Pauline SOULIER
A. Goujon et V. Symaniec (1997, p. 21) introduisent leur ouvrage Parlons Biélorussien par une interrogation pouvant surprendre le lecteur : « La Biélorussie existe-t-elle ? ». Cette question est totalement légitime. La Biélorussie est l’un des États européens des plus anonymes et des plus méconnus, tout en étant l’un des plus atypiques. Déjà le nom même de l’État porte à confusion. L’apparition du terme « Russie » dans la composition du nom pourrait faire croire qu’il s’agit d’une région de cette dernière. Ce fut le cas durant une grande partie de l’Histoire [1]. Ensuite, où se trouve la Biélorussie sur une carte ? Encore une fois, son nom suppose une proximité avec la Russie, mais où ? C’est un État totalement enclavé, coincé entre la Lituanie au nord, la Russie, l’Ukraine et la Pologne à l’est. État plat comme la Belgique et marécageux, la Biélorussie semble étouffer au milieu de ses puissants voisins. Enfin, la Biélorussie ne fait que très rarement la une des journaux. Minsk, sa capitale, est brièvement apparue dans la presse grand public lors de la crise ukrainienne en 2014, puisque les accords de paix sont signés là-bas. Les fans d’athlétisme connaissent le talent et les performances des lanceurs de poids ou de marteau biélorussiens [2] et les adeptes de l’Eurovision savent que la Biélorussie participe régulièrement à ce concours européen de chant [3]. La série télévisée multi-récompensée Tchernobyl [4] laisse entrevoir que la Biélorussie est impactée par la catastrophe, mais demeure bien en deçà de la réalité biélorussienne [5] (Lallemand, Symaniec, 2007, pp. 145-165).
Pourtant, la Biélorussie est bien davantage que cela. Elle est par exemple la patrie des frères Bielski (Tec, 2008), Résistants juifs durant la Deuxième Guerre mondiale ayant inspiré, en 2008, le film Les Insurgés de E. Zwick avec entre autres D. Craig. La Biélorussie, c’est surtout, un État extraordinaire sur le continent européen. En effet, elle est le dernier régime autoritaire, dictatorial selon certains, en Europe (Lallemand, Symaniec, 2007). Bien avant V. Orbàn en Hongrie (Pap, 2017), son président A. Loukachenka [6] refuse de se conformer à la démocratie des Droits de l’Homme, lui préférant un régime d’essence communiste. La Biélorussie dès le milieu des années 1990 est, avec la Serbie de S. Milošević, l’un des premiers États illibéraux (Zakaria, 1998) en Europe (Soulier, 2019, pp. 515-549). Depuis, son élection en 1994, A. Loukachenka rappelle régulièrement son aversion pour le modèle politique occidental et vante les bienfaits du modèle soviétique. En 2005, par exemple, il explique que « celui qui se réjouit de la démocratisation dans l’espace postsoviétique risque d’en récolter les fruits amers » (Karbalevitch, 2012, p. 190). De plus, il a remis en place de nombreuses fêtes et traditions soviétiques. Lors de la chute du régime soviétique, le nouveau gouvernement choisit le 27 juillet, date de la déclaration d’indépendance de 1990, comme fête nationale ; par un référendum en 1996, A. Loukachenka obtient le consentement du peuple pour que soit rétablie la date du 3 juillet, commémorant la libération de Minsk par l’Armée rouge en 1943 (Lallemand, Symaniec, 2012, p. 58).
Depuis, de grandes parades d’inspiration soviétique sont organisées tous les ans à cette date. Des tableaux de spectacles vivants se succèdent sur la Place d’Octobre à Minsk retraçant la vision de l’histoire du Président, où l’URSS occupe une place centrale et où A. Loukachenka est présenté en sauveur d’une Biélorussie condamnée au déclin par la transition démocratique (Lapatniova, 2001, pp. 87-94).
La politique d’A. Loukachenka est une politique de crise permanente. Selon les discours présidentiels, la Biélorussie est cernée par des ennemis. Ceux-ci sont tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Les États-Unis et l’Union européenne sont généralement ses cibles privilégiées. A. Loukachenka est également en conflit ouvert avec la Pologne, principalement en raison de rancœurs ancestrales. Enfin, selon les nécessités du moment, il entre en conflit avec la Russie de V. Poutine. Toutefois, les querelles avec ce dernier tournent généralement à la défaveur du Biélorussien, le Russe détenant un moyen de pression fort sur lui : le gaz (Lallemand, Symaniec, 2012, pp. 168-193).
Ainsi, tous les secteurs de la vie privée et publique sont marqués du sceau du communisme. Les activités physiques et sportives, comme sous l’URSS, deviennent un objet politique. En juin 2016, l’émission de Canal+ L’Effet papillon, consacre un reportage à la Biélorussie. Les dernières séquences s’intéressent aux clubs de patriotes. Les images montrent de jeunes hommes en plein entraînement paramilitaire dans un gymnaste de Minsk. L’entraîneur explique que ces entraînements mêlent à la fois le militaire, le religieux et le patriotisme. À l’instar des Bataillons scolaires de la IIIème République en France, le but de ces clubs est de former à la fois militairement et idéologiquement les jeunes, au sacrifice pour la Biélorussie. Le journaliste explique que toutes ces personnes sont motivées par la crainte que la Biélorussie n’emprunte la même voie que l’Ukraine. Elles ne souhaitent pas une sécession de l’État et sont prêtes à défendre les liens avec Moscou [7]. Nous retrouvons ici, tous les éléments du discours anxiogène et nationaliste d’A. Loukachenka. Mais si des jeunes s’entraînent à une potentielle guerre, le sport de compétition est lui aussi un fort levier de la politique du Président.
Une fois encore, il n’est pas très innovant en la matière et reprend les stratégies de la majeure partie des États. La Guerre froide est une guerre de représentation. Chaque domaine de la vie est un terrain de conquête. Depuis les Jeux olympiques de Berlin de 1936, le sport est devenu un moyen de propagande politique. A. Hitler fait de cette Olympiade la promotrice efficace de la grandeur de son régime (Brohm, 1983, pp. 114-173). Toutefois, si l’histoire retient surtout Les Jeux olympiques de Berlin comme la première manifestation de la récupération politique du sport de compétition, quelques années auparavant, B. Mussolini fait de même pour démontrer la supériorité de son régime fasciste. L’Italie de l’époque brille dans de nombreuses disciplines sportives, telles que le football ou la boxe. La presse se fait alors le relais du Duce, liant victoires sportives et force du régime. D’ailleurs, la Coupe Rimet de 1934, organisée en Italie doit être une démonstration du savoir-faire et de la modernité du régime fasciste (Bolz, 2008).
Durant la Guerre froide, la course à la médaille d’or olympique est fondamentale pour les États-Unis et l’URSS. Elle est l’occasion pour ces deux États de faire la démonstration de leur force. Ils démontrent aussi que leur idéologie politique permet aux athlètes de remporter des victoires. Enfin, le sport de compétition permet aux industries chimiques et pharmaceutiques de développer leurs compétences en matière d’aide à la performance sportive. Ainsi, le combat est porté sur d’autres terrains que militaires, empêchant une véritable guerre armée frontale (Elias, 1973). À partir de l’étude des quelques monographies françaises consacrées à la Biélorussie, et d’articles de presse, cette réflexion inédite [8] interroge comment le sport de compétition en Biélorussie depuis l’indépendance de 1991, est devenu progressivement un miroir de la politique de ce nouvel État. Dans un premier temps, lors des Olympiades de 1992 à Barcelone et Albertville, la Biélorussie concourt sous la bannière de l’« Équipe unifiée » avec la plupart des anciennes Républiques satellites de la désormais ex-URSS (I). Dans un deuxième temps, l’Olympiade de Nagano en 1998 révèle au monde qui est A. Loukachenka, un Président omnipotent, défiant les règles de la diplomatie internationale (II).
I. Barcelone et Albertville 1992. Une Biélorussie indépendante sous bannière « équipe unifiée »
Les Olympiades d’été et d’hiver de 1992 ne ressemblent pas à leurs précédesseures de l’après-guerre. En effet, ce sont les premières sessions sur lesquelles le spectre de la Guerre froide ne plane pas. Ces jeux sont apaisés et les enjeux politiques semblent moins forts. La compétition sportive redevient le centre des préoccupations. Toutefois, les mutations que connaît l’ancien bloc de l’Est sont prégnantes comme le montre le cas particulier de la Biélorussie. N’ayant pas encore constitué de Comité national, elle concourt sous la bannière « Équipe unifiée », ce qui n’est pas sans conséquence pour les athlètes biélorussiens.
Une Biélorussie en pleine mutation politique et identitaire
Le tournant entre les années 1980 et 1990 est synonyme de grand bouleversement en Europe centrale et orientale. Après avoir vécu sous domination soviétique depuis 1945, les Républiques populaires revendiquent et obtiennent leur indépendance. C’est ce que S.P. Huntington nomme la troisième vague de démocratisation (Huntington, 1993). Suite à la catastrophe de Tchernobyl en 1986, M. Gorbatchev met en place la glasnost, politique de transparence et de liberté d’expression dans la sphère publique soviétique. C’est une occasion inespérée pour les mouvements nationalistes, alors clandestins, de se faire entendre. Ainsi, à l’instar de Solidarnosc en Pologne, des mouvements de contestation nationaux, antisoviétiques, ébranlent encore plus une URSS déjà chancelante suite à la mise en place de la perestroïka en 1985.
Le cas biélorussien apparaît très paradoxal. Le Soviet biélorusse déclare unilatéralement son indépendance le 25 août 1991. S’ouvre alors une période de confusion politique. Si les autres Républiques peuvent s’appuyer sur leur histoire pour reconstruire leur identité nationale, débarrassée de l’emprise soviétique, il n’en va pas de même pour la Biélorussie. En effet, elle n’a quasiment jamais connu de période d’indépendance, hormis quelques mois entre mars 1918 et 1919. Dès lors, elle est intégrée à l’URSS [9]. De plus, la Biélorussie bénéficie d’un statut particulier au sein de l’URSS, elle fait partie des Républiques constitutives reconnues par la Constitution stalinienne de 1936 [10]. Ce statut n’est pas reconnu à la Pologne ou à la Hongrie. Autre fait important dans l’historiographie biélorussienne justifiant ses liens très étroits avec Moscou : cette dernière reconstruit intégralement Minsk après qu’elle ait été dévastée durant les affrontements de la Deuxième Guerre mondiale (Drweski, 1993, pp. 105-111). La capitale russe en profite pour continuer la russification de la Biélorussie déjà entamée par le régime tsariste (Drweski, 1993, pp. 42-68). Ainsi, lors de la déclaration d’indépendance, la construction d’une identité biélorussienne autonome de celle de la Russie est complexe à mettre en place. Alors que la voisine polonaise indépendante porte au pouvoir L. Walesa, leader du mouvement nationaliste, la Biélorussie, elle, opte pour S. Chouchkevitch. Il occupe le poste de chef d’État jusqu’aux élections présidentielles de 1994 [11]. Le 8 décembre 1991, il fait partie des signataires des Accords de Minsk mettant juridiquement fin à l’URSS [12]. Favorable à des réformes économiques d’envergure, à une démocratisation rapide et à un rapprochement avec l’Europe et les États-Unis, il est désavoué par les électeurs en 1994 en raison de la dégradation rapide de la situation économique de la Biélorussie depuis son indépendance (Lisovkaia, 2001, pp. 103-124). Moscou jouait un rôle central dans son économie. Son industrie et son agriculture sont bien trop archaïques pour supporter un changement aussi rapide et brutal (Apremont, 1957, pp. 171-186). Dès lors, la démocratie n’est plus porteuse d’espoir mais synonyme de déclassement pour les classes populaires. Le souvenir du bien-être soviétique est toujours plus prégnant et l’envie de renouer avec celui-ci irrépressible [13]. Ainsi au premier tour des élections présidentielles de 1994, S. Chouchkevitch est éliminé, n’obtenant que 9,91% des voix, très loin derrière A. Loukachenka avec 44,82% (Karbalevitch, 2012, p. 78). La raison du plébiscite pour A. Loukachenka est simple : il promet aux Biélorussiens de renouer avec le bien-être passé en mettant un terme à la démocratisation qui les ruine et en rétablissant un régime d’inspiration communiste en liens étroits avec Moscou (Goujon, 2001, pp. 51-72).
La Biélorussie dans l’équipe unifiée olympique
C’est dans ce contexte politique confus qu’approche la date des quatre sessions olympiques de 1992 à Barcelone et Albertville. Ces Jeux ont une résonnance particulière. Ils sont les premiers à se dérouler sans le poids de la Guerre froide. Ici, il n’est pas question de boycott, mais au contraire d’apaisement. Toutefois, le Comité olympique fait totalement fi de la guerre naissante en ex-Yougoslavie et ferme les yeux sur le massacre de Vukovar perpétré par les Serbes entre le 18 et le 21 novembre 1991 [14].
Dans la précipitation des déclarations d’indépendance à l’Est, le cas des délégations sportives n’est pas une priorité. Toutefois, les nouveaux États entendent participer à cet événement. Les Comités olympiques nationaux n’ayant pas encore été reconnus par le Comité international, les athlètes sont, en théorie, dans l’incapacité de concourir.
Le Comité international prend alors la décision de faire participer ces athlètes sous le nom d’« Équipe unifiée ». Cette équipe ad hoc est composée des onze anciennes Républiques socialistes soviétiques répertoriées par
l’article 13 de la Constitution de l’URSS de 1936, et de la Moldavie qui obtient ce statut par la loi du 7 août 1940. Toutes les autres anciennes Républiques concourent de façon indépendante, y compris les trois États baltes qui pourtant étaient concernés par la loi de 1940.
Néanmoins, il est hors de question pour le Comité olympique de faire croire à une quelconque nostalgie de l’URSS. Les athlètes défilent sous le drapeau olympique et lors de leur victoire, c’est l’hymne olympique qui retentit.
Grâce à cette solution, inconsciemment mais ironiquement inspirée par Staline, les athlètes ne sont pas pénalisés par des bouleversements politiques qui les dépassent. Le Comité olympique, lui, se montre le digne héritier de P. de Coubertin en perpétuant l’image de paix et d’amitié entre les peuples, favorisée par les Jeux olympiques.
D’excellentes performances pour l’Équipe unifiée
L’Équipe unifiée rencontre un fameux succès lors des quatre sessions olympiques de 1992, elle remporte 201 médailles. Lors des Jeux pour valides, elle devance les États-Unis aux tableaux des médailles tant en été qu’en hiver [15]. Si la performance est au rendez-vous, ce n’est pas le cas pour la popularité et la postérité des athlètes. En effet, à Barcelone, ce sont les Américains qui font sensation notamment avec la Dream Team en basket ou le sprinter C. Lewis [16]. Pourtant le meilleur sportif de cette Olympiade est membre de l’Équipe unifiée. Il s’agit du gymnaste V. Scherbo qui empoche pas moins de six médailles d’or dont quatre la même journée. Malheureusement pour lui, la gymnastique masculine ne fait pas partie des disciplines mises en lumière par les médias.
Appartenir à l’Équipe unifiée est à la fois une chance et une malchance pour la Biélorussie. C’est d’abord, bien évidemment, une chance, puisque sans cela, jamais ses athlètes n’auraient pu concourir, leur Comité national n’étant reconnu qu’en 1993. Mais c’est également une malchance pour la Biélorussie. En l’espèce, l’Équipe unifiée est une occasion manquée pour la reconnaissance de sa souveraineté et de son indépendance au niveau international. En effet, V. Scherbo est biélorussien, né à Minsk. Il participe aux Jeux olympiques de 1996 à Atlanta, mais subit un revers, n’obtenant seulement que quatre médailles de bronze. Ce résultat est insignifiant pour la Biélorussie.
Révélations sur la situation en Biélorussie
Les Jeux olympiques de 1992 sont révélateurs de la politique interne de la Biélorussie. Son appartenance à l’Équipe unifiée montre son impréparation à l’indépendance. Le monde sportif, comme la population, n’étaient pas prêts pour la transition politique. L’attachement à l’URSS en particulier, et à la Russie en général, sont prégnants ici. En effet, des États comme les États baltes sont prêts pour l’indépendance et veulent marquer rapidement leur rupture avec le passé soviétique.
En observant de plus près les États membres de l’Équipe unifiée, il est aisé de s’apercevoir qu’il s’agit d’États pour lesquels la transition démocratique est en suspens. Depuis 2006, le groupe de presse britannique The Economist Group [17] calcule l’indice de démocratie [18] de 167 États. Selon le rapport de 2019, l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, l’Arménie et le Kirghizistan sont des démocraties hybrides [19]. La Russie, Le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan la Biélorussie, l’Ouzbékistan, le Turkménistan et le Tadjikistan sont des États autoritaires [20]. La Biélorussie pointe au 150ème rang sur 167 États observés, le dernier étant la Corée du Nord.
L’appartenance de la Biélorussie à l’Équipe unifiée est également révélatrice de la place de Moscou dans l’imaginaire collectif y compris à une époque où s’amorce un début de transition démocratique. Si en 1992, partager une équipe avec la Russie est une opportunité non négligeable, l’élection d’A. Loukachenka marque un frein dans la stratégie de détachement. Malgré des relations aléatoires avec V. Poutine, il n’est pas rare que les deux Présidents se mettent en scène principalement en hockey sur glace. Ainsi, lors des Jeux olympiques de Sotchi en 2014, A. Loukachenka et V. Poutine ont participé à un match de gala de hockey sur glace lors duquel leur équipe a battu celle composée d’anciennes stars de la discipline [21]. Ils démontrent alors la force de leur relation et l’invincibilité de leurs régimes politiques pourtant décriés par la communauté internationale. Autre exemple, en février 2019, les deux Présidents se retrouvent de nouveau à Sotchi mais cette fois dans le cadre d’une rencontre bilatérale[22]. Le but est de donner l’image de deux hommes dont les relations se sont apaisées après des mois de critiques de la part d’A. Loukachenka sur les prises de décisions russes en matière fiscale, fortement défavorables à la Biélorussie. C’est l’occasion pour le Président russe de tenter de modérer les propos de son homologue biélorussien. Toutefois ce dernier ne peut pas se permettre une image de soumission aux diktats de Moscou, les élections présidentielles ont lieu en 2020 et il est candidat pour un sixième mandat [23].
L’image sportive en Biélorussie est d’une part un miroir des relations passionnelles et contradictoires entre Minsk et Moscou. Elle est aussi un outil de communication politique essentiel pour le Président Loukachenka. Ce dernier a l’art de se mettre en scène. Tantôt, comme B. Mussolini, il aime se faire photographier réalisant des travaux agricoles avec G. Depardieu [24], et ainsi montrer sa proximité avec le peuple ; tantôt, il apparaît en sportif tout puissant, genre de Superman, se battant pour sauvegarder les intérêts de la Biélorussie.
La construction de l’identité nationale postsoviétique est complexe en Biélorussie. Les régimes d’historicité (Hartog, 2015) construits sous les différents régimes imposés à cet État depuis plus de deux siècles, sont profondément ancrés dans l’imaginaire collectif. Toutefois comment maintenir l’idée d’un lien fort avec la Russie lorsque cette dernière tend elle aussi à prendre de la distance avec les anciennes Républiques soviétiques ? Le discours d’A. Loukachenka séduit en 1994 car rassurant. Il promet de renouer avec une vie antérieure, pas si lointaine, mais qui possède déjà la puissance d’un « Age d’or » à retrouver (Minois, 2009). Finalement, la participation de la Biélorussie aux Olympiades de 1992 sous la bannière de l’Équipe unifiée correspond à l’état d’esprit du moment. Elle est l’incarnation d’une continuité dans l’évolution de l’Histoire. Elle est l’admission que l’URSS est révolue mais qu’il en subsiste une peau de chagrin à laquelle se raccrocher encore un peu avant d’affronter la réalité du chemin solitaire de l’indépendance. Néanmoins, s’il est si compliqué pour la Biélorussie de se trouver une identité nationale, ou bien s’il est si compliqué pour l’observateur étranger de parvenir à la déterminer, ce n’est pas seulement en raison de la quasi non-existence de cet État tout au long de l’Histoire. Dans les Balkans, le Kosovo n’a jamais réellement existé avant la déclaration unilatérale d’indépendance du Parlement en 2008. Mais ce petit morceau de terre caillouteux sur lequel ne poussent que des édifices religieux et des bâtiments de type communiste des années 1970, s’est forgé pas moins de deux identités nationales concurrentes. Alors pourquoi, l’identité nationale biélorussienne demeure-t-elle autant un mystère ? L’une des clefs est sûrement son Président de la République depuis 1994 : A. Loukachenka. Sa personnalité et sa pratique du pouvoir empêchent toute discussion sur des sujets comme l’identité nationale. Si ses interventions sur la scène internationale font généralement sourire [25], elles posent un véritable problème en interne [26].Il s’est emparé du pouvoir et entend bien régir tous les domaines de la vie publique et privée, comme aux heures les plus sombres de la période stalinienne.
II. Nagano 1998. La révélation d’un Président obstacle à la nation
Les Jeux olympiques de Nagano sont relativement exceptionnels. Il est rare que le continent asiatique en soit l’hôte. Depuis 1945, seules trois sessions y ont eu lieu : en 1964 à Tokyo, 1974 à Sapporo et 1988 à Séoul. La situation de la Biélorussie aussi a grandement évolué depuis les Jeux olympiques de 1992. D’un point de vue sportif, elle concourt de façon indépendante depuis les Jeux d’Atlanta. D’un point de vue politique, son Président A. Loukachenka est installé à son poste depuis 1994 et grignote toujours davantage les droits et libertés fondamentales. Lors des Jeux de Nagano, son comportement pour le moins atypique pour un Chef d’État met un coup de projecteur sur une Biélorussie qui sort de l’anonymat international. C’est l’occasion de découvrir la conception du pouvoir selon A. Loukachenka.
Une transition démocratique suspendue depuis 1994
Le contexte politique de la Biélorussie en 1998 est bien différent de celui de 1992. La transition démocratique amorcée par le gouvernement de S. Chouchkevitch est suspendue depuis l’élection d’A. Loukachenka en 1994. En seulement quatre années de pouvoir, il a opéré de très nombreux changements dans une Biélorussie bouleversée par la chute de l’URSS.
A. Loukachenka se fait connaître du grand public grâce à son positionnement pro-démocratie. Puis, sentant la colère populaire monter face aux effets néfastes de l’ouverture vers le modèle Occidental, le futur président opère un revirement idéologique. Il ne se veut plus le chantre de la démocratie mais le partisan du rétablissement d’un régime d’essence communiste (Goujon, 2001, pp. 51-72). Cet opportunisme politique, allié à un grand charisme, permettent à A. Loukachenka de s’emparer du pouvoir. Au départ, personne ne croyait en ce presque inconnu, beaucoup voyaient en lui une marionnette qu’il serait facile de diriger (Karbalevitch, 2012, pp. 72-80). C’est le contraire qui advint. A. Loukachenka dirige la Biélorussie comme bon lui semble en usant d’un outil politique redoutable : le référendum. En 1995 et 1996, il asseoit son autorité pleine et entière en en organisant deux. Les résultats positifs sont massifs, lui donnant une légitimité populaire, sur laquelle il s’appuie encore aujourd’hui. Il profite de ces référendums à questions multiples pour interroger les Biélorussiens sur des sujets divers et d’importance aléatoire.
Lors du référendum de 1994, il propose aux Biélorussiens de se prononcer à la fois sur l’établissement du bilinguisme, sur le rétablissement de symboles étatiques proches de ceux de l’époque soviétique, sur la politique d’intégration avec la Russie et sur le droit du Président à dissoudre le Parlement (Lallemand, Symaniec, 2007, pp. 51-56). A. Loukachenka focalise toute la campagne sur les deux premières questions, laissant de côté les deux autres, pourtant centrales. Mais le peuple ne se sent pas concerné par la dimension politique. Il approuve les quatre propositions du Président au prétexte de vouloir renouer avec l’époque d’avant la crise. Il recommence la même stratégie en 1996. Les Biélorussiens acceptent en masse de déplacer la fête nationale en faveur d’une date ayant une résonnance communiste, ils sont favorables à la peine de mort et refusent la libéralisation de la vente de la terre (Lallemand, Symaniec, 2007, pp. 56-62).
Cet intérêt pour les symboles de la nation n’est pas anodin. Bien au contraire, il relève d’une stratégie politique redoutable. Depuis son élection, son principal adversaire politique est le Front Populaire biélorussien. Ce dernier n’est pas seulement un opposant politique mais également un opposant nationaliste. Il milite pour une autre définition de l’identité nationale biélorussienne, et propose une réflexion commune sur les crimes commis par l’URSS (Zaslavsky, 2007). Bien que les Biélorussiens ne trouvent pas un grand intérêt à de tels débats en période de crise économique, le Front Populaire biélorussien demeure un danger pour le pouvoir du Président. C’est pourquoi, il reprend à son compte la thématique du nationalisme, pour priver son adversaire d’un monopole.
La conception du pouvoir selon A. Loukachenka découle de son éducation à l’époque soviétique. Pour lui, le Chef de l’État, quel que soit le nom de son poste, dispose de pouvoirs considérables. Selon V. Karbalevitch, le Président rappelle souvent qu’« en Biélorussie, il n’y a qu’un seul homme politique, c’est moi » (Karbalevitch, 2012, p. 131). Sa vision du pouvoir mêle parfois mystique et égocentrisme comme le rapporte le même auteur transcrivant un échange entre A. Loukachenka et K. Soumar, dirigeant de la région de Brest en 2004 (Karbalevitch, 2012, p. 131) :
A. Loukachenka : Pourrez-vous assurer une bonne récolte ?
K. Soumar : Je ne puis contredire Dieu, très estimé Alexandre Grigorievitch. Vous voyez bien quel temps il fait.
A.L. : Je ne suis pas Dieu, moi.
K.S. : Vous êtes un peu plus haut !
A.L. : Merci.
De la même manière, sa définition de la politique est très extensive. Il a son mot à dire partout où il y a un peu de pouvoir. Ainsi, il intervient non seulement dans les sphères classiques des institutions politiques, souvent au mépris de la séparation des pouvoirs et de la Constitution, mais aussi dans des domaines plus étranges. Conscient du succès populaire du concours de l’Eurovision [27], il intervient régulièrement tant lors des phases de sélection [28], que lors de la phase final[29].
De la même façon, suite à sa réélection de 2010 marquée par un repli nationaliste, le Président politise le monde de la beauté. Désormais, seuls les mannequins biélorussiens sont autorisés dans les campagnes publicitaires et les défilés. Ainsi, par exemple, le Concours de Miss Biélorussie est subventionné et encadré par le service culturel de la mairie de Minsk. L’objectif de ces mesures est de promouvoir « une beauté nationale », c’est-à-dire, une beauté qui ne soit pas inspirée de l’Occident [30]. Mettre l’accent sur ce sujet lors de la campagne de 2010 est surtout une stratégie de contournement pour A. Loukachenka. En effet, la Constitution lui interdisait de se présenter à ces élections présidentielles. Cette dernière n’autorise que deux mandats consécutifs, A. Loukachenka en brigue alors un troisième. L’opposition et la communauté internationale fustigent cette violation constitutionnelle, en vain. A. Loukachenka maintient sa candidature et remporte les élections. Le scrutin est entaché d’irrégularités selon les observateurs de l’OSCDE [31]. L’un des thèmes de campagne du Président sortant est la qualification de ses adversaires d’« ennemis du peuple » en lien avec l’Occident. D’ailleurs, le jour de la proclamation des résultats du scrutin, le siège du gouvernement est pris d’assaut par des manifestants. En représailles, sept des neuf candidats de l’opposition sont arrêtés [32].
L’intérêt du Président pour la beauté est en relation directe avec ses opposants, ennemis du peuple. En effet, en se faisant le protecteur de la beauté biélorussienne, il se dresse en rempart contre l’invasion de la culture Occidentale, alors que ses adversaires s’en font les promoteurs. Dans un État biélorussien qui semble toujours en deuil de l’époque communiste, la préservation contre l’Occident est fondamentale.
Dans le domaine sportif, A. Loukachenka est là aussi très présent. Il est Président du Comité national olympique. Un statut qui lui offre l’occasion de s’exprimer sur la scène internationale, lors des Jeux de Nagano alors qu’il est mis au banc de la communauté internationale.
Occidentale, alors que ses adversaires s’en font les promoteurs. Dans un État biélorussien qui semble toujours en deuil de l’époque communiste, la préservation contre l’Occident est fondamentale. Dans le domaine sportif, A. Loukachenka est là aussi très présent. Il est Président du Comité national olympique. Un statut qui lui offre l’occasion de s’exprimer sur la scène internationale, lors des Jeux de Nagano alors qu’il est mis au banc de la communauté internationale.
Un Président s’imposant aux Jeux de Nagano
Deux invités surprise s’imposent au Japon. Le premier est le mauvais temps. L’une des images emblématiques des Jeux olympiques de Nagano est les épreuves perturbées voire annulées en raison de la neige et du brouillard. Ce mauvais temps, non anticipé par les organisateurs, n’est pas le seul à les surprendre. Le Président biélorussien fait lui aussi une visite impromptue mettant également l’organisation dans l’embarras mais elle parvient à ce que la presse ne relaie pas l’évènement.
Les autorités nippones ne convient pas A. Loukachenka aux Jeux olympiques de Nagano. Si aucune raison n’est officiellement avancée, il est fort probable que le Japon profite de cette occasion pour marquer sa désapprobation envers la politique du Président. Toutefois, l’équipe biélorussienne de hockey sur glace défait successivement la France et l’Allemagne. Dans un contexte de relations tendues avec ces deux États, A. Loukachenka est très fier de ses joueurs et souhaite les encourager en personne. Néanmoins, il ne peut pas s’imposer sans invitation au Japon. Il ne doit sa venue qu’aux pressions exercées par les autorités russes sur les autorités japonaises.
Il atterrit sur le sol nippon avec une délégation de pas moins de vingt personnes. Cependant, il n’est pas admis en tant que Président de la Biélorussie mais en tant que Président du Comité national olympique. Cette anecdote brouille un peu plus la réalité de la Biélorussie. En effet, A. Loukachenka est autorisé à poser le pied au Japon seulement grâce à l’intervention des autorités russes. Sans elles, ni sa présence ni son appartenance à la Biélorussie ne sont suffisantes pour faire fléchir le Japon. Ainsi, près de dix ans après son indépendance, la Biélorussie semble toujours avoir besoin de l’influence de la Russie sur la scène internationale. Pourtant, sur la scène politique interne, A. Loukachenka présente une toute autre vision de la place de la Biélorussie dans les relations internationales. Selon lui la Biélorussie est un acteur majeur de la diplomatie et lui-même, une sorte de sauveur du monde. Il est vrai qu’il n’hésite pas à prendre position lors de conflits mais ce ne sont pas toujours les mêmes que l’ONU. Il se prononce sur la guerre en ex-Yougoslavie lors de la crise de 1998-1999. Il prend fait et cause pour S. Milošević, se rend à Belgrade et lui propose des armes [33]. Il adopte la même posture en 2003 au sujet de S. Hussein (Karbalevitch, 2012, p. 352).
Ainsi, les autorités japonaises condamnent l’identité politique du régime biélorussien. Elles montrent leurs désaccords avec la tournure autoritaire qu’il prend. En effet, les Jeux olympique de 1998 se déroulent durant une période de tensions entre la Biélorussie et l’Occident. Ce dernier condamne fermement le référendum de 1996 renforçant les pouvoirs du Président et allongeant la durée de son mandat passant d’un quinquennat à un septennat. Les tensions atteindront leur climax en juin lors de la « Crise des Résidences ». Les États membres de l’Union Européenne et les États-Unis rappellent leurs ambassadeurs après que A. Loukachenka a pris la décision de les expulser le la zone résidentielle de Drozdy jouxtant son palais présidentiel.
Mais A. Loukachenka propose une interprétation très différente de sa mise à l’écart de la scène internationale. Il explique aux Biélorussiens que leur État est victime d’un complot international (Girardet, 1990, pp. 25-62). C’est d’ailleurs par ce prisme qu’il explique la contre-performance des biathlètes aux Jeux olympiques de Nagano. Pour des raisons météorologiques, le comité d’organisation décide de suspendre le concours de biathlon. La colère du Président ne tarde pas. Il voit en cette décision une manipulation des nations puissantes pour empêcher la victoire des athlètes biélorussiens et ainsi s’arroger les médailles, « la mafia internationale a annulé les compétitions dès qu’elle a vu que les Biélorussiens gagnaient. Ils nous parlent de démocratie alors qu’il n’y en a pas la moindre trace chez eux. Les empires partagent les médailles, et nous ne sommes qu’un pays de taille modeste » (Karbalevitch, 2012, p. 153). La victimisation, la volonté des États et organisations puissantes de maintenir l’ordre établi, le mélange des genres par des arguments dépourvus de sens, sont des manipulations populistes classiques. A. Loukachenka sous-entend qu’en sport comme en politique, les puissants craignent la Biélorussie, et œuvrent pour l’empêcher d’occuper la place qui devrait être la sienne.
Un Président condamnant sa nation à l’isolement
L’arrivée d’A. Loukachenka à Nagano illustre le mépris de ce dernier pour les règles diplomatiques. Ceci montre également le manque de savoir-vivre et la vulgarité du Président. Ce point est notamment développé par A. Lapatniova. Dans la conclusion de son ouvrage, elle aborde la question du langage du Président. Dans ses discours, le Président s’adresse à tous de la même façon. Il n’y a aucune distinction sociale entre un journaliste, un ministre ou un citoyen lambda, il les tutoie tous et recourt au langage familier. Son vocabulaire aussi détone au regard de son statut, A. Loukachenka est un adepte des champs lexicaux scatologiques et sexuels (Lapatniova, 2001, p. 113). Cette familiarité et cette grossièreté, bien éloignées des discours traditionnels d’un homme politique de ce rang, se prolongent dans ses actes. Lors des JO de Nagano, il fait la démonstration de son mépris pour la bienséance.
Venu au Japon pour assister à la compétition de hockey sur glace, il assiste à la rencontre contre les États-Unis. Une telle affiche a une portée symbolique très forte pour un Président qui se présente comme un des plus fervents opposants aux États-Unis. Malheureusement pour A. Loukachenka, ces derniers écrasent la Biélorussie. Le Président, installé en tribune, décide de prendre les choses en mains et demande à ses gardes du corps de le suivre dans les vestiaires. Le service de sécurité japonais, impressionné par ce cortège à l’allure féroce déroge aux ordres et s’efface sur son passage. « Louchakenko entre donc dans le vestiaire pendant la pause, commence par engueuler nos sportifs, puis leur dit quelques mots d’encouragements. Malgré cela, les nôtres n’ont pas gagné » (Karbalevitch, 2012, p. 178). L’histoire prête dans un premier temps à sourire et interroge ensuite sur la façon dont le Président appréhende sa fonction.
Il n’est pas surprenant qu’un Président s’invite dans les vestiaires d’une équipe sportive. Mais l’histoire rapportée va au-delà de la simple visite amicale d’encouragement ou de réconfort. Ici A. Loukachenka, outre le fait de ne pas respecter les règles de sécurité, se substitue à l’entraîneur. Et même en estimant qu’il agit en tant que Président du CNO et non de Président de la République, cette attitude est totalement inappropriée. Pouvons-nous imaginer en 2010, N. Sarkozy montant dans le bus dans lequel se sont retranchés les footballeurs de l’équipe de France lors de la Coupe du monde en Afrique du Sud ? Ce geste paraît inconcevable, sauf pour A. Loukachenka. Un tel comportement lui permet d’asseoir encore davantage son autorité. Il montre qu’il est un Président omnipotent, totalement dévolu à son État et capable d’intervenir quelle que soit la crise du moment. Il renforce de ce fait sa position de sauveur et de gardien de la Nation.
Le sport de compétition est incontestablement un outil politique majeur pour A. Loukachenka. Il lui ouvre, notamment en temps de crises avec les États-Unis, la Russie ou l’Union européenne, une tribune non négligeable. La communauté internationale ne porte que très peu d’intérêt au Président biélorussien. Ses prises de positions antérieures en faveur des Chefs d’États non démocratiques et son éviction plus ou moins temporaire de certaines instances internationales le rendent inaudible. Pour reprendre la formulation d’A. Lapatniova, A. Loukachenka passe pour un « bouffon ». Ses gesticulations font de lui une caricature du Chef d’État autoritaire tentant de mettre en place un régime totalisant. Et s’il s’emploie à tenter de remettre en perceptive les héritages négatifs de Lénine et de Staline en rappelant leur importance dans l’histoire de la Biélorussie (Karbalevitch, 2012, p. 184), il est certain qu’A. Loukachenka n’a pas la même envergure politique que ses deux modèles. De ce fait, sa stratégie du coup d’éclat lors d’évènements reste l’un des meilleurs moyens pour lui de faire exister la Biélorussie, même si c’est pour le pire.
L’étude de la Biélorussie à travers les Olympiades de 1992 et 1998 permet de comprendre la confusion identitaire que vit cet État suite à la chute du monde soviétique. En 1992, la Biélorussie est encore très liée à la Russie, bien qu’elle entame une transition politique pour se rapprocher des standards Occidentaux. Elle fait lentement son deuil de cette époque et de cette proximité avec Moscou, à cette époque, se dessinent un enthousiasme pour le changement et une volonté de se questionner sur le régime soviétique.
La situation de 1998 semble, paradoxalement, être un recul. Alors que la Biélorussie est indépendante, elle n’a pas emprunté la voie démocratique de ses voisines. Au contraire, A. Loukachenka tout en affirmant cette indépendance ne cesse de vouloir restaurer un régime d’essence communiste. Il se pare d’ailleurs des atours des autocrates du passé mais sans obtenir les mêmes résultats. Les mini-scandales provoqués à Nagano n’ont d’écho que dans la presse biélorussienne. Le mauvais temps intéresse davantage que le mépris d’A. Loukachenka pour les règles de conduite. Son attitude et ses prises de positions en interne et à l’international conduisent à un isolement toujours plus important de la Biélorussie et empêchent cette dernière d’être reconnue. C. Rice prononce une sentence sans appel en 2005 : la Biélorussie est, selon elle la « dernière dictature au centre de l’Europe [34]. La pratique du pouvoir par A. Loukachenka peut lui donner raison[35], à condition de connaitre sa définition de la dictature. Ce qui semble certain, c’est que la Biélorussie est l’un des États européens les plus anonymes.
Pauline Soulier
Docteur en science politique, ATER STAPS,
LACES, IRM-CRMP
Université de Bordeaux
Post-scriptum
Le présent article a été écrit avant les élections contestées d’août 2020. Aujourd’hui, la toute puissance d’A. Loukachenka est moins certaine. L’érosion du système illibéral, la gestion et la minimisation de la crise sanitaire [36] qui n’est pas sans rappeler celle de Tchernobyl (Lallemand, Symaniec, 2007, pp. 146-164), le délitement des conditions de vie et le trucage grossier des élections[37] conduisent à un mouvement de contestation du pouvoir. A. Loukachenka n’est plus l’homme fort qu’il était jusqu’ici et ses soutiens institutionnels sont de moins en moins nombreux. Il ne doit sa persistance à la tête de la Biélorussie qu’au soutien de la Russie[38]. Pour sa part, le monde sportif se range aux cotés des manifestants et souhaite le départ du Président[39]. Ce mouvement n’est pas sans rappeler la chute de S. Milošević et le ralliement des Ultras de l’Étoile Rouge de Belgrade aux pro-démocratie.
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Notes
[1]Jusqu’à son indépendance la Biélorussie a été consécutivement sous domination de la Lithuanie, du Grand-duché de Pologne-Lithuanie, de la Russie tsariste, de l’URSS, puis a été partagée entre celle-ci et le IIIème Reich, avant de revenir dans le giron soviétique (Drweski, 1993)
[2]Notamment V. Sviatokha, I. Tsikhan, V. Dzeviatouski, A. Miankova ou N. Astapchuk. La plupart de ces athlètes ont été déchus de leurs médailles après avoir été confondus pour dopage par l’IAA.
[3]La Biélorussie intègre le concours en 2004. En 2016, son candidat fait scandale en voulant chanter nu avec des loups. Alexander Ivanov, « Le candidat biélorusse de l’Eurovision 2016 veut chanter nu avec des loups », 05/10/2016, http://www.lehuffingtonpost.fr
[4]« Chernobyl » est une mini-série télévisée dramatique historique britannico-américaine en cinq épisodes, réalisée par Johan Renck et diffusée du 6 mai au 3 juin 2019 sur HBO et Sky. Elle retrace, de façon parfois romancée, la catastrophe nucléaire survenue en avril 1986 en Ukraine et les efforts de nettoyage entrepris par l’URSS.
[5] Nous choisissons d’utiliser le terme « Biélorussien » et non « Biélorusse » car ce terme renvoie à l’idée de russité et peut être perçu comme discriminatoire, faisant de celui qui vit en Biélorussie, une sous-catégorie des Russe. Au contraire, le terme « biélorussien » renvoie à l’idée plus vaste de russianité.
[6] Nous choisissons de transcrire le nom du Président avec un « a » et non un « o » à la fin pour être au plus près de la langue biélorussienne non russifiée. Si les références et sources le transcrivent avec un « o » nous ne changerons pas l’orthographe.
[7]« Dictature Tour : Biélorussie », Chaumont B., L’effet papillon, Canal +, 5 juin 2016, http://www.youtube.fr
[8] Cet article est issu des recherches menées dans le cadre d’une thèse (Soulier, 2019). La méthodologie suivait principalement une approche documentaire et thématique, respectant le croisement des informations et la chronologie des faits dans l’identification des facteurs et des faits.
[9]La partie ouest de la Biélorussie est rattachée à l’Allemagne nazie de la signature du Pacte de Varsovie à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
[10]Constitution de l’Union soviétique de 1936, article 13 : « L’Union des Républiques socialistes est un État fédéral constitué sur la base de l’union librement consentie de Républiques socialistes soviétiques égales en droits. Ce sont : […] La République socialiste soviétique de Biélorussie […] ».
[11]S. Chouchkevitch est chef d’Etat et non Président de la République. Cette fonction est créée à l’occasion des élections présidentielles de 1994. A l’heure actuelle, A. Loukachenka est le premier et unique Président de la Biélorussie.
[12] Les Accords de Minsk sont conformes à la Constitution de 1936. L’article 17 dispose que « chaque République fédérée conserve le droit de sortir librement de l’URSS ».
[13] Le Front Populaire Biélorussien fondé par Z. Pazniak en 1987 connaît la même trajectoire. Ce mouvement devenu parti politique tente de donner vie à une identité ethnoculturelle à la Biélorussie. Si à ses débuts, son combat contre la domination politique et mémorielle de Moscou séduit le peuple, il s’essouffle rapidement car très éloigné des préoccupations des Biélorussiens. (Goujon, 1998, p. 69-96)
[14] « Vukovar, un symbole », 21/11/1991, http://www.lesechos.fr
[16] Aux Jeux olympiques d’hiver, ce sont les noms d. A. Tomba, E. Grospiron ou du couple Duchesnay qui restent dans la mémoire collective du grand public.
[18] Indice regroupant soixante indicateurs de cinq catégories (processus électoral et pluralisme, libertés civiles, fonctionnement du gouvernement, participation politique, culture politique. L’indice est compris entre 0 et 10. Les résultats permettent de classer les États en quatre catégories : démocratie pleine, démocratie imparfaite, régime hybride et régime autoritaire.
[19] États caractérisés par des irrégularités électorales importantes ; un gouvernement faisant régulièrement pression sur l’opposition ; une corruption généralisée ; la faiblesse de l’État de droit, une dépendance du pouvoir judicaire et une pression du pouvoir sur les journalistes.
[20] États caractérisés par des irrégularités électorales importantes ; un gouvernement faisant régulièrement pression sur l’opposition ; une corruption généralisée ; la faiblesse de l’État de droit, une dépendance du pouvoir judicaire et une pression du pouvoir sur les journalistes.
[]« Poutine et Loukachenko affrontent des stars du hockey », 04/01/2014, http://www.lecho.be
[]« Poutine et Loukachenko skient ensemble, malgré des relations tendues », AFP, 13/02/2019, http://www.lepoint.fr
[]« La Biélorussie n’est pas la Russie ! », Pankevitch V., 15/12/2019, http://www.letemps.ch
[]« Gérard Depardieu apprend à faucher les foins avec Loukachenko, dirigeant autoritaire du Belarus », AFP, 23/07/2015, http://www.20minutes.fr
[]Par exemple en 2009 pour flatter S. Berlusconi « Tout dictateur qu’il soit, 75% des Italiens lui font confiance », ou en 1999 pour complimenter le Président chinois Li Peng « Vous êtes un Oriental, mais vous parlez comme un vrai homme politique européen » ou enfin il n’hésite pas à manifester une certaine sympathie pour A. Hitler lors d’une interview pour un journal allemand (Karbalevitch, 2012)
[]Considéré comme un « bouffon » au début de son premier mandat (Lapatniova, 2001, p. 113-114), aujourd’hui il fait arrêter toute personne applaudissant lors de manifestations publiques. En effet, l’applaudissement était le seul moyen trouvé par l’opposition pour s’exprimer (« Biélorussie. Des applaudissements pour le dictateur », La Repubblica/ Courrier international, 01/07/2011, http://www.courrierinternational.com).
[]« L’Eurovision, espoir de le Biélorussie ? », 29/04/2004, http://www.lemonde.fr
[]En 2012, A. Loukachenka convoque un comité suite à une enquête pour irrégularités dans la désignation du représentant de la Biélorussie à l’Eurovision. Le comité décidé de limoger la candidate investie au profit du deuxième au classement. http://www.eurovision-fr.net
[]« Russia: Azerbaijan’s Eurovision snub outrageous », BBB News, 21/05/2003, http://www.bbc.com
[]« La beauté, une affaire d’État », Antoine P., 23/11/2010, http://www.madame.lefigaro.fr
[]« Présidentielle sans suspense au Belarus », 18/12/2010, http://www.nouvelobs.com
[]« Biélorussie : des opposants arrêtés », 19/02/2010, http://www.lefigaro.fr
[]« Milošević profite de la visite de Loukachenko pour demander l’adhésion de son pays à l’union Russie-Biélorussie », S. Gardaz, 15/04/1999, http://www.letemps.ch
[]« Condoleezza Rice pointe du doigt la Biélorussie, dernière vraie dictature en Europe » , 21/04/2005, http://www.lemonde.fr
[] Voir notamment « La situation des droits de l’Homme au Belarus : dernière dictature en Europe ? », Yurkova A., 24/01/2020, http://www.eurocreative.fr
[]« Coronavirus. En Biélorussie, le Président prône vodka, hockey et tracteur face au Covid-19 », 31/03/2020, http://www.ouest-france.fr
[]Voir notamment les images relayées par le compte Twitter de la chaîne biélorussienne Nexta https://twitter.com/nexta_tv
[]« Biélorussie : Loukachenko remet son destin dans les mains de Poutine », B. Vitkine, 14/09/2020, http://www.lemonde.fr
[]« Biélorussie : désamour entre le football et le pouvoir dictatorial », Séverine Floch, 2/10/2020, http://www.footpol.fr
[]Voir notamment les comptes Twitter de Andreï Vaitovitch et de Franak Viačorka deux journalistes qui suivent les élections et les manifestations depuis Minsk. https://twitter.com/andreivaitovich https://twitter.com/franakviacorka
[]« Biélorussie : Une vidéo montre Loukachenko en gilet pare-balles et kalashnikov à la main », 23/08/2020, www.rtbf.be; « En Biélorussie, le président Loukachenko prête serment en secret pour un 6e mandat malgré les contestations », 23/09/2020, http://www.lemonde.fr