Sagbo Jean-Louis Hippolyte LOGNON – Université Félix Houphouet-Boigny (Côte d’Ivoire)
INTRODUCTION
En tant que facteur de production, le travail joue un rôle clé dans la performance de l’entreprise. Parler de travail, c’est évoquer par la même occasion les questions liées à la quantité et à la qualité de la main d’œuvre. Ce rôle important de la main d’œuvre amène les entreprises à non seulement investir dans la rémunération du travail (le paiement des salaires) et la formation des travailleurs (coût du travail), mais aussi à adopter diverses stratégies pour le recrutement de travailleurs compétents. À cette fin, les entreprises peuvent recourir à un mode de recrutement formel ou informel ou les deux à la fois. Le mode de recrutement dit formel consiste à recruter sur le marché à travers des cabinets de recrutement et de placement, des offres d’emploi en ligne ou dans des supports de presse. Quant au mode informel, il se traduit par la mobilisation des réseaux de relations (réseaux de parenté, d’amitié, d’affinité, associatifs, ethniques etc.) pour le recrutement de la main d’œuvre.
Parmi les moyens qu’on peut qualifier d’informels, les réseaux de parenté avec l’utilisation de la main d’œuvre familiale[1] constituent une des principales sources du facteur travail dans les microentreprises du secteur informel[2] et les PME en Afrique. Bien qu’il n’existe pas de statistiques précises sur les entreprises familiales, experts et décideurs s’accordent à dire que les entreprises familiales dont l’une des caractéristique est le travail familial, constituent la forme dominante des PME en Afrique (Hammouda et Lassassi, 2008) et dans le secteur informel.
Toutefois, une enquête quantitative réalisée dans le cadre de l’étude sur les déterminants de la performance[3] a révélé une faible mobilisation du réseau familial pour la main d’œuvre dans les Petites et Moyennes Entreprises formelles. Dans le secteur informel par contre, le réseau familial reste la principale provenance de la main d’œuvre. En effet, dans le secteur formel, seulement 13 PME sur les 149 enquêtées soit 9% recrutent par le réseau familial contre 29 % par cabinets ou appels à candidature et 34 % par le réseau professionnel. Dans le secteur informel par contre, sur un total de 400 microentreprises 92 sur les 211 pour lesquelles le manager ne travaille pas seul, recrutent par le réseau familial. Soit 44% des entreprises qui recrutent dans le réseau familial contre 56% qui n’emploient pas de parents.
La littérature laisse apparaître des divergences sur les effets de la parenté en général et de l’utilisation de la main d’œuvre familiale en particulier au sein des entreprises. L’on a d’une part les travaux qui mettent l’accent sur les contraintes des liens de parenté et de l’emploi de travailleurs familiaux et d’autre part ceux qui en relèvent les avantages.
Concernant la première tendance, les contraintes évoquées se rapportent à des problèmes de disponibilité des compétences, de rentabilité, de capital social. Selon Errington et R. Gasson (1994), le recours à la main d’œuvre familiale prive l’entreprise de compétences extra-familiales disponibles sur le marché du travail. Le problème se pose avec plus de prégnance lorsqu’il s’agit des postes de management car les membres de la famille, soutiennent-ils, sont susceptibles de ne pas disposer des compétences nécessaires. Cela diminue la productivité du travail. Granovetter (1985) relève la pauvreté du capital social de l’entreprise en cas de recrutement dans le milieu familial. Cruz et al. (2008 ; 2012) ont montré quant à eux un effet négatif de l’emploi familial sur la performance des micro et petites entreprises. Ils indiquent que l’emploi familial augmente les ventes mais a un effet négatif sur la rentabilité de l’entreprise. Nordman, C. , Vaillant, J. (2014), à partir des cas de Madagascar et du Vietnam, montrent que les travailleurs familiaux sont en général moins productifs que les autres types de travailleurs, notamment l’entrepreneur lui-même et le salarié recruté.
La seconde tendance concerne plusieurs travaux qui ont en revanche analysé les avantages associés à l’utilisation de la main d’œuvre familiale. En effet, selon cette tendance, l’utilisation de la main d’œuvre familiale a une influence positive sur la culture et les relations dans l’entreprise. Pour Pollak (1985), cette influence positive s’exprime en quatre catégories : les incitations, la facilité de supervision, l’altruisme et la loyauté. Les incitations découlent du fait les travailleurs familiaux peuvent avoir des droits sur les ressources de l’entreprise familiale. La facilité de supervision est liée au fait que l’intégration de l’activité économique et de la vie familiale permet un meilleur contrôle des habitudes de travail ; les travailleurs étant reliés par un « réseau émotionnel ». L’altruisme et la loyauté sont associés à un engagement plus important des membres de la famille. La main d’œuvre familiale est également caractérisée par la flexibilité de l’offre de travail et le faible niveau des coûts de transaction selon Marniese et Morisson (2000). Le coût du travail familial peut, en effet, être variable en fonction des conjonctures économiques de l’entreprise (Winter, 1984 ; Gray, 1998). En outre, les coûts de transaction liés à l’embauche de travailleurs sont beaucoup moins élevés dans le cas de travailleurs familiaux que dans le cas de travailleurs salariés extérieurs. Les coûts de recherche et les coûts d’embauche sont quasiment nuls.
D’un point de vue sociologique, l’emploi de la main d’œuvre familiale constitue une des formes de l’interaction entre deux institutions que sont l’entreprise et la famille. Deux institutions dont les logiques de fonctionnement ne coïncident pas toujours et dont la séparation a été affirmée par des travaux sur l’entreprise notamment ceux de Max Weber. L’un des principes de l’idéaltype du phénomène bureaucratique stipule à ce propos que le recrutement se fasse exclusivement sur la base des compétences (diplômes et/ou expérience) (Weber, 2003)
Au regard de la littérature (les tendances controversées ou contradictoires de l’utilisation de la main d’œuvre familiale dans l’entreprise) et du constat relatif aux tendances de l’emploi de la main d’œuvre familiale dans les entreprises du secteur informel et des PME formelles, cet article a pour objectif d’analyser les logiques sociales et les enjeux de l’utilisation ou non de la main d’œuvre provenant des réseaux familiaux dans les petites et microentreprises du secteur informel en Côte d’Ivoire. De manière spécifique, il s’agit de mettre en évidence : i) les différentes représentations sociales de la famille, ii) les différents discours de légitimation de l’emploi et du non emploi de travailleurs familiaux, iii) les relations sociales et pratiques de management induites par l’embauche ou non d’un parent.
METHODOLOGIE
L’étude s’est appuyée sur une approche méthodologique mixte à dominante qualitative. À partir des données de l’enquête sur les déterminants de la performance des entreprises en Afrique francophone réalisée par la CAPEC et financée par le CRDI, le volet quantitatif de la méthodologie a consisté en la production de statistiques descriptives sur le système de recrutement, le nombre de travailleurs de la famille du manager qui ont essentiellement servi de constat de base pour la construction de la problématique de cette étude.
Concernant le volet qualitatif, les données de l’étude ont été recueillies lors de trois focus groups dans les trois principales villes de concentration de l’activité entrepreneuriale en Côte d’Ivoire à savoir Abidjan, Daloa et San Pedro à raison d’une discussion de groupe par ville. Les groupes de discussion étaient constitués des managers d’entreprises du secteur informel représentatives des différentes branches d’activité. Les discussions ont porté sur quatre thèmes principaux à savoir : i) les représentations sociales de la famille, ii) l’influence des appartenances sociales (groupe ethnique, religion, sexe et famille) sur la gestion et la performance de l’entreprise, iii) les capacités managériales du chef d’entreprise et iv) les stratégies de recrutement et de gestion de la main d’œuvre.
Les données discursives ainsi collectées ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique de type catégoriel au moyen du logiciel de traitement des données qualitatives MAXQDA. Dans la pratique, les entretiens retranscrits ont été découpés de façon transversale.
Les segments de discours en rapport avec les thèmes du guide d’entretien ont été retenus comme unités d’enregistrement lors du codage. Les catégories analytiques, en rapport avec les objectifs de l’étude ont été construites selon une double démarche. Certaines catégories ont été construites a priori en fonction des thèmes du guide. D’autres ont émergé de la classification analogique d’éléments non pris en compte par les catégories prédéfinies. Il s’agit des logiques sociales et des enjeux de l’utilisation ou non de la main d’œuvre familiale. Cette analyse a permis de dégager les résultats ci-après.
RÉSULTATS
L’utilisation et la non utilisation de travailleurs familiaux est liée aux représentations sociales de la famille et de l’emploi familial et aux différentes relations de travail (entre le manager et les travailleurs et entre les travailleurs) induites par ce mode de recrutement.
1. Les représentations sociales de la famille et de la main d’œuvre familiale
L’utilisation ou non de la main-d’œuvre familiale dans l’entreprise reste sous-tendue par les différents systèmes de représentation de la famille et de la main d’œuvre familiale elle-même chez les entrepreneurs à l’étude. Une représentation sociale se présente comme un ensemble d’informations, de croyances, d’opinions et d’attitudes propres à un groupe donné à propos d’un objet donné (Jodelet, 1989, p. 59). Ainsi, à propos de la famille et du parent, les managers ont-ils un ensemble d’informations, de croyances, d’opinions et d’attitudes qui se déclinent dans le recrutement ou non de travailleurs issus des réseaux de parenté.
3.1. Les représentations sociales de la famille chez les managers
L’utilisation de la main d’œuvre familiale en tant que pratique de management donc en tant que pratique sociale est sous-tendue par un ensemble de représentations sociales qui tendent à la légitimer ou à la disqualifier. Ces représentations sociales sont relatives à la composition/frontières de la famille et aux relations entre l’entreprise ou le chef de l’entreprise et sa famille.
· Composition et frontières de la famille : la famille élargie comme représentation sociale dominante
En tant que groupe d’appartenance sociale, la conception, les frontières (membres et non membres) et les rapports à la famille varient en fonction du contexte social et de la sphère sociale considérée. Ainsi, la représentation sociale dominante de la famille chez les managers des entreprises à l’étude fait-elle référence à la famille élargie. La famille élargie dite « famille africaine » s’étend au-delà des conjoints et leurs descendants. Cela est illustré par les discours suivants :
« Pour moi la famille c’est la grande famille, les petits frères, les grands frères, les cousines, la famille africaine là, la famille large, … ma famille est grande, on ne peut pas compter. Pas jusqu’à une trentaine de personne, mais il faut compter au minimum quinze personnes qui interviennent chaque fois, peut-être à des taux différents» (N.E, Manager d’une petite entreprise de menuiserie) ; « La famille, c’est les frères, les sœurs, les cousins, les tantes, même les amis des parents. »
C. Soualio, Propriétaire d’un garage de mécanique automobile
Le statut de parent est donc défini en fonction de cette conception dominante de la famille faisant référence à la famille élargie qui intègre des niveaux d’ascendance plus larges des conjoints (le grand-père, la grand-mère, le père, la mère) ainsi que leurs enfants et les cousins de ces derniers, les oncles et tantes, neveux et autres alliés.
· La famille : une contrainte permanente sur le manager et l’entreprise
Les managers partagent majoritairement une représentation sociale de la famille mettant en avant le caractère contraignant des liens familiaux. Les liens de parenté inscrivent les managers dans un ensemble d’obligations qui leur font penser que la famille constitue un « poids », une contrainte personnelle et pour leurs entreprises. En effet, le statut de chef d’entreprise est socialement associé à la richesse et à la réussite sociale. De ce fait, les patrons de microentreprises informelles font face à des sollicitations diverses de la part des membres de leurs familles. « …le problème de la famille, quand tu as une petite entreprise qui tourne un peu, tout le monde pense que tu es riche. Dès qu’y a un problème, tu es le premier à être fatigué (sollicité) dans la famille. Quand il y a quelqu’un qui est malade, c’est toi qu’on appelle … ce n’est vraiment pas facile» (Chef d’une entreprise de location de chaises et bâches pour les cérémonies).
Des parts relativement importantes et fluctuantes des revenus sont ainsi redistribuées dans les réseaux familiaux à travers des dépenses de solidarité familiale et de participation sociales (frais de scolarité, santé et de loyer, dans des dépenses liées à des rituels telles que la naissance, les funérailles et les fêtes religieuses). Cela est illustré par les propos de cette cheffe d’une PME de distribution de boissons :
« Il arrive que certains mois tu dépenses plus d’un million de francs dans les différentes sollicitations des membres de ta famille. Par contre, il arrive que tu dépense moins d’autres mois. Cela dépend… Mais, ce qui est sûr, quand y a un décès dans la famille, parce que je peux dire que je suis la plus nantie de la famille, quand il y a un décès dans la famille c’est moi qu’on appelle… Il y a les copines des mamans, c’est-à-dire qui sont devenues comme des parents, quand ces vieilles-là sont malades, on m’appelle pour me dire de faire face.»
Chef d’une PME de distribution de boissons
L’emploi de membres de la famille au sein des entreprises constitue l’une des manifestations de cette contrainte ou « solidarité forcée ».
3.2. Les représentations sociales de la main d’œuvre familiale
Le recours à des travailleurs issus de la famille du manager est sous-tendu par un ensemble d’idées et de représentations sociales du travailleur familial et des conséquences de son emploi sur le management et la performance de l’entreprise. Ces perceptions se déclinent dans un ensemble de pratiques managériales antérieures ou en cours dans les entreprises.
Deux types de représentations sociales de la main d’œuvre familiale se dégagent du discours des managers. Ces représentations sociales traduisent une conception et des pratiques managériales ambivalentes à l’égard des travailleurs issus de la famille.
· « Le parent » : un travailleur de confiance disponible mais pas toujours compétent techniquement.
Les perceptions que les chefs des entreprises enquêtées se font de l’emploi d’un membre de la famille résultent de leurs expériences antérieures d’utilisation de la main d’œuvre familiale. Ces perceptions sont socialement construites. C’est-à-dire qu’elles ont évolué dans le temps et découlent de rapports sociaux concrets entre le manager et les membres de sa famille employés par le passé dans l’entreprise. En effet, les représentations sociales du parent employé ont évolué d’une conception du parent en tant que « travailleur de confiance » et compétent de par la parenté à celle du parent incompétent voire « nuisible » à l’entreprise. La très grande majorité des managers ayant participé aux discussions de groupe, ont au démarrage de leurs activités eu recours à la main d’œuvre familiale sur la base d’une conception sociale de la compétence. Les liens de parenté – des liens forts- par la confiance qu’ils induisent servaient à eux seuls à justifier les compétences professionnelles même pour des fonctions assez techniques telles que la gestion financière.
« ..Je ne travaille plus avec un membre de ma famille parce que j’ai tenté cela plusieurs fois. Moi j’ai l’un de mes petits frères, de même père, et de la même mère qui était enseignant bénévole, les affaires marchaient bien à l’atelier ici. Il n’a pas la formation, Je l’ai employé dans l’entreprise pour qu’il soit l’administrateur, le gérant. Je me suis dit que c’est une affaire de famille. Mais il a mal géré pire il a détourné l’argent. Il a travaillé, à la fin du mois, il a pris l’argent, s’est retrouvé au Burkina, jusqu’au Maroc avec la recette de l’atelier. Il a fait un an, deux ans au Burkina. »
Chef d’une entreprise de ferronnerie
· L’employé familial : un travailleur qui échappe aux sanctions ou un travailleur « insanctionnable »
Le travailleur issu de la même famille que le manager est perçu comme un travailleur au statut particulier. En effet, les liens de parenté avec le manager influencent généralement d’un double point de vue les relations professionnelles au sein de l’entreprise. D’une part, l’employé parent mobilise la parenté comme statut qui l’autoriserait à ne pas se soumettre à toutes les normes qui régulent les rapports sociaux de production au sein de l’entreprise. D’autre part, le manager en raison des liens de parenté et surtout de la pression sociale de la famille se trouve généralement dans l’incapacité d’appliquer les sanctions au travailleur issu de sa famille.
« Au départ quand j’ai monté mon entreprise, il y avait des petits frères qui étaient sans emploi, des petites cousines, tout ça. J’ai pris tout le monde pour travailler. Mais, je vous assure que ce sont eux qui étaient les plus grands voleurs de la boite. C’est-à-dire que quand tu attrapes un chauffeur qui a volé, quand tu remontes, ça retombe sur ton frère, donc tu ne peux rien faire. Tu ne peux pas envoyer l’affaire à la police, d’abord tu as toute la famille sur le dos, donc tu es obligé de laisser tomber. Mais, il est arrivé un moment où j’ai pris mon courage à deux mains, j’ai vidé tout le monde, la famille m’a boudé pendant disons au moins cinq ans. »
K.S, propriétaire d’une entreprise de transport de marchandises
· L’employé non-issu de la famille, un travailleur contrôlable et plus soumis aux normes
Le fait pour certains entrepreneurs de ne pas ou plus employer des travailleurs issus de leur réseau familial s’explique par le fait que l’employé sans lien de parenté avec le manager est plus contrôlable et plus respectueux des règles. En effet ce dernier, recruté sur la base de ses compétences et non sur la base de la parenté est dans une sorte de « vulnérabilité ». Il peut être licencié en cas de faute sans aucune pression de la famille. Ce statut de « travailleur vulnérable » l’oblige à plus d’engagement et à plus de respect des règles édictées au sein de l’entreprise.
« Un travailleur qui n’est pas ton parent, lui au moins il respecte et puis il est sérieux. Oui il sait que qu’il est là grâce à son travail (compétence) et que s’il fait une faute tu peux le renvoyer sans problème ou le mettre en prison. Et personne (membre de la famille) ne viendra dire pourquoi tu l’a renvoyé ou même te demander pardon pour le garder ».
Chef d’une entreprise de ferronnerie
· L’employé non-issu de la famille, un travailleur qui affranchit des contraintes familiales
La non-utilisation de la main d’œuvre familiale est perçue comme un moyen pour le chef d’entreprise de se soustraire à la pression de la famille dans la gestion de son entreprise. Cela signifie pour les chefs d’entreprise une plus grande latitude d’application des règles et des sanctions. Les liens de parenté et plus précisément les obligations réciproques qu’elles induisent ainsi que le contrôle social des autres membres de la famille rendent souvent inopérantes les normes formelles de management et toutes les sanctions qui leur sont associées. Ce constat est corroboré par les propos ci-après :
« Je dis, je préfère travailler avec les autres qui ne sont pas mes parents. De telle sorte que lorsque je constate un trou de 5 frs, je peux au moins me défouler sur la personne qui a pris ces 5frs. Mais un parent, non seulement, il va dire autre chose à la famille, me dénigrer auprès de la famille, mais je ne peux pas le sanctionner. Quand tu arrives au village, on te reproche de refuser de travailler avec tes frères, mais je préfère ne pas travailler avec les frères. »
K.S, propriétaire d’une poissonnerie
DISCUSSION
Les résultats de l’étude montrent que l’utilisation ou non de travailleurs familiaux dans les petites et microentreprises informelles et dans les PME formelles répond à des logiques sociales de gestion de la relation entre entreprise et famille autour d’enjeux de productivité et de performance.
1. Logiques sociales et enjeux de l’utilisation de la main d’œuvre familiale
L’embauche de travailleurs ayant des liens de parenté avec le manager ou le propriétaire de l’entreprise répond à diverses logiques sociales rattachées elles-mêmes à des enjeux particuliers. Cette pratique managériale (expérimentée par la très grande majorité des managers rencontrés) est sous-tendue par une imbrication de la logique affective avec la logique productive.
1.1. De l’imbrication de la logique affective avec la logique productive.
Les liens de parenté induisent et reposent sur les liens émotionnels et affectifs. Le recrutement d’un parent dans l’entreprise traduit une attitude faisant coïncider logique affective et logique productive. Car la famille est traditionnellement présentée comme un cadre dans lequel prédomine l’affectif ; et l’entreprise, une organisation soumise à la rigueur de la rationalité économique (Gheddache, 2012).
En d’autres termes, les liens affectifs basés sur la parenté sont réinvestis dans la gestion des ressources humaines et plus spécifiquement dans les relations professionnelles par le manager/propriétaire. Pour le manager, le recours aux réseaux de parenté répond à une logique altruiste basée sur des sentiments de solidarité à l’égard d’un parent sans emploi dans un contexte social marqué par un marché du travail avec de nombreuses barrières à l’entrée (ethniques, familiales, économiques, politiques).
Outre la logique solidaire, l’embauche d’un parent s’apparente très souvent à la construction de relations professionnelles basées sur les liens affectifs de la parenté. Ces liens affectifs sont ainsi posés comme prisme d’appréciation des compétences professionnelles. Le travailleur parent serait plus digne de confiance. Les valeurs de loyauté, de confiance, d’engagement qui régissent le système familial et qui ont certainement une influence sur la motivation au travail sont substituées aux compétences techniques. C’est en cela que réside la spécificité des compétences des membres de la famille, qui diffèrent d’un simple professionnalisme selon Gheddache (2012).
1.2. Un enjeu de productivité du travail basé sur des liens affectifs
Le recrutement d’un parent revêt un enjeu de productivité basé sur les propriétés des liens affectifs familiaux. Le système familial est régi par des échanges émotifs. C’est un lieu où règnent (en principe) l’affectivité, la loyauté, l’entraide (Perreault, 1994). Ces valeurs affectives investies dans le travail, fonctionnent très souvent comme une source de motivation pour une plus grande productivité du travail. Car la motivation est conçue, par définition, comme un précurseur de l’implication au travail et de l’initiation à des comportements productifs (Gilibert, et al. 2011). Ainsi, les liens de parenté et l’engagement qui découle des liens affectifs pousseraient-ils les employés issus du réseau familial à travailler comme s’ils géraient un patrimoine familial avec ce que cela exigerait comme rigueur et engagement en termes de respect et de préservation des valeurs et biens de la famille. La culture participative du système familial selon laquelle, tous les membres de la famille tiennent compte des intérêts des autres et se font confiance (Dyer, 1986) permet d’expliquer une productivité du travail plus grande lorsque les réseaux de parenté sont mis à contribution pour le recrutement de la main d’œuvre. L’entreprise est non seulement un patrimoine représenté par des biens financiers (performances et rentabilité financière) mais également un ensemble de valeurs sociales et symboliques. L’entreprise est ainsi conçue comme une « affaire de famille ».Ce patrimoine représente une valeur affective pour les membres de la famille. Car les interactions entre famille et entreprise favorisent le transfert des objectifs et valeurs de la famille vers l’entreprise et vice versa (Lansberg, 1983). L’enjeu étant d’éviter les aléas moraux et les comportements de « passager clandestin » partant de réduire les coûts d’agence (coûts liés à la surveillance de l’agent).
2. Logiques sociales et enjeux de la non-utilisation de la main d’œuvre familiale
Le non recours ou la faible utilisation de la main d’œuvre familiale dans les entreprises informelles et les PME s’inscrit dans une logique de démarcation entre famille et entreprise avec pour enjeu la performance.
2.1.La non-utilisation de la main d’œuvre familiale : entre logique de désencastrement structurel et logique d’encastrement institutionnel formel des relations professionnelles au sein de l’entreprise
Le constat de la faible utilisation de travailleurs issus de la « famille élargie » des managers ainsi que les représentations sociales du parent dans l’entreprise dénote une double logique de désencastrement structurel des relations professionnelles et d’encastrement institutionnel formel de ces mêmes relations. L’encastrement institutionnel formel traduit le fait que les relations économiques sont encadrées par un ensemble de règles formelles et d’outils institutionnels (Le Velly, 2002). L’encastrement structurel quant à lui signifie que les relations économiques sont insérées dans des « systèmes durables et concrets de relations sociales » à savoir des relations personnelles, des liens d’amitié, de parenté, de fidélité (Le Velly, 2002).
En effet, à travers le recrutement sur le marché, les chefs d’entreprise adoptent une stratégie visant à déconstruire des rapports sociaux de production structurellement encastrés dans les relations interpersonnelles de parenté. Les relations économiques structurellement encastrées se caractérisent par la coexistence d’une rationalité économique et d’autres rationalités « non économiques » voire la primauté des secondes sur la première. Car autant un travailleur membre de la famille peut accepter d’être sous-rémunéré au nom des liens de parenté, autant ce dernier peut au nom de ces mêmes liens adopter des comportements peu productifs. Cette stratégie de désencastrement structurel des relations professionnelles va de pair avec une stratégie d’encastrement institutionnel formel des rapports sociaux de production. Recourir aux structures formelles de recrutement et renoncer à embaucher un parent dans l’entreprise revient à construire des relations de travail basées sur les règles formelles de l’entreprise. Cela constitue un facteur qui contribue à renforcer l’adhésion et le respect des différentes normes écrites ou non de fonctionnement de l’entreprise. Car l’encastrement institutionnel formel implique des travailleurs compétents et l’application des sanctions positives (gratification, mobilité professionnelle) et négatives (sanctions disciplinaires).
2.2.De la construction d’une frontière symbolique plus ou moins étanche entre famille et entreprise
La faible mobilisation des réseaux familiaux de recrutement et souvent le fait de ne pas employer des membres de sa famille constituent une manière de gérer la relation de l’entreprise avec le groupe social d’appartenance du manager. Car l’entreprise n’est pas un système qui fonctionne en vase clos. L’entreprise est en interaction avec le contexte social. L’enjeu ici est la réduction de l’influence des normes sociales et autres pressions familiales sur les rapports de production. Le manager du fait de son statut social fait face en tant que membre de la famille à une pression et à une taxe de solidarité (Grimm et al.2013), du fait des différentes sollicitations et dépenses de solidarité familiale. Ainsi ne pas employer un parent, c’est éviter que ces normes et obligations sociales entrent dans la sphère de production. Cette pratique fonctionne comme la construction d’une frontière symbolique entre l’entreprise et la famille voire entre travail et hors travail, entre sphère de création de richesse et sphère de dépense de richesse. Par la faible utilisation de la main d’œuvre familiale, les managers tentent ainsi d’établir une démarcation entre logique économique (faire du profit) et logique solidaire et redistributive. Les entrepreneurs font ainsi le choix des liens faibles comme relations de travail en lieu et place des liens forts parenté ou familiaux. Ce qui leur donne une plus grande capacité à s’extraire des contraintes sociales des liens de parenté.
2.3. Un enjeu de performance économique basée sur la primauté des compétences techniques sur les liens de parenté
L’emploi ou non de travailleurs membres de la famille nucléaire ou élargie constitue une stratégie de gestion des ressources humaines et des compétences pour une plus grande productivité du facteur travail. Droh (2011), dans une étude sur les déterminants de la disparition de la plupart des entreprises créées par les bénéficiaires des Fonds Sociaux en Côte d’Ivoire, a montré que le système de recrutement basé sur le critère de la compétence sociale notamment la solidarité familiale et non sur la compétence technique est une des causes de la faillite de ces entreprises. Car bien que l’utilisation de la main d’œuvre familiale ait des avantages en termes de gestion des conflits, de motivation et de coût du travail, elle présente des inconvénients en matière de qualité du travail et de performance des firmes. Les parents recrutés n’ont généralement pas les compétences professionnelles requises pour les fonctions qui leur sont confiées sur la base de la parenté et de la solidarité familiale. Le faible recours aux réseaux familiaux et à la main d’œuvre familiale répond à une logique de modernisation de la gestion des ressources humaines de l’entreprise. Cette gestion dite moderne des ressources humaines est une gestion qui favorise l’investissement en ressources humaines. L’entreprise qui adopte cette approche, considère le personnel comme une ressource dans laquelle elle doit investir pour avoir les compétences spécifiques dont elle a besoin. Il s’agit d’identifier les compétences du noyau de l’entreprise et de s’assurer qu’elles sont appropriées (King et al. 2001). La primauté est ainsi accordée à la compétence de type technique en lieu et place de la compétence sociale basée sur les appartenances sociales en général et en particulier sur les liens de parenté (Deprez, 2002). Les propriétaires dirigeants des PME et des entreprises du secteur informel rompent ainsi avec un comportement paternaliste qui consiste, dans le recrutement, à privilégier les membres de sa famille (Etcheu, 2013). Un arbitrage est ainsi fait en faveur de l’embauche d’employés extérieurs à la famille avec les coûts de transaction qu’elle engendre. Supporter ces coûts est donc un investissement (Dupray et Paraponaruis. 2009) pour une plus grande productivité. Ils relèguent ainsi au second plan les avantages qu’ils pourraient tirer de l’embauche de travailleurs familiaux. Car les liens de parenté n’ont pas que des effets négatifs sur la gestion des firmes (Dupont, 1996).
CONCLUSION
En tant que facteur de production, la quantité et la qualité de la main d’œuvre constitue un enjeu de performance des entreprises. Cet enjeu sous-tend les diverses formes de mobilisation de la main d’œuvre. Le recours aux travailleurs familiaux constitue une des formes de recrutement du personnel. C’est particulièrement le cas dans les entreprises familiales. Ces entreprises sont d’ailleurs présentées comme une part importante du tissu économique de pays développés et sous-développés.
Les résultats de cette étude montrent des différences et des similitudes relatives à l’état et à l’impact de l’emploi de travailleurs issus du réseau familial dans les entreprises en Côte d’Ivoire entre les PME formelles et le secteur informel. Dans les PME formelles, il y a une faible pratique du recrutement par le réseau familial tandis que cette pratique est très répandue dans les entreprises informelles. L’emploi et le non emploi de la main d’œuvre familiale sont sous-tendus par diverses logiques sociales et enjeux.
L’embauche de parents du manager dans l’entreprise repose sur l’imbrication d’une logique affective avec une logique productive dans le management de l’entreprise. Cette imbrication est due au caractère contraignant des liens familiaux donc à l’influence de la famille sur l’entreprise. L’enjeu économique de cette pratique est une productivité du travail plus grande basée sur les liens affectifs créés par la parenté et une réduction des coûts d’agence.
En revanche, la logique sociale du non recours aux travailleurs issus de la famille vise à réduire l’influence des normes sociales notamment de la contrainte familiale sur l’entreprise par la construction d’une frontière symbolique entre travail et hors travail, entre sphère productive et sphère non productive. La logique économique traduit un enjeu de performance des firmes à travers un investissement dans la qualité de la main d’œuvre par la primauté accordée aux compétences techniques au détriment de la compétence sociale basée sur les liens de parenté.
En somme, la famille et l’entreprise sont deux entités en interaction. La nature de cette interaction influence nécessairement la performance des entreprises. Cette réalité pose avec prégnance la nécessité de concilier normes sociales et production de richesse à travers la promotion d’entreprise familiales avec des travailleurs familiaux compétents. Car, ce n’est pas le réseau familial dont provient la main d’œuvre qui pose problème mais plutôt la compétence professionnelle des parents et les capacités managériales du manager.
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Notes
[1]La main d’œuvre familiale désigne donc dans cette étude l’ensemble des travailleurs de l’entreprise, salariés ou non ayant des liens de parenté (biologiques ou par alliance) avec le ou les managers /propriétaires de l’entreprise.
[2]Bien que d’utilisation courante dans l’étude des questions de développement dans les pays sous-développés, il n y a pas de définition du secteur informel qui soient adaptée à toutes les perspectives de recherche (statistique, économique, juridique, sociologique ou anthropologique) et à toutes les situations locales. Toutefois, le secteur informel exprime un rapport particulier à l’Etat et à la légalité de certaines activités économiques. Sous ce rapport, par secteur informel, l’on entend l’ensemble des micro-entreprises de production, de commerce et de services divers menées en milieu urbain à une échelle restreinte à savoir un faible niveau de capital et de la production. Ces entreprises ne se soumettent pas du tout ou très peu aux dispositions légales en matière de salaire, d’impôt, de comptabilité et du droit social, sont non enregistrées ou très partiellement enregistrées (généralement auprès des mairies). Ainsi le critère opératoire de définition retenu pour collecter les informations a été la non-possession de la déclaration fiscale d’existence (DFE)
[3] L’enquête a été réalisée par la Cellule d’analyse des politiques économiques du CIRES (centre ivoirien de recherche économique et sociale) financée par le CRDI( centre de recherches pour le développement canadien) en 2016.