :

            « la population n’a pas été informée ».

Pour les autorités traditionnelles, les échanges ne s’opèrent que de façon descendante, dans une visée de prescription des objectifs et des normes de patrimonialisation, alors qu’elles auraient souhaité que cette communication soit horizontale. Avec ces tensions dans les rapports avec les gestionnaires formels et les leaders communautaires, les projets de restauration, de préservation et d’aménagement du patrimoine culturel, sont ralentis. Ainsi, en dépit du lien social et historique existant entre la Ville historique et les populations locales, très peu d’entre elles se sentent concernés par les pratiques de protection et de conservation des biens inscrits au patrimoine.

Cette situation entraine des frustrations chez les communautés locales qui semblent ne pas connaître suffisamment les implications de cette nomination. Ces dernières sont ainsi animées par le sentiment d’avoir perdu leur autonomie dans la gestion de leur territoire. À ce propos, un propriétaire terrien affirme ceci :

« Ils nous empêchent de reconstruire (Pour dire réhabiliter) les maisons. On nous demande d’aller prendre l’ancienne photo à la Maison du Patrimoine pour reproduire à l’identique ».

Ces propos sont révélateurs du lien entre les populations locales et le patrimoine de la Ville historique. Ils se considèrent comme les perdants, ceux pour qui la patrimonialisation devient une source de vulnérabilité (Ouallet, 2009) tant pour eux que pour les biens classés dont ils ont la propriété.

3.2 Délaissement volontaire des bâtiments comme stratégie pour inverser les rapports de pouvoir

Pour inverser les rapports de pouvoir induits par la patrimonialisation (entre eux et les acteurs des structures formelles de gestion du patrimoine), certains acteurs locaux laissent leurs bâtiments classés au patrimoine se dégrader. En effet, il ressort des entretiens avec les structures formelles de gestion que depuis l’inscription de la Ville historique sur la Liste du patrimoine de l’UNESCO, certaines familles réclament leurs espaces ou leurs biens, afin d’en disposer à leur souhait. Ces demandes se heurtent à un cadre législatif de protection de ces biens, dont ils sont propriétaires, qui leur interdit la destruction des bâtiments alors que les coûts de rénovation sont jugés trop élevés et qu’aucune aide financière n’est prévue par l’État pour le moment. Face à cette frustration, certains décident de laisser les bâtiments sans entretien afin d’accélérer leur destruction par l’effet du temps. Ce qui leur donnerait le droit de reconstruction. Ils ont donc mis fin à toute forme de squat, laissant certains bâtiments dans un état de délabrement avancé. Ainsi, les résultats de l’enquête montrent que la majorité des bâtiments ayant un niveau de dégradation très avancé appartient à des particuliers. Ces derniers attendent que ces bâtiments s’écroulent afin de les reconstruire et tirer profit de leur bien.

« De toutes les façons je n’ai rien à perdre. Quand le bâtiment va s’écrouler on sera obligé de reconstruire à notre façon »

3.3 Une intervention institutionnelle précaire dans la production patrimoniale : Une ambigüité entre une vision affichée et les ressources disponibles

Il est clair qu’à travers la patrimonialisation de la ville historique, les institutions de l’État prennent la responsabilité d’investir dans le domaine de la valorisation du patrimoine culturel. Cependant, cette contribution reste insuffisante pour faire face à la complexité de ce patrimonial. En effet, au niveau des ressources financières, le budget de gestion de la Ville historique est reversé à l’OIPC à partir du budget du Ministère de la Culture et de la Francophonie. Il ressort des entretiens avec les personnes ressources de l’OIPC que ce budget se situe entre 1.5 et 5 millions depuis l’inscription de la Ville historique contre plus de 15 à 17 millions avant son inscription. Ce budget est d’autant plus insuffisant que de nouvelles structures ont été mises en place dans le cadre de la gestion du patrimoine. Cette pléthore de structures pour la gestion du patrimoine impacte significativement la redistribution des ressources humaines et du budget alloué par le Ministère.   

Par ailleurs, la principale ressource humaine de gestion du patrimoine est composée du personnel de la Maison du Patrimoine jugé insuffisant par le responsable. Cette situation de sous-effectif affecte davantage la gestion du site du fait de l’absence de moyens matériels adéquats (matériel roulant notamment) mais également de spécialiste dans certains domaines. En exemple, la Maison du Patrimoine ne dispose pas d’architecte spécialisé en conservation du patrimoine.

Dans un tel contexte, certaines activités de gestion telles que les inspections et les travaux de maintenance des biens ne sont pas faites régulièrement vu le manque de ressources financières et l’étendue du site. 

L’inscription de la Ville historique au patrimoine de l’UNESCO intervient dans une période marquant la fin d’une longue période de crise militaro-politique et le début d’un programme de relance économique. Dans le Plan National de Développement (PND) 2012-2015, les priorités de l’État concernent les secteurs de la sécurité, du redéploiement de l’administration, de la cohésion sociale et de l’économie. Au niveau sectoriel, l’attention est portée sur les secteurs de l’agriculture, de l’électricité, des mines, de l’industrie et des finances (PND 2012-2015). Les axes stratégiques du PND 2016-2020 s’inscrivent dans le prolongement de ces secteurs d’activités en vue de la transformation structurelle de l’économie. Ces priorités de développement font du Ministère de la Culture et de la Francophonie, le parent pauvre en matière de budget. Cette insuffisance des ressources financières, ajoutée à la gouvernance fragmentée mentionnée ci-dessus ne permet pas de faire face ou de subventionner les charges liées à la rénovation des biens publics et privés du site. Si quelques bâtiments publics ont fait l’objet d’une rénovation partielle, la plupart des bâtiments privés restent dans un état de délabrement très avancé.

DISCUSSION

Pour analyser les logiques sociales qui sous-tendent les pratiques contre-productives pour la protection et la préservation du patrimoine, le texte a mis en évidence deux aspects interreliés. Concernant le premier point, le texte montre comment les rapports conflictuels entre les gestionnaires formels et les populations locales autour de la gestion du patrimoine culturel, fragilisent la protection et la préservation des édifices-patrimoines. Les tensions entre ces deux groupes d’acteurs déséquilibrent la production patrimoniale à cause du déficit de confiance des populations locales vis-à-vis des gestionnaires. Barthélémy et al. (2004), cités par Trabelsi (2018), sont parvenus à des résultats similaires en montrant que la gestion des ressources patrimoniales n’est pas exempte de l’influence des jeux de pouvoirs et des rapports de force inhérents à tout dispositif d’action collective. En ce sens, les institutions patrimoniales suscitent en leur sein des tensions, des conflits d’intérêts, ce qui ralentit les décisions de patrimonialisation. Dans la même veine, Binot (2010) révèle que les rapports de force ne favorisent pas la participation active des populations locales aux actions de conservation de la faune sauvage.

Le second point que met en lumière ce texte renvoie au fait que la patrimonialisation est perçue par les populations locales comme une opportunité d’accès à des ressources économiques.  Ces dernières ne voient que des rapports marchands dans la valorisation du patrimoine. Cette manière de percevoir la patrimonialisation contraste avec ce qui était attendu. Les enjeux  économiques bien présents autour de ce patrimoine ne favorisent pas la protection et la durabilité de ces biens patrimoniaux. En cela, Peyrache (2010) a révélé que la durabilité des ressources patrimoniales est faible lorsque la logique de valorisation de cette ressource vient d’une perspective de profitabilité économique à court terme.  Du fait que les populations locales  ne participent pas à la création de ressources et à l’accumulation des richesses (Du Tertre, 2007) à travers l’existence d’un revenu lié à sa valorisation, elles ne peuvent échapper aux logiques de marchandisation. L’importance accordée aux retombées économiques de la patrimonialisation fragilise la valeur symbolique du patrimoine (Benhamou, 2012). Les divers objectifs (politiques, de développement économique) qui accompagnent la mise en patrimoine et la façon dont les divers acteurs tissent des liens symboliques réels ou idéels avec les lieux et avec les pratiques patrimoniales mémorielles peuvent générer des conflits d’intérêts autour du bien patrimonial (Chevalier, 2016).

CONCLUSION  

Cette étude à visée exploratoire avait pour objectif d’analyser les logiques sociales qui sous-tendent les pratiques contre-productives pour la protection et la préservation des édifices patrimoniaux observées chez les populations de la ville de Grand-Bassam. En premier lieu, les analyses des données de l’enquête ont mis en évidence deux profils comportementaux face à la patrimonialisation des monuments historiques : d’une part ceux qui ont une propension modérée sont enclins à un conformisme superficiel et d’autre part ceux chez qui l’on note une défiance envers les normes patrimoniales. En effet, bien que la population bénéficie de certains droits, tel le droit d’accès, elle est également soumise à des prérogatives au nom de l’intérêt culturel dont sont marqués ces biens protégés. Les données ont également montré que les croyances et les perceptions développées autour de la gestion de ce patrimoine culturel ne sont pas séparées  des pratiques « patrimoniales » observées au niveau de la population locale. En outre, les résultats révèlent le faible niveau d’implication de la population par les acteurs institutionnels dans le processus de mise en patrimoine comme un facteur explicatif de cette situation problématique. Par conséquent, bien que ce patrimoine soit reconnu internationalement, les populations locales dans leur ensemble ne se le sont pas approprié.  Toutes choses qui entrainent des divergences entre les logiques de gestion des acteurs institutionnels et les « pratiques patrimoniales » des populations locales.  Enfin, les résultats de l’analyse indiquent que l’insuffisance des ressources matérielles et financières, ajoutée à la complexité des rapports entre les différentes instances de gestion de ces sites, occasionne la détérioration de ces biens patrimoniaux.

À terme, l’étude démontre que l’état de dégradation avancée de certains biens classés au patrimoine à Grand-Bassam est la résultante des interactions entre les différents acteurs autour de la Ville historique, caractérisées par une gestion exclusive des biens par un groupe d’acteurs et un déphasage entre les logiques des acteurs de la gestion et les logiques des populations locales. Ainsi, en révélant les logiques et les pratiques des différents acteurs, elle démontre comment celles-ci constituent des opérations/stratégies de résilience (Koffi, 2010) ou symbolisent la résignation des acteurs locaux face à l’incapacité de faire face aux contraintes de rénovation et de conservation. Partant, ces enjeux multiples autour du patrimoine sont source de nouvelles vulnérabilités dans un contexte de pauvreté et de crise de l’emploi (Ouallet, 2009).

Références bibliographiques

Benhamou F. [2019], Économie du patrimoine culturel. la Découverte.

Berliner D. [2010], « Perdre l’esprit du lieu. Les politiques de l’Unesco à Luang Prabang (rdp Lao) », Terrain. Anthropologie & sciences humaines, n°55 :90-105.

Binot A. [2010], La conservation de la nature en Afrique Centrale entre théorie et pratiques. Des espaces protégés à géométrie variable, Thèse de doctorat, Université Panthéon-Sorbonne.

Chevalier D. [2016], « Patrimonialisation des mémoires douloureuses : ancrages et mobilités, racines et rhizomes ». Autrepart, n°2 : 235-255.

Cousin, S. et Martineau J. L. [2009], « Le festival, le bois sacré et l’Unesco : Logiques politiques du tourisme culturel à Osogbo (Nigeria) », Cahiers d’études africaines, vol 193, n°1 :337-364.

Du Tertre C. [2007], « Création de valeur et accumulation : capital et patrimoine ». Économie appliquée, vol. 60, no 3 :157-176.

 Guerrin J.-P. [2001], « Patrimoine, patrimonialisation, enjeux géographiques », in Fournier J.M. (coordination) [2001], Faire la géographie sociale aujourd’hui, Caen, Presses universitaires, Les Documents de la Maison de la Recherche en Sciences Humaines de Caen, n° 14 : 41-48 – Actes du colloque de géographie sociale des 18 et 19 novembre 1999.

Koffi K.J.M. [2010], « Qu’est-ce que la résilience ? » in Gonnet G. et Koffi K.J.M, Résilience, Cicatrices, Rébellion. Paris, éditions L’Harmattan : 95-147.

Marcotte P. et Bourdeau L. [2010], « La promotion des sites du Patrimoine mondial de l’UNESCO : Compatible avec le développement durable ? », Revue management et avenir, n°4 : 270-288.

Maurel C. [2017], « Les effets pervers du classement au patrimoine mondial de l’Unesco », The conservation, [en ligne], http://theconversation.com/les-effets-pervers-du-classement-au-patrimoine-mondial-de-lunesco-70727

Ouallet A. [2009], « Vulnérabilités et patrimonialisations dans les villes africaines : de la préservation à la marginalisation », Cybergeo: European Journal of Geography [en ligne],  https://journals.openedition.org/cybergeo/22229 ,

Peyrache-Gadeau V. [2010], « Renouvellement des ressources et diversité des durabilités territoriales », in Maillefer M., Petit O., Rousseau S. (Dirs), Ressources, patrimoine, territoires et développement durable, EcoPolis, pp. 237-254.

Traoré, L. [2015], Gestion de la Ville historique de Grand-Bassam, inscrite sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO : enjeux, contraintes et perspectives, Mémoire de Master 2, l’Université Senghor Campus d’Abidjan, Côte d’Ivoire.


[1]   Les prémices de la mise en patrimoine du quartier France remontent à 1977 avec l’écrivain Bernard Dadié, alors Ministre de la Culture et de l’Information. C’est en 2007 que le Ministère de la Culture et de la Francophonie s’approprie réellement la démarche de patrimonialisation par la création d’un Comité Opérationnel pour l’Inscription de la Ville historique de Grand-Bassam (COI-VGB). Après deux échecs en 2008 et 2009, le quartier France de Grand-Bassam est inscrit sur la Liste du patrimoine de l’UNESCO le 29 juin 2012 à l’occasion de la 36ème session du Comité du patrimoine mondial à Saint-Pétersbourg en Fédération de Russie. 

[2]   Dans cet ordre, on peut citer le palais du gouverneur, les bâtiments ayant abrité les grandes compagnies commerciales telles que CFAO, CFCI, SCOA, SWANZY, WOODIN auxquels on peut ajouter les équipements portuaires tels que l’ancien Wharf, le débarcadère, les voies Decauville et les établissements financiers dont la Banque de l’Afrique Occidentale, la Banque du Nigéria.

[3] La Ville historique comprend deux entités. La première comprend « une bande terrestre continue proche de 2,2 km de long sur environ 400 mètres de large […] Cette partie urbaine correspond à la ville coloniale historique [Quartier France] et au village N’zima qui la prolonge, à l’est. Elle est limitée à l’ouest par le cimetière colonial, au sud par l’océan Atlantique et à l’est par l’ancien débouché maritime du fleuve Comoé, aujourd’hui en voie de comblement alluvionnaire. Elle est complétée au nord par une portion rectangulaire du lagon, au niveau du pont de la Victoire, jusqu’au quai du quartier continental du Petit-Paris, compris dans le bien » (ICOMOS 2012: 6). La seconde est constituée du phare situé dans le quartier Petit Paris. Le bien s’étend sur 109,89 hectares avec une zone tampon de 552,39 hectares.

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