Numéros

De la concurrence entre l’économie informelle et l’économie formelle : étude de cas dans le secteur de la loterie en Côte d’Ivoire

OUATTARA Sangboliéwa Lanzeny[1],  SOKOTO Tiéry[2] et LAGO Akabla Yvon[3],

Introduction

     L’Etat ivoirien, à travers le décret n°70- 355 du 26 mars 1970 portant création d’une société d’Etat dénommée Loterie Nationale de Côte d’Ivoire, l’arrêté n°1 MEF.LONACI du 17 août 1970, portant réglementation de la loterie nationale et l’article 01 de la loi 70-575 du 29 sept 1970, portant sur la compétence exclusive de la LONACI, donne le monopole à la LONACI d’organiser le secteur des jeux de hasard et d’argent. Elle est de ce fait, l’entreprise phare du secteur des jeux de hasard dont l’Etat détient 80% des parts.

A rebours de cette disposition d’interdiction d’organisation d’autres types de loteries, des offres informelles partagent l’espace des jeux de hasard et d’argent avec la LONACI.  En effet, le Loto Ghanéen apparaît comme l’un des produits les plus concurrentiels au regard du manque à gagner en recettes infligé à la LONACI et estimé à environ 20 voire 30 milliards de F CFA[4]  par ladite structure. A l’origine, le Loto Ghanéen est un produit de National Lottery Authority[5] qui correspond à la LONACI en Côte d’Ivoire. Ce jeu a été créé en décembre 1962[6] au Ghana et exporté vers les frontières ivoiriennes, notamment Aboisso, Adiaké, Bonoua, Bassam, Noé. Ces dernières années, ce jeu a pris de l’ampleur en Côte d’Ivoire, surtout à Abidjan et Aboisso.

 Face à cette prolifération des jeux qualifiés d’illicites et la concurrence illégale dans le secteur des jeux de hasard, la LONACI, avec le concours de l’État, a développé des réponses afin de conforter son monopole. A cet effet, elle a saisi les juridictions pour faire fermer et poursuivre les sociétés concurrentes. Son parc de distributeurs automatiques de prise de paris Loto Bonheur s’est vu renforcé, par la même occasion, sur l’espace national notamment à Abidjan et Aboisso.

 Cependant, en dépit du monopole conféré par l’Etat, des actions de répression et des stratégies commerciales menées, les jeux informels se maintiennent et continuent de prendre de l’ampleur en Côte d’Ivoire. Dès lors, comment ces deux formes de jeux (légal/illégal) occupent-elles l’espace des jeux en Côte d’Ivoire ?

      Des travaux sur l’organisation des jeux d’argent et de hasard montrent que la prolifération des jeux dits illicites est liée à des facteurs économiques et psychologiques (Armand Okié, 2014). Pour l’auteur, le faible coût des mises proposées par le bookmaker conduit à la prolifération de l’organisation des jeux illicites, surtout les paris sportifs. L’auteur poursuit son analyse en précisant que des facteurs sociaux tels que la pauvreté, le manque d’emploi… poussent les jeunes à pratiquer les jeux illicites d’argent et de hasard.

Pasca (2015), en analysant les facteurs liés à la prolifération des offres illégales des jeux de hasard en ligne malgré la légalisation des jeux de hasard et d’argent sur Internet, assujettis au monopole de Loto Québec montre que la loi qui encadre les jeux est inefficace. Pour lui, cette inefficacité de la loi est due aux législations divergentes, au caractère extraterritorial des jeux en ligne (soit l’absence de frontières physiques), à l’acceptation sociale des activités de jeu, aux intérêts économiques de commerce international, au laxisme judiciaire et politique vis-à-vis des opérateurs de jeux virtuels illicites.

Par ailleurs, les conclusions des travaux de Kouamé (2019) sur les logiques de la pratique des jeux illicites d’argent et de hasard à Abidjan révèlent que, la préférence du Loto Ghanéen au Loto Bonheur de la LONACI par les parieurs est un choix rationnel. Ce choix est lié aux avantages sociaux et économiques associés au jeu informel.

De ces travaux, l’on constate que la littérature sur les jeux d’argent et de hasard examine peu la concurrence entre les jeux légaux et illégaux. De ce fait, la présente étude analyse les stratégies de maintien et d’adaptation des jeux formel et informel sur l’espace des jeux d’argent et de hasard ivoirien. Pour ce faire, l’on décrit d’abord les stratégies mises en place par la LONACI pour contrôler et assurer son monopole. Ensuite, l’on examine les pratiques d’adaptation et de maintien du Loto Ghanéen.

1.       Méthodologie

Au plan méthodologique, cette étude adopte une approche essentiellement qualitative. De ce fait, elle mobilise les techniques de collecte de données et méthodes d’analyse appropriés à savoir la recherche documentaire, l’observation directe, les entretiens individuels, les focus group et l’analyse de contenu thématique. Les données ont été collectées dans deux villes : Abidjan et Aboisso. Au niveau d’Abidjan, la collecte s’est faite dans sept communes : Bingerville, Cocody, Abobo, Yopougon, Plateau, Marcory, Koumassi. Le choix de ce champ géographique s’explique par le fait que, dans ces communes, une prolifération de jeux informels (Loto Ghanéen) a été constatée, mais surtout l’on a observé que les interactions des acteurs de jeux de hasard et d’argent y produisent de la concurrence entre secteur formel et secteur informel. Les participants à l’étude ont été sélectionnés à partir de la technique d’échantillonnage par réseau et a tenu compte de leur statut social. Sur cette base, trente-trois (33) entretiens individuels et 12 focus groups ont été réalisés. La taille de cet échantillon se justifie par le principe de saturation (A. Blanchet & A. Gotman, 1992) et la triangulation.

Des entretiens individuels ont été réalisés avec un responsable LONACI, des chefs d’agence LONACI, des responsables de marché, des concessionnaires et collecteurs revendeurs de jeux illicites, des joueurs et des non-joueurs. Quant aux discussions de groupe, elles ont été réalisées essentiellement avec des joueurs (joueurs des jeux de la LONACI et des jeux illicites) et des non-joueurs. Les échanges se sont déroulés autour des thèmes suivants : les rapports organisés autour des jeux (rapports à la clientèle et aux acteurs des différentes sociétés, rapports entre clients…), le fonctionnement des différentes typologies de jeu, les perceptions associées à chaque typologie de jeu et les raisons liées à la pratique des jeux formels et informels.

Les données recueillies ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique (L. Bardin, 1977). Concrètement, les données retranscrites ont été découpées et codées. Le codage s’est fait sur la base des thèmes du guide d’entretien. Ensuite, les catégories analytiques ont été construites en fonctions des thématiques mais également à partir de catégories qui ont émergé de la classification analogique d’éléments non pris en compte par les catégories prédéfinies. Cette analyse de contenu thématique a permis d’obtenir les résultats suivants.

2.       Résultats

2.1. De la fermeture à la colonisation des espaces de jeu informel 

L’étude du secteur des jeux de hasard et d’argent aboutit au résultat selon lequel les promoteurs du Loto Bonheur et ceux du Loto Ghanéen adaptent en permanence leurs stratégies afin d’exister et de contrôler le secteur des jeux de hasard et d’argent en Côte d’Ivoire.

Les stratégies développées par la LONACI partent de la fermeture des espaces de jeu du Loto Ghanéen à la colonisation de ces espaces tandis que les acteurs des jeux informels procèdent par dissimulation en mobilisant les médias sociaux (Facebook, WhatsApp) et la téléphonie (sms et appels).

2.1.1        La fermeture et la répression des acteurs des jeux illicites comme stratégies de maintien du monopole de la LONACI de l’espace de jeux d’argent et de hasard en Côte d’Ivoire.

La prolifération du loto ghanéen et la concurrence illégale dans le secteur des jeux d’argent et de hasard en Côte d’Ivoire ont amené la LONACI à développer des réponses afin de conforter son monopole dans le secteur de la loterie.  Dans cet ordre, la LONACI a saisi les juridictions pour faire fermer et poursuivre les sociétés concurrentes. A cet effet, plusieurs coupeurs de tickets[7] ont été traqués et arrêtés et des amendes leur ont été fixées. Des actions de lutte menées conjointement par la LONACI et l’Etat contre la fuite des capitaux ont entrainé notamment la destruction des espaces de distribution des dits jeux et l’arrestation de ses acteurs. Cela est perceptible dans les propos de ce joueur de Loto ghanéen :

« Il faut dire qu’au départ les ivoiriens n’aimaient pas la LONACI. Donc quand ils ont constaté que les ivoiriens ne jouent pas beaucoup Loto Bonheur, ils ont commencé à mettre en place un système de sécurité. Ils ont commencé à envoyer la police de la LONACI pour traquer les coupeurs, pour nous empêcher de pouvoir faire le jeu. Parce que si nous coupons, alors la LONACI n’aura pas de clients, donc ils nous traquaient. Souvent on se cachait pour couper, on avait du mal à faire notre travail. Ils nous traquaient, souvent même des policiers attrapaient les coupeurs et quand on leur donne l’argent ils les libèrent… »

J.C., 28 ans, coupeur de ticket de Loto Ghanéen à Aboisso

La répression exercée par la LONACI avec le concours de l’Etat contre les acteurs du Loto Ghanéen est liée à la perception de la pratique du Loto Ghanéen comme le lieu d’une double contradiction avec l’Etat et la LONACI. Elle est tout d’abord leur négation, leur « image renversée », puisqu’elle se développe en dehors de leurs règlementations. Mais également une condition de leur reproduction, par la proposition de paris à bon marché et d’opportunités de revenus à des coupeurs dont le pouvoir d’achat est déclinant (Charmes, 1992). De fait, ces actions de la LONACI ont pour objectif d’asseoir sa légitimité et son monopole dans un secteur où elle se retrouve en perte de contrôle. Cependant, en dépit de ces répressions, le Loto ghanéen connait du succès auprès des jeunes ivoiriens. Face à cet état de fait, la LONACI a alors revu sa stratégie afin de se repositionner comme acteur dominant sur l’espace de jeu ivoirien en colonisant les espaces des jeux illicites.

2.1.2. De la colonisation des espaces de jeux illicites par la LONACI

Face à la prolifération du Loto Ghanéen sur l’espace de jeu ivoirien en dépit des actions de répression menées par l’Etat et la LONACI, la LONACI a alors opté pour une nouvelle stratégie qui est celle de la colonisation des espaces de jeu du Loto Ghanéen. Cette nouvelle stratégie de la LONACI a consisté d’abord en la reconversion des acteurs du loto ghanéen en promoteur du loto bonheur. De fait, des actions de sensibilisation et de recrutement ont été menées auprès des différents acteurs du loto ghanéen afin de promouvoir le loto bonheur auprès des adeptes du loto ghanéen. À cet effet, plusieurs collecteurs « illégaux » de paris ont été reconvertis en collecteurs légalement reconnus. Une stratégie visant à utiliser les réseaux de commercialisation initialement occupés par le Loto Ghanéen et se positionner comme la principale alternative de loterie auprès des potentiels clients dans les différents quartiers.

       « On ne peut pas être plus accessible qu’eux, parce qu’eux même ils sont dans la rue, sous des parasols, ils sont chez eux à la maison. Chacun vient prendre son ticket, ni vu ni connu. Tu ne peux pas être plus accessible qu’eux, ce n’est pas possible. Déjà eux ils sont informels et nous sommes une structure. Pour reconnaitre un point de vente il y a un critère. On a essayé de faire comme eux en leur donnant des machines, en se départissant de notre visibilité.  Donc on est allés dans la rue avec eux, avec notre partenaire AIN. Donc vous allez voir, ceux qui vendent pour nous ont une machine verte. De temps en temps on leur donne des tee-shirts ; on leur avait donné des parasols, mais ce n’est plus à l’ordre du jour. On n’avait donné des boxes. Pour les identifier pour une affaire de visibilité. »

N. A., 38 ans, chef d’agence LONACI, Aboisso

Ensuite, la LONACI a renforcé son parc de distributeurs automatiques de prise de paris Loto bonheur sur l’espace national notamment dans les villes d’Abidjan et d’Aboisso. Afin d’attirer plus de clients, elle s’est inspirée du modèle ghanéen en augmentant les possibilités de paris. « Bon déjà on a copié l’autre loto, c’est la même chose qu’on fait au Ghana, mais nous avons amélioré les gains, les côtes. Mais du fait qu’on soit une entreprise on a nos charges ».[8] En effet, elle est passée de deux jeux par jour (13h et 19h) à quatre jeux par jour (10h, 13h, 16h et 19h) :

« Au départ la LONACI faisait deux jeux. Le jeu de 13h et celui de 19h. Or au Ghana, les gens font plusieurs jeux. Ils mettent deux heures entre les jeux.  Il y a jeu de 10h, de 13h, de 15h, de 17h et de 19h. Comme ils ont constaté que les ivoiriens aimaient Loto Ghanéen donc eux ils ont créé d’autres jeux. Donc la LONACI a créé aussi des jeux de 10h, de 13h, de 16h et de 19h pour attirer la clientèle. Ils ont fait pour que nous les ivoiriens on puisse jouer Loto Bonheur ».

S. L., 32 ans, distributeur LONACI, Abidjan

Par ailleurs, la LONACI a renforcé son système de jeux, avec de nouvelles combinaisons et de nouvelles options de jeux. C’est le cas des options « Turbo ». L’option Turbo se joue en 2N (2 Numéros) uniquement et le choix revient au jour de choisir l’ordre d’arrivée de vos numéros soit dans les 2 premières boules ou les 3 premières boules ou les 4 premières boules ou alors dans les 5 premières boules. C’est un pari plus risqué mais qui rapporte un plus gros gain :

       « La LONACI a installé plusieurs options de jeux. Il y a le turbo 2. Quand tu joues deux numéros que ça sort parmi les premiers numéros gagnants, le gain se multiplie par 2400 selon le montant du jeu. Il y a aussi le turbo 3 et turbo 4. Il y a aussi ce qu’on appelle la double chance. C’est-à-dire, il y a deux façons de gagner. Si le numéro vient dans la machine tu gagnes, si le numéro vient en numéro gagnant, tu gagnes. Mais chaque partie à un montant de gain. Il y a aussi les perms doubles chance et les perms turbo 3. Mais ça n’a rien à voir avec Loto Ghanéen. Pour Loto Ghanéen, c’est typiquement numéros gagnants. Si tu joues que ton numéro vient dans la machine tu ne gagnes pas, si ça tombe sur numéro gagnant, tu gagnes. C’est ce qui fait la différence entre le jeu ivoirien et le jeu ghanéen. Pour le jeu ivoirien, ils ont créé plusieurs options de jeux pour attirer la clientèle… »,

S. L., 25 ans, distributeur LONACI, Aboisso

Ces différentes stratégies ont donc été mobilisées par la LONACI afin de fidéliser ses clients et d’en attirer de nouveaux. En réponse aux différentes stratégies développées par la LONACI, les promoteurs du Loto Ghanéen vont développer de nouvelles stratégies leur permettant d’exister sur l’espace de jeu ivoirien. On assiste alors à des formes de dissimulation du Loto Ghanéen sur les espaces formels de jeu.

2.1. Les pratiques de dissimulation du Loto Ghanéen sur les espaces de jeu formel

        Face aux actions de répression et la colonisation des espaces de jeu du Loto Ghanéen par la LONACI, les acteurs du jeu informel ont développé plusieurs stratégies de maintien. Il s’agit entre autres de l’utilisation informelle des tableaux de la LONACI et des carnets du Loto Ghanéen à l’abri des regards. Et, ces pratiques de dissimilation sont sous-tendues par des rationalités diverses.

2.2.1   L’utilisation informelle des tableaux de la LONACI et des carnets du Loto Ghanéen à l’abri des regards

        Plusieurs pratiques de dissimulation du Loto Ghanéen sur les espaces de jeu formel ont été mises en place par les acteurs du jeu informel pour se maintenir sur l’espace de jeux d’argent et de hasard ivoirien. Les données du terrain montrent que certains collecteurs de paris informels reconvertis dissimulent les offres du Loto Ghanéen sur les espaces de jeu du Loto Bonheur en utilisant de façon informelle les tableaux d’affichage de la LONACI (Tableaux servant à afficher les résultats, les rapports du Loto Bonheur). Les observations faites sur le terrain ont révélé que, pour dissimuler le jeu informel, les collecteurs du Loto Ghanéen utilisent le recto (partie directement visible du tableau) pour présenter ceux du Loto Bonheur et le verso (partie non directement visible) pour figurer les résultats du Loto Ghanéen.

Aussi, les entretiens réalisés avec certains collecteurs montrent-ils que ces derniers gardent à l’abri des joueurs les carnets qui servent de reçus de Loto Ghanéen, puisqu’en général tous les joueurs ne sont pas informés de ces pratiques de dissimulation. Un des acteurs du jeu informel étaye cette réalité en ces termes :

          « En réalité, ils ont recruté les coupeurs de loto ghanéen pour faire tomber loto ghanéen, c’était leur stratégie. Mais il y a d’autres qui travaillent pour la LONACI et ils se cachent pour continuer de couper les tickets de loto ghanéens encore (...) Quand les joueurs viennent, ils leur font la proposition. Quand les clients viennent couper dans la machine, ils leur disent qu’ils coupent aussi dans carnet parce que tout le monde ne sait pas. (…) Ils ne le disent pas à tout le monde, c’est de bouche à oreille. Quand il informe un premier joueur, lui aussi il peut dire à son ami, allons chez une telle gare, il coupe loto ghanéen et il fait réduction. » .

S. L., 32 ans, coupeur de ticket de Loto Ghanéen à Abidjan

Pour faire fonctionner ces pratiques de dissimulation, certains avantages liés aux jeux informels sont proposés aux clients. Des réductions sont faites sur les tickets de Loto Ghanéen pour motiver les clients à jouer et surtout pour attirer une nouvelle clientèle.

      « Si le client joue par exemple 10.000f, on peut couper pour 10.000 mais on le laisse payer 8000f ou 8500f (…) Ils font ça pour attirer la clientèle, puisque tout le monde ne sait pas qu’il coupe loto ghanéen, donc ils font ça pour avoir des clients. »

T. M., 28 ans, coupeur de ticket de Loto Ghanéen à Aboisso

Dans ce contexte de dissimulation du jeu informel sur l’espace de jeu formel, l’offre et la demande du Loto Ghanéen s’exécutent à travers des codes entre collecteurs et clients. Ces codes se partagent le plus souvent entre groupes d’amis joueurs et collecteurs de sorte à travailler discrètement, sans se faire prendre par les agents de la LONACI. Les acteurs de cette activité souterraine tiennent au secret pour éviter d’être contrôlés et d’être pénalisés (Fortin et al, 2009). Cette forme d’adaptation du jeu informel montre que la frontière entre l’offre légale et l’offre non régulée est mouvante et incertaine Tovar et al (2013).  

  Ainsi, l’analyse du marché informel du jeu montre que, le secteur informel tout comme le secteur formel est un phénomène social, un secteur caractérisé par des modes d’organisations pérennes en termes d’acteurs, de lien social permanent et de règles de jeux stables et implicites (Kossi, 2018).

2.2.2.      La dissimulation du jeu informel sur l’espace de jeu formel : une pratique souterraine aux rationalités diverses 

Les pratiques dissimulées du Loto Ghanéen sur l’espace de la LONACI sont sous-tendues par une logique économique et une logique de maintien du jeu informel sur l’espace de jeu d’argent et de hasard ivoirien. D’abord, l’informalité du jeu de hasard et d’argent persiste du fait que le Loto Ghanéen permet de diversifier et d’accroitre le revenu des collecteurs. En offrant le jeu informel, les collecteurs perçoivent une double rémunération. Ils perçoivent une commission de 10% de mises cumulées à la fin du mois de la part de la LONACI, mais ils ont également une commission journalière de 30% que leur offre le jeu informel. Ainsi, le revenu quotidien journalier qu’offre le jeu informel est beaucoup plus avantageux comparativement au salaire de la LONACI.  De ce fait, l’une des principales motivations de la dissimulation du jeu informel par les collecteurs est d’améliorer leurs revenus. 

Outre la rémunération journalière des collecteurs, les gains du Loto Ghanéen sont aussi jugés plus avantageux que ceux de la LONACI. De fait, pour se maintenir sur le marché du jeu d’argent et de hasard, le Loto Ghanéen a revu à la hausse ses gains. Par exemple, le gain pour le ticket de 100F est passé de 20.000F à 25.000F tandis qu’avec le Loto Bonheur, le gain du ticket de 100F est de 24.000F. Ainsi, le jeu informel est jugé plus avantageux que le jeu formel, comme le confie ce collecteur de Loto Ghanéen.

           « Tu vois, le jeu ghanéen-là, quand nous coupons les tickets, directement on reçoit l’argent. Ça veut dire par exemple, si moi j’ai coupé pour 15000 F, pour mes 30% ou 40%, c’est comme j’ai 4500f dans les 15000f. Donc au lieu de verser 15000F, je donne 10500f et le reste de l’argent est dans ma poche, chaque jour on me paye. Or pour la LONACI, quand tu finis de couper, ce que tu as gagné, tu verses tout directement sans que 5f ne reste dans tes mains, et c’est à la fin du mois ils vont te payer. Donc il y a d’autres coupeurs qui ont jugé bon de couper dans les carnets de loto ghanéen même s’il a une machine, pour qu’il puisse avoir de l’argent chaque jour en espérant qu’à la fin du mois, il puisse avoir sa commission de 10% de la LONACI (…) »

K.G., 23 ans, coupeur de ticket de Loto Ghanéen à Abidjan

En outre, le jeu informel est dissimulé sur les espaces de jeu formel pour maintenir le « Loto Ghanéen ». C’est une stratégie pour contourner les actions de répression de l’Etat et les normes qui encadrent la pratique de jeux d’argent et de hasard en Côte d’Ivoire. C’est en quelque sorte, un effet pervers découlant de l’intervention de l’État en matière de réglementation (Fortin, Op.cit.) du secteur de jeux d’argent et de hasard.

2.3.      Une offre illégale de plus en plus dématérialisée

Les différentes opérations visant la fermeture d’espaces de « Loto Ghanéen » ainsi que les arrestations de plusieurs promoteurs avec des amendes à l’appui participent à reconfigurer les modes d’organisation des jeux de loterie en Côte d’Ivoire. Le recrutement des coupeurs du Loto Ghanéen et la colonisation des espaces occupés initialement par ce jeu s’explique par la volonté de la LONACI de se rapprocher de la clientèle et de profiter des réseaux de clients détenus par ces derniers. Toutefois, les connaissances sur le jeu, les habitudes développées ainsi que le fait de croire qu’un jeu de loterie porterait plus de chance qu’un autre, amènent plusieurs clients à solliciter les propositions du Loto Ghanéen. Pour les coupeurs, cela représente une opportunité de maintenir une clientèle et d’accroitre par conséquent leurs revenus. Continuer à proposer les offres du Loto Ghanéen, revient à s’offrir une chance de percevoir les commissions journalières de 30% sur l’ensemble des mises en plus en des commissions mensuelles de 10% des mises cumulées.  

Dans cette perspective, la mobilisation des appels, des SMS ainsi que les échanges via des groupes WhatsApp et Facebook jouent un rôle important dans le maintien de l’offre illégale dans le secteur de la loterie en Côte d’Ivoire. Ces usages ne sont pas tout à fait nouveaux dans le paysage du Loto Ghanéen, en revanche ils se sont accrus avec le renforcement des sanctions de la LONACI.  

2.3.1.      Les stratégies de contrôle de la LONACI à l’épreuve des identités virtuelles au sein des groupes WhatsApp et Facebook

La mise en place des groupes WhatsApp et Facebook permet la continuité de plusieurs activités qui ont participé à la notoriété et à l’identité du Loto Ghanéen. Parmi ces activités, l’on retrouve le partage de numéros dits surs ou pions et la publication des résultats. En effet, hormis le fait de fréquenter les espaces physiques pour valider les paris, il n’en demeure pas moins que bon nombre de parieurs vont dans ces espaces de sociabilité afin d’obtenir des informations sur de potentiels numéros gagnants. Les échanges dans ces lieux sont des moments pendant lesquels certains consolident leurs choix, d’autres les modifient et ceux qui n’avaient de pistes de numéros se laissent parfois convaincre par des joueurs experts. Aussi, un coupeur qui donne de bons numéros attire également des clients.

A travers ces réseaux virtuels, Internet offre une opportunité de reproduire ces activités dans un environnement où la capacité d’intervention de l’Etat reste limitée. Ce type d’activités en ligne est certes réglementé, des sanctions sont prévues mais très peu voire aucun administrateur de groupe n’a fait l’objet de réprimandes. Pour Trudel (2008), c’est un environnement dans lequel les États disposent d’une capacité limitée d’intervention. Internet ignore les frontières et peut souvent rendre futiles les interventions étatiques conçues sans égard aux caractéristiques que présentent les interactions dans cet espace virtuel.

Ces groupes sur Facebook et WhatsApp sont généralement tenus par des individus se désignant comme des experts au regard de leurs expériences de jeu (ancienneté, gains) et de leur capacité à produire un ensemble de calculs probabilistes présentés comme rationnels. Dans les débuts du jeu en Côte d’Ivoire, les experts se réclamaient de la nationalité ghanéenne. A ce titre, ces derniers paraissaient plus légitimes aux yeux des aspirants aux gains. Une perception qui s’est construite autour de l’origine et de l’histoire du jeu.

Ces groupes se sont vulgarisés sur Internet. Les parieurs sont amenés à s’inscrire moyennant 2 000 F CFA ou 3 000 F CFA comme droit d’adhésion. L’expert ou encore forcaster[9] est censé partager des numéros susceptibles d’apparaitre au tirage ainsi que les résultats de ces tirages. Le mode d’inscription dans les groupes est sélectif. Il se fait très souvent par réseau à savoir une connaissance, un ami qui connaît ou appartient à un groupe. L’enjeu ici pour les administrateurs est de mieux contrôler les membres sur la base de la confiance c’est-à-dire s’assurer que ce sont effectivement des parieurs et surtout qu’ils seront en mesure de leur restituer les 10% en cas de gains. 

       « Il y a des gens qui ont leurs propres groupes. On les appelle les forcaster. Ils font des groupes de deux ou trois personnes. Ils calculent à leur niveau et publient les numéros dans le groupe. Tous ceux qui sont membres du groupe sont censés jouer les numéros. Une fois ils gagnent, ils doivent lui donner une récompense de 30%. Maintenant si tu as gagné que tu as refusé de faire le dépôt, alors l’administrateur du groupe te retire immédiatement du groupe. Il y a des groupes aussi, avant d’y adhérer, tu dois payer une somme de cinq mille francs, de dix mille pour t’inscrire. »

K.G., 23 ans, coupeur de ticket de Loto Ghanéen à Abidjan

Avec ces supports, les administrateurs peuvent se créer plusieurs identités virtuelles et diversifier les groupes qu’ils contrôlent. Le caractère mobile et flou de ces identités (parfois sous des pseudos) complexifie, en effet, la régulation de ces activités par la LONACI. L’inscription dans les groupes se fait en réseau. Il faut passer par un ami ou un coupeur pour se faire intégrer dans un groupe. C’est une manière pour les forcasters de maitriser plus ou moins leurs membres, c’est-à-dire limiter les risques de se faire prendre par des infiltrés et aussi de s’assurer qu’ils percevront leurs commissions en cas de gains.

2.3.2.      L’utilisation des appels et SMS, une pratique de contournement pour une clientèle privilégiée

A l’instar des groupes WhatsApp et Facebook, les appels téléphoniques et les SMS sont mobilisés comme stratégies de contournement aux normes d’interdiction et surtout comme une réponse au démantèlement des espaces de jeu du Loto Ghanéen.  A la différence, ces techniques sont plutôt l’apanage des coupeurs. Ces derniers s’en servent pour communiquer les informations relatives au jeu notamment des numéros favoris et les différents résultats. Ils soutiennent utiliser ces canaux pour maintenir le contact avec des clients de confiance. La confiance mise en exergue dans le cas d’espèce se traduit par la capacité du client à garder secret le fait de s’adonner au Loto Ghanéen en dépit des mesures d’interdiction. Cette confiance s’exprime également par l’aptitude du client à rembourser les mises effectuées en son nom par téléphone ou par SMS.

Les clients quant à eux s’inscrivent dans ces modes d’interaction autour du jeu avec des coupeurs qu’ils connaissent (un ami, une connaissance, un parent, etc.) de sorte qu’en cas de gains, le ticket qui est la preuve qu’ils ont parié leur soit restitué. Au-delà de leur caractère accessible comparativement aux groupes WhatsApp/Facebook qui nécessitent une connexion Internet et une relative maitrise des réseaux sociaux, les appels et les SMS traduisent une certaine intimité entre le coupeur et le client. Les SMS relèvent d’un mode connecté d’entretien du lien social avec les proches par le maintien d’une présence en continu (Licoppe, 2002, cité par Martin, 2007, p. 105)

L’utilisation de ces supports d’échanges vient accroitre la marge de manœuvre de ces différents acteurs dans le processus de [re]négociation de l’occupation de l’espace des jeux de loterie en Côte d’Ivoire. Pour Cheneau-Loquay (2008), les nouvelles technologies de l’information et de la communication constituent une cause importante de l’expansion d’un secteur informel (p. 3). Cette analyse transparaît dans le discours d’un coupeur de ticket Loto Ghanéen :

         « Au départ, quand on faisait Loto Ghanéen, on mettait des tableaux où il y avait la matrix et le clavier. C’est sur ça on affichait les résultats. Maintenant quand la police passe qu’elle voit un tableau sur lequel est inscrit le jeu ghanéen, on sait automatiquement qu’il y a un coupeur de Loto Ghanéen. Donc ils se font passer pour des joueurs et on l’attrape directement pour l’envoyer à la LONACI. Donc maintenant on demande de ne plus afficher les résultats aux tableaux. Chaque coupeur prend les numéros de ses clients et une fois que le résultat sort, automatiquement il leur envoie le résultat par message. »

N. A., 38 ans, coupeur de ticket de Loto Ghanéen à Aboisso

Conclusion

La concurrence entre l’économie formelle et l’économie informelle à partir de l’analyse des jeux d’argent et de hasard est visible à travers les stratégies que les types de jeux (légal/illégal) mettent en place pour se maintenir sur l’espace de jeu ivoirien. L’étude montre que les acteurs du jeu formel et informel adaptent en permanence leurs stratégies pour exister et surtout contrôler l’espace des jeux de loterie. Pour conforter son monopole, la LONACI a procédé à la fermeture et à la colonisation des espaces du Loto Ghanéen par le Loto Bonheur.  Afin de maintenir l’offre illégale dans le secteur de la loterie en Côte d’Ivoire, des coupeurs du Loto Ghanéen reconvertis en collecteurs de la LONACI usent de stratégies de dissimulation du jeu illégal sur l’espace de jeu légal. Aussi, les offres du Loto Ghanéen sont proposées de façon virtuelle à travers les groupes WhatsApp, Facebook et SMS pour contourner les normes d’interdiction du jeu informel.

Ainsi, l’étude nous amène à reconsidérer les frontières entre formalité et informalité dont les transformations sont perceptibles à travers le contexte de production et de reproduction des activités, les réseaux de relations dans lesquels sont insérés les acteurs ainsi que le rapport aux normes (formelles et informelles).

Bibliographie

Bardin, L. (1977). L’analyse de contenu. Paris, PUF.

Blanchet, A., Gotman, A. (1992). L’enquête et ses méthodes : l’entretien, Paris, Nathan Université.

Charmes, J. (1992). « Le secteur informel, nouvel enjeu des politiques de développement ? » L’Homme et la société, N105/106, Vers quel désordre mondial ? pp. 63-77.

Cheneau-Loquay, A. (2008). « Rôle joué par l’économie informelle dans l’appropriation des TIC en milieu urbain en Afrique de l’Ouest », Netcom [En ligne], 22-1/2 |, mis en ligne le 05 février 2016, consulté le 11 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/netcom/2013 ; DOI : https://doi.org/10.4000/netcom.2013.

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Notes

[1] Docteur en sociologie à l’institut d’Ethnosociologie à l’Université Félix Houphouët Boigny d’Abidjan-Cocody, lanzeny@gmail.com

[2] Doctorant à l’institut d’Ethnosociologie à l’Université Félix Houphouët Boigny d’Abidjan-Cocody, tiery.sokoto@yahoo.fr

[3] Doctorant à l’institut d’Ethnosociologie à l’Université Félix Houphouët Boigny d’Abidjan-Cocody, yvonlago@gmail.com

[4] Ces chiffres relayés par Jeune Afrique le 6 octobre 2019 ont été communiqués par le directeur général lors d’un point de presse dressant le bilan annuel de la société.

[5] National Lottery Authority est l’entreprise responsable de l’organisation de tombola au Ghana

[6] http://lesoutrali.com/annonce/ghana-lotto/

[7] Le coupeur de ticket est utilisé dans le jargon du jeu pour désigner le distributeur des coupons des paris. Il est intermédiaire entre les promoteurs (légaux et illégaux) et les joueurs. Ses principaux rôles consistent à récupérer les mises de jeu sur des coupons, vérifier ces coupons en cas de gain et recouvrer dans certains cas les gains notamment dans le jeu informel.

[8]  N. A., 38 ans, chef d’agence LONACI, Aboisso

[9] Le forcaster découlant de l’anglais (origine ghanéenne donc anglophone) désigne toute personne se disant capable et également reconnue comme tel de prédire les numéros gagnants soit du fait de certains calculs liés à l’historique du jeu, soit par des compétences divinatoires ou métaphysiques. Dans les débuts du jeu en Côte d’Ivoire, les forcasters étaient déplacés du Ghana par certains joueurs. Mais de plus en plus, les forcasters sont présents en Côte d’Ivoire et officient sur les réseaux sociaux en créant des groupes de consultation plus restreints.

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