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L’orientation des élèves issus de l’immigration à l’aune du regard sociologique : entre expériences subjectives et contextes de scolarisation

Aziz Jellab

Introduction

Alors que la sociologie de l’éducation en France a largement exploré les inégalités sociales de réussite scolaire sous différents angles, elle est restée relativement silencieuse sur la question des élèves issus de l’immigration. Non pas que ces élèves n’aient pas fait l’objet d’une attention particulière, mais par le fait même qu’il s’agit d’un public évoquant l’altérité et risquant d’être stigmatisé, malgré la prudence conceptuelle caractérisant la démarche sociologique, leur parcours scolaire a été largement appréhendé sous l’angle des inégalités de classe, comme ce fut le cas et pendant longtemps, s’agissant des inégalités de genre. Or une telle approche en termes de classes sociales rend non seulement invisibles les différentes expériences migratoires et les stratégies qui sont déployées par les populations, mais aussi, elle ne permet pas de penser de manière dialectique et nuancée à la fois l’histoire migratoire et l’histoire du système éducatif en France. Par ailleurs, et comme le soulignent à juste titre Maïtena Armagnague, Isabelle Rigoni et Simona Tersigni[1], l’approche sociologique de l’expérience des enfants issus de l’immigration privilégie l’étude des parcours scolaires des descendants – il s’agit d’une approche « adulto-centrique » puisqu’elle prend comme référence les ascendants ayant connu la migration – et s’intéresse peu aux jeunes migrants. Or il s’agit là d’une réalité qui gagnerait aussi à être étudiée, le nombre d’élèves allophones, mineurs notamment, enregistrant une forte augmentation en France. Le propos de notre article porte sur la thématique de l’orientation des élèves immigrés ou issus de l’immigration[2]. On peut considérer qu’elle constitue un analyseur de la diversité des parcours et des manières d’être aux études, elles-mêmes inscrites dans des histoires collectives et familiales spécifiques.

La scolarisation et l’orientation des élèves issus de l’immigration, une thématique sensible car fortement associée à l’altérité et à « l’ethnicité »

Autant le souligner d’emblée : la question relative à la scolarisation et au devenir des élèves issus de l’immigration n’est pas des plus aisée à traiter car elle désigne une population définie par son altérité, quand dans le même temps, l’école en France est d’abord définie et organisée selon une vision républicaine qui ignore les différences culturelles. Cette question est hautement sensible comme en témoignent les débats autour de l’opportunité ou non de disposer ou non de statistiques « ethniques »[3]. L’égalité fondamentale procédant du droit naturel structure l’imaginaire de l’école républicaine, et comme l’observe François Dubet, « De même que le christianisme postulait l’existence d’une part divine, d’une âme en chaque individu, l’école démocratique de masse postule une égalité fondamentale, ontologique de tous les enfants et de tous les élèves »[4]. Sur un plan plus institutionnel, la difficulté à disposer de données statistiques ministérielles ou académiques sur les élèves étrangers ou issus de l’immigration est symptomatique d’une hésitation subsumée par la référence au modèle « républicain » et « laïque » de l’école à la française. Tout se passe comme si la question de l’ethnicité à l’école relevait d’un tabou parce qu’elle conduirait à « naturaliser » des différences et à faire passer au second plan d’autres modèles conceptuels jugés plus pertinents, comme celui des classes sociales sous leurs différentes déclinaisons. Cela au risque de rendre plus opaques les dimensions socioculturelles et historiques subsumant l’expérience scolaire. Le recours notamment au concept de « classes populaires » dans lequel on regroupe régulièrement « ouvriers » et « ouvriers immigrés », ne permet pas de distinguer ce qui est de l’ordre de la position sociale, de ce qui appartient à la culture, quand on sait que celle-ci participe d’une vision du monde et des « stratégies » d’adaptation mises en œuvre[5].

Pourtant, et si de nombreux chercheurs en sciences sociales ont insisté sur le risque d’appréhender la scolarité des populations d’origine immigrée en terme d’altérité et surtout d’ « ethnicité », on observe dans le même temps un essor de publications évoquant une « ethnicisation » affectant les rapports sociaux au sein et en dehors des écoles et des établissements scolaires, le plus souvent pour dénoncer des processus de stigmatisation, renforcés notamment par la faible mixité sociale et par la dégradation des conditions de vie dans certains territoires ou quartiers[6]. Ainsi, Agnès Van Zanten use de la notion d’« école de la périphérie » pour inscrire l’analyse dans le cadre des territoires de l’éducation afin d’en dégager des enseignements sur la ségrégation urbaine qui est à la fois ethnique et sociale. Ainsi, « si l’école périphérique mérite d’être étudiée de façon distincte, c’est tout d’abord parce qu’elle s’adresse à une population spécifique : les familles des classes populaires marginalisées parmi lesquelles les familles d’origine immigrée sont largement surreprésentées »[7].

L’offre scolaire locale notamment au sein des établissements et entre établissements (publics et/ou privés), les stratégies parentales visant les meilleurs établissements et un logement à proximité, dessinent des configurations sociodémographiques qui ne peuvent être référées à la seule reproduction sociale en tant qu’incarnation des différenciations urbaines ou territoriales. A. Van Zanten souligne néanmoins que les contraintes institutionnelles telles que la carte scolaire et la sectorisation ne sont pas un gage de justice, car elles peuvent aussi renforcer la ségrégation urbaine. C’est qu’il existe des effets spécifiquement contextuels dans la production des inégalités de carrière scolaire : « il faut s’intéresser […] à l’association entre la concentration spatiale de certaines populations et les chances inégales d’accès à une offre scolaire hiérarchisée » (Van Zanten, 2001, op. cit. p. 8). Comme pour le genre, la thématique des élèves issus de l’immigration, a été ignorée, fondue dans un raisonnement parlant en termes de « classes sociales » et de domination. Ainsi que le souligne Alain Frickey, « Au milieu des années 90, de nouvelles inégalités liées à l’origine nationale ou à la condition d’enfant d’immigré sont apparues dans le champ sociologique. Elles ont été longtemps ignorées. D’abord parce que considérées comme faisant partie intégrante des inégalités sociales : il n’y avait pas lieu de distinguer les cursus scolaires des jeunes issus de l’immigration, parce que ces derniers, dans leur immense majorité, étaient tout à fait emblématiques de la classe ouvrière. Les inégalités qui les frappaient étaient d’abord celles qui affectaient les couches populaires dans leur ensemble. Elles faisaient d’autant moins l’objet d’investigations que l’appareil statistique français permettait difficilement d’identifier les jeunes d’origine étrangère ; le manque de données s’expliquant également par une absence de légitimation de l’objet d’études par la communauté scientifique »[8].

Si les élèves issus de l’immigration font pour nombre d’entre eux l’expérience d’une relégation scolaire, cela ne doit pas constituer la seule grille de lecture permettant de penser les carrières scolaires plus spécifiquement l’orientation. En effet, faute d’une lecture plus complexe, situant les parcours scolaires dans le cadre des parcours migratoires en pensant aussi le lien entre ces derniers et la manière dont les élèves et leurs familles les vivent et les co-construisent, la recherche mais aussi les professionnels de terrain se privent d’outils intellectuels permettant de penser, d’interroger la démocratisation scolaire et les leviers qui la favorisent.

Appréhender l’orientation des élèves issus de l’immigration 

Il convient de penser l’orientation des élèves issus de l’immigration à partir du fonctionnement même du système éducatif français au sein duquel s’insèrent des trajectoires inégales selon l’appartenance sociale et culturelle. On sait que le système éducatif fonctionne comme une machine à trier, où l’orientation, censée accompagner chaque élève à réaliser son projet d’études, s’avère être d’abord une pratique institutionnelle visant à répartir les publics selon les places et leur hiérarchie, de sorte qu’il est opportun de soutenir qu’elle génère une « distillation fractionnée »[9]. Il existe deux significations majeures associées au terme « orientation » : il s’agit d’une part, d’une répartition des élèves, le plus souvent selon un rapport entre demande d’orientation et places disponibles ; il s’agit, d’autre part, d’une aide au choix ou d’une auto-détermination, impliquant la construction d’un projet d’études et/ou d’un projet professionnel. Pour Jean-Michel Berthelot, l’orientation est « le processus par lequel s’opèrent les ajustements nécessaires entre les souhaits exprimés et les possibilités offertes, l’école fournissant institutionnellement à chacun la possibilité de faire le parcours que ses possibilités et ses goûts lui tracent »[10]. Mais cette définition est bien idéale tant la réalité met en évidence que la possibilité de s’orienter selon ses goûts n’est pas le propre d’une grande part des élèves. C’est que l’orientation reste soumise à de nombreux paradoxes que l’on peut ainsi identifier : le choix précoce et l’obligation du projet professionnel s’imposent aux élèves qui disposent des faibles ressources, scolaires notamment, pour réellement choisir ; le système éducatif français est l’un de ceux qui se sont le plus diversifiés et, dans le même temps, celui dont les filières s’avèrent les plus étanches, les moins dotées de passerelles, celui aussi où la réversibilité des parcours est des plus improbables ; le poids de la formation initiale y est des plus déterminants, y compris dans le cadre de la validation des acquis et de l’expérience. Enfin, et ce n’est pas l’un de ses moindres paradoxes, la forte association entre l’orientation scolaire et l’orientation professionnelle – l’une ne se réduisant pas à l’autre mais l’on sait que choisir des études, c’est aussi anticiper un parcours susceptible de déboucher sur tel ou tel métier ou profession – exacerbe un rapport utilitariste aux études quand, dans le même temps, l’école promeut l’accès à la culture et au savoir valant pour eux-mêmes. Avoir une bonne orientation, c’est s’assurer d’un avenir professionnel moins incertain. Pour autant, on ne peut négliger le fait que le conseil en orientation est loin d’être satisfaisant et qu’il exige que l’on repositionne le rôle de l’école dans l’élaboration des choix d’avenir. Le constat relatif aux élèves issus de milieu populaire est valable pour ceux qui sont issus de l’immigration, même si l’on observe aussi des stratégies éducatives familiales différentes, les projets des parents d’élèves de la seconde génération étant davantage portés sur la poursuite d’études longues à l’issue du collège. L’effet « capital culturel » reste fortement associé au diplôme obtenu par la mère : « Un niveau élevé de diplôme de la mère (au moins un baccalauréat) est toujours explicatif d’un accès en seconde générale et technologique en 4 ans, tout comme, et c’est nouveau, un niveau élevé de diplôme du père ».[11] Mais lorsque la variable origine sociale se conjugue avec la variable origine culturelle (migratoire), ce sont d’autres inégalités, variables selon le pays d’origine, qui émergent. La note du CNESCO avance que s’agissant des élèves issus de l’immigration, « on observe une nette surreprésentation des jeunes issus des familles immigrées (7,9 points) dans l’enseignement professionnel parmi les jeunes entrés en sixième en 2007 ; cette surreprésentation s’est légèrement atténuée puisqu’elle était de 9,5 points pour les jeunes du panel de 1995. Ces inégalités diffèrent cependant selon l’origine migratoire : les élèves d’origine du Sahel, de la Turquie (pour les garçons) ou du Portugal sont orientés davantage vers l’enseignement professionnel bien que la tendance pour ces deux dernières catégories soit moins nette qu’auparavant. Les analyses économétriques montrent cependant qu’à niveau scolaire et catégories socioprofessionnelles comparables, les enfants issus de l’immigration, et en particulier les élèves d’origine maghrébine, sont moins orientés vers l’enseignement professionnel que les élèves natifs » (CNESCO, 2016, op . cit. p. 58). Ainsi, ce constat conforte les analyses de Georges Felouzis & al.[12] qui interrogent la surreprésentation des élèves issus de l’immigration – les garçons notamment –  dans l’enseignement professionnel alors même qu’ils aspirent à la poursuite d’études longues. Il ne s’agit pas de discréditer la voie professionnelle mais de souligner que dans de nombreux cas, les élèves qui s’y orientent la rejoignent moins par projet que par renoncement, sous l’effet conjoint d’un niveau d’acquisition scolaire insuffisant et d’une scolarisation dans des établissements faiblement mixtes socialement.

L’orientation des élèves issus de l’immigration : une diversité des parcours combinant l’origine sociale, l’origine migratoire et le genre

L’expérience scolaire des élèves issus de l’immigration, nés à l’étranger ou en France, donne à voir une diversité des parcours selon l’origine migratoire et le genre. En s’appuyant sur le panel 2007, avec un échantillon composé de 35000 élèves entrés cette année-là en 6ème, et au regard de leur carrière scolaire jusqu’au baccalauréat, Yaël Brinbaum[13] dresse un tableau très instructif quant au parcours des publics issus de l’immigration. L’auteure observe que les élèves issus de la seconde génération, –  il s’agit des élèves nés en France de parents immigrés – et hormis les descendants de familles d’origine portugaises ou asiatiques, sont moins souvent détenteurs d’un baccalauréat que les élèves Français d’origine. Elle relève aussi la meilleure réussite des filles comparées aux garçons, et ce, quelle que soit l’origine. Des variations sont cependant observées quant à la réussite des filles selon l’origine migratoire. Ainsi, quand les filles d’origine française sont 85% à obtenir le baccalauréat, c’est le cas de 92% des filles d’origine asiatique, de 84% des filles originaires d’Afrique Subsaharienne, de 83% des filles de parents portugais et de 75% des filles de parents turcs. Les inégalités sont observées entre filles et garçons d’origine maghrébine, les taux d’obtention du bac étant de 80% chez les premières contre 64% chez les seconds. Mais l’étude de Y. Brinbaum pointe les inégalités selon le baccalauréat obtenu, inégalités qui tiennent au fait que la série préparée augure de chances inégales de réussite dans l’enseignement supérieur. Ainsi, par rapport aux filles d’ascendance française, l’écart quant à l’obtention du baccalauréat général est de – 15 points chez les filles originaires du Portugal et de Maghreb et de – 22 points chez celles qui sont issues d’Afrique subsaharienne et de Turquie.  Ainsi, les inégalités de réussite conjuguent à la fois la variable « origine sociale » (profession des parents), origine culturelle (ou migratoire) et contexte social et institutionnel (la France et la place qu’y occupent l’école et les diplômes).

Les inégalités agissent dans différentes sphères, celle de l’école durant la trajectoire scolaire, mais aussi dans la sphère du marché du travail, sans compter les autres domaines de la vie sociale (accès au logement par exemple). Si les inégalités de réussite et d’orientation des élèves dépendent de l’origine sociale, souvent défavorisée s’agissant notamment des élèves issus de l’immigration, d’autres variables sont agissantes à savoir l’histoire migratoire – avec des différences comme nous l’avons vu selon les aires géographiques et culturelles dont sont originaires les parents –, mais aussi les conséquences d’une discrimination qui n’est pas forcément volontaire. Choukri Ben Ayed constate, par exemple, qu’il existe une « surreprésentation des élèves issus de l’immigration au sein des filières les moins valorisées socialement (filières professionnelles) » ainsi que leur « sur-exposition au risque du chômage. Ces élèves subissent de plein fouet trois types de désavantages qui restreignent considérablement leur accès à certaines filières d’enseignement ainsi qu’à l’emploi. Ils sont fortement exposés au risque d’être scolarisés dans des établissements scolaires de relégation dans lesquels se cumulent nombre de difficultés et qui les précipitent dans la spirale de l’échec scolaire. Lorsqu’ils parviennent à s’affranchir de ces contraintes contextuelles, à performances scolaires identiques, ils sont plus souvent orientés vers des filières dévalorisées. Enfin, pour ceux qui sont parvenus à l’obtention de titres scolaires (y compris d’excellence), ils sont confrontés à la discrimination sur le marché du travail »[14].

Les effets inégalitaires des contextes de scolarisation

L’approche longitudinale interroge le rôle de l’école dans le contexte social français. D’une part, le poids de l’origine sociale sur la carrière scolaire reste très prégnant car si l’on compte près de 54% des élèves français appartenant à des familles favorisées, cela n’est le cas que pour 18% des enfants appartenant aux familles portugaises ou originaires d’Asie, et seulement pour 9% des familles turques. D’autre part, les inégalités se renforcent par le fonctionnement pédagogique des écoles et des établissements scolaires, autrement dit, le contexte génère à son tour des différences de réussite selon les modes d’exposition des élèves aux apprentissages, les pratiques d’évaluation mais aussi, et à résultats scolaires équivalents, des politiques d’orientation inégales[15]. Si l’on ne s’en tient qu’à cette approche, on interroge peu le contexte scolaire dont on sait qu’il est aussi producteur d’inégalités, qu’il a des effets sur les apprentissages mais aussi sur l’ambition des élèves et de leurs familles. Le niveau socio-économique, majoritairement composé d’ouvriers conjugué à l’origine migratoire et ce qu’elle suppose comme distance culturelle d’avec les savoirs enseignés à l’école et leurs implicites, ne suffisent pas pour comprendre les trajectoires scolaires et les inégalités en matière d’orientation. L’école n’est pas indifférente aux inégalités de carrière scolaire puisqu’elle les co-produit, les renforce ou les atténue selon les cas. Comme l’observent Georges Felouzis & al. « L’hypothèse de l’indifférence aux différences se fonde essentiellement sur le postulat que l’école ‘‘républicaine’’ serait en accord avec les valeurs d’égalité des chances qu’elle proclame […] On peut par exemple voir dans les phénomènes ségrégatifs une forme d’inégalité de l’offre scolaire qui n’a rien à envier aux formes plus institutionnalisées de séparation précoce des élèves dans des filières différenciées et hiérarchisées. Dans ce cadre, une part non négligeable des inégalités liées aux parcours migratoires et à l’origine sociale serait due aux phénomènes ségrégatifs et à leurs conséquences sur la qualité de l’enseignement. De même, les effets de composition liés à la ségrégation scolaire ont des conséquences avérées sur la progression des élèves, voire sur des dimensions non académiques, même si les résultats de recherches varient d’un pays à l’autre et que les débats restent vifs pour savoir quelles sont la nature et l’ampleur de ces effets de composition » (Felouzis & al.  2015, op. cit. p. 12). Ainsi, et s’appuyant sur les évaluations PISA (2003 et 2012), Felouzis & al. montrent combien et indépendamment de l’origine migratoire, les résultats des élèves de la première et surtout de la seconde génération se sont particulièrement dégradés, ce qui peut s’expliquer par des effets de contexte engendrant une « discrimination systémique » et non volontaire. Leur postulat central est de soutenir « qu’il existe un lien entre l’accentuation de la ségrégation scolaire des migrants d’une part et l’évolution des inégalités d’acquis de l’autre », ce qui a un effet important sur les trajectoires d’orientation. Cette hypothèse n’est pas nouvelle puisqu’elle était également avancée par Louis-André Vallet et Jean-Paul Caillet qui écrivaient en 1996 : « La question reste cependant posée de savoir si l’explication par l’appartenance sociale suffit à rendre compte des différences de réussite ou de parcours scolaires. Certains auteurs répondent ici par l’affirmative, d’autres mettent en avant l’existence d’un handicap culturel qui concernerait quelques communautés nationales ou bien la totalité d’entre elles. D’autres encore, après l’étude de l’orientation scolaire à tel ou tel palier du cursus, concluent à l’existence de phénomènes de discrimination qui s’exerceraient à l’encontre des jeunes étrangers. Or, les conclusions des analyses qui portent sur les facteurs explicatifs des écarts observés ne sont bien sûr pas indifférentes, car elles conditionnent pour une part les politiques éducatives à mettre en œuvre »[16]. Cette discrimination systémique et non volontaire procède de l’agrégation de comportements d’acteurs, et se mesure à ses effets quand par exemple, les familles favorisées décident de contourner la carte scolaire ou de scolariser leurs enfants dans des établissements privés, ce qui favorise la concentration d’élèves de milieux populaires dans certains territoires et partant, les difficultés d’apprentissage. Cette discrimination n’est pas la seule à agir sur la scolarité des enfants de milieu populaire, parmi lesquels on trouve une majorité d’enfants issus de l’immigration. Il y a également le plus fort accommodement des familles populaires avec les décisions institutionnelles qui peut renforcer les inégalités de parcours. Celles-ci s’observent par exemple lors de l’orientation vers les filières professionnelles ainsi qu’au sein de l’enseignement adapté. Une note de la DEPP relève que « les jeunes issus d’une famille immigrée sont eux aussi surreprésentés (17 % parmi les élèves de Segpa contre 10 % pour l’ensemble des collégiens du cursus général) »[17].

Faut-il pour autant conclure à l’idée que la scolarité des enfants immigrés ou issus de la « seconde génération » est marquée par l’échec scolaire, ou à tout le moins par une moindre réussite parce qu’ils se retrouvent majoritairement orientés vers des filières moins convoitées ? N’est-il pas plus judicieux d’appréhender leur parcours à l’aune de la diversité des expériences, y compris celle d’ordre subjectif qui nuance le poids de leur position sociale ? Pointant les études misérabilistes que l’on doit à une partie des sociologues, mais aussi le réductionnisme porté par des hommes et des femmes politiques assimilant la scolarité des enfants d’immigrés à de l’échec scolaire, et à partir des données élaborées  par la DEPP, Mathieu Ichou relève que les inégalités ne peuvent pas être référées à la seule origine sociale et culturelle et qu’il existe une réelle diversité des trajectoires qui gagnerait à être connue.  Il avance que « ces nombreuses difficultés [les inégalités d’accès aux formations les plus convoitées] ne doivent pas faire oublier la diversité scolaire qui caractérise la ‘‘deuxième génération’’. En prenant la peine d’analyser finement les données des panels d’élèves du ministère de l’Éducation nationale, on peut mettre au jour l’hétérogénéité importante qui existe parmi les enfants d’immigrés » (2019, p. 3).

De la nécessité de penser la scolarité des élèves issus de l’immigration en partant de l’expérience subjective arrimée à l’histoire familiale et collective

Pour comprendre le rapport des élèves à l’école, il faut faire un détour sociologique par la socialisation mais aussi l’histoire familiale insérée dans une histoire sociale, marquée par la migration mais aussi par les transformations affectant le rapport au travail dans les milieux populaires. Les travaux menés par Stéphane Beaud et Michel Pialoux sur la classe ouvrière ont bien mis en évidence les effets engendrés par le déclin de la classe ouvrière sur les projets d’avenir chez les nouvelles générations, mais aussi le désenchantement à l’égard du monde industriel, ce qui rend par exemple compte du désintérêt des élèves vis-à-vis du secteur secondaire. C’est dans ce contexte de transformation sociale que prend sens la valorisation, désormais ancrée, chez les parents issus de l’immigration, de la poursuite des études longues, d’autant plus qu’ils font l’expérience d’un durcissement de l’accès au marché du travail pour les moins qualifiés d’entre eux :  « Dans la mesure où l’orientation en LP devient le symbole de l’échec scolaire et de la relégation sociale, le choix des études longues s’est imposé aux parents ouvriers comme la seule voie possible pour leurs enfants. ‘‘Continuer’’, ‘‘aller le plus loin possible’’, ‘‘avoir des bagages’’, etc., sont des expressions toujours prononcées avec un mélange d’espoir et de crainte et qui reviennent de manière récurrente dans les entretiens avec les parents »[18]. L’un des paradoxes que l’on peut relever, alors que les parents d’élèves issus de l’immigration – notamment maghrébine – convoient davantage les études longues, leurs enfants, notamment les garçons, restent davantage orientés vers la voie professionnelle. Cela conduit-il pour autant au ressentiment chez ces élèves ? Nos observations de terrain, menées auprès d’élèves de lycée professionnel, et alors que nous nous interrogions initialement sur le rapport au savoir chez des publics vivant leur orientation sur le mode d’une « chute », ont mis en évidence l’existence d’une « ethnicisation » de certains établissements scolaires. Celle-ci se remarquait par une forte concentration d’élèves issus de l’immigration dans certains lycées professionnels mais aussi dans des spécialités à faibles taux de pression.

La concentration d’élèves issus de l’immigration dans certains LP conduit à une perception ethnicisante des difficultés professionnelles : « On a pas mal de problèmes avec des élèves d’origine africaine et surtout d’origine nord-africaine… c’est leur manque de respect, ils nous narguent aussi, ils ne veulent rien faire… il y en a un qui m’a dit ce matin même : ‘‘de toute façon, monsieur, vous vous emmerdez à nous faire cours pour 1200 Euros par mois, alors que moi, je deale du shit et je gagne cette somme en une journée’’… ils se la jouent » (H, 39 ans, PLP de maçonnerie). A cette concentration des élèves d’origine immigrée fait souvent face un engagement de certains enseignants qui disent les « comprendre » et tentent de les mobiliser sur les apprentissages, malgré leur résistance. Plusieurs enseignants et CPE font ainsi état des difficultés de ces élèves à trouver une entreprise pour effectuer un stage. Des entreprises dans des domaines tels que la coiffure, la restauration et l’hôtellerie, ou encore la mécanique automobile s’avèrent peu accueillantes, et cet enseignant de maths-sciences fera part de son indignation face à des pratiques professorales qui entérinent les pratiques ségrégatives sur le marché du travail : « depuis que je suis ici, j’ai découvert que les collègues sont frileux devant le problème du racisme, ils disent que de toute façon, les jeunes issus de l’immigration ne trouvent pas de stage dans la vente, alors, comment voulez-vous qu’ils y trouvent un travail quand ils auront leur diplôme ? ». Du coup, selon cet enseignant, la tendance d’une partie de ses collègues est à la dissuasion des élèves de CAP qui « veulent entrer dans le bac pro vente et représentation parce qu’ils auront un problème à l’embauche ». Ainsi, le LP participe-t-il d’une ségrégation ethnique sur le marché du travail – en particulier dans les emplois impliquant un contact direct avec la clientèle – en la devançant en quelque sorte, ce qui paradoxalement, renforce chez les élèves concernés le sentiment d’être scolarisés dans un contexte allié aux dominants ! C’est ainsi que les spécialités les moins demandées accueillent le plus d’élèves d’origine immigrée, ce qui conduit au sentiment d’être relégué, et d’être victime d’un racisme institutionnel. Le sentiment de devoir lutter contre les stéréotypes et le racisme des employeurs est partagé par une partie des PLP exerçant dans les LP à forte concentration ethnique, et en classe, certaines occasions se présentent pour évoquer ce « problème » : « … beaucoup d’élèves disent que ce sera le chômage après les études… le frère est sans boulot, ils disent aussi qu’ils vont avoir des problèmes de racisme qui vont les empêcher de trouver un travail, et c’est vrai, on s’est beaucoup battu notamment dans les sections industrielles, c’était difficile de trouver un lieu de stage pour les élèves maghrébins, sous prétexte que ça fait fuir la clientèle… je me fiche complètement de savoir si celui qui s’occupe de ma voiture est maghrébin ; africain ou asiatique, du moment que c’est un bon mécanicien, pour moi, c’est un argument fallacieux… il faut se bagarrer… quelques fois, j’ai provoqué un débat autour de cette question, ça permet aux élèves de prendre conscience et de pouvoir lutter… certains élèves vont jusqu’à la caricature, ils se disent qu’ils sont victimes de toute façon… donc, ils ne s’en sortent pas dans leur tête… » (F, 52 ans, PLP de lettres-histoire). On voit aussi dans ce propos comment le racisme invoqué peut devenir une raison suffisamment commode pour que les élèves « justifient » leurs difficultés d’adaptation scolaire et professionnelle.

Les interactions entre élèves, enseignants et responsables institutionnels sont traversées par la thématique de l’ethnicité et les risques d’incidents sur fond de malentendus restent plausibles. Le propos du proviseur-adjoint d’un LPO atteste de cette réalité : « c’est vrai que parfois, on nous renvoie cette image d’un LP qui accueille trop d’étrangers… et parfois, les élèves eux-mêmes se définissent comme tels… une fois, j’ai exclu temporairement quatre élèves, et il y en a un qui m’a dit : “Monsieur, vous nous excluez parce qu’on est 4 Arabes”, j’ai réagi en disant ce n’est pas parce qu’ils sont Arabes mais parce que ce sont eux qui avaient détruit volontairement du matériel en atelier… mais c’est vrai qu’après, je me suis dit : “ils sont Arabes !”[…], et ils peuvent le prendre comme un comportement discriminatoire… ».

Mais l’écoute des élèves laissait apparaître une diversité des manières de vivre leur scolarité : pour les uns, « se retrouver en LP » était interprété comme l’effet d’une double discrimination, à la fois scolaire et ethnique ; pour les autres, le LP constituait réellement une « nouvelle chance » pour s’en sortir[19].

Ainsi, Samir élève de baccalauréat professionnel « Ouvrages du bâtiment : métallerie » évoque une scolarité « perturbée » durant les années de collège, et l’épreuve de l’orientation qui, selon ses dires, a conduit le professeur principal et le chef d’établissement à faire peu de cas de ses aspirations : « en 3ème, j’avais fait un stage chez un informaticien parce que j’ai toujours aimé les ordinateurs, la programmation et je me voyais concepteur de jeux vidéo.  Je voulais faire une seconde pour préparer un bac techno ou un bac scientifique avec l’option sciences du numérique, mais le conseil de classe n’a pas voulu. Mon prof principal m’a dit que je n’y arriverai pas ». Orienté sur un troisième vœu vers l’une des spécialités les moins choisies en lycée professionnel, Samir fait état d’un certain ressentiment, soulignant au passage que dans sa classe, « on trouve beaucoup d’élèves issus de l’immigration, des maghrébins, des africains », ce qui est moins le cas dans les spécialités sélectives comme la mécanique automobile, l’aéronautique ou l’hôtellerie-restauration. 

Si le ressentiment reste bien présent chez de nombreux élèves issus de l’immigration et participe aussi d’un processus de rationalisation de son expérience – au sens où la dénonciation d’un « racisme » institutionnel permet de mieux accepter un verdict scolaire en le référant moins à une faible mobilisation personnelle qu’à des causes extérieures à soi[20] – il ne donne pas lieu systématiquement à une résignation ou à des formes de résistance aux apprentissages. Chez une partie des élèves rencontrés, le sentiment d’avoir chuté en LP est contrebalancé par la volonté de s’émanciper des déterminismes. Cette volonté ne prend sens que référée à l’histoire biographique et à la rencontre avec un contexte scolaire dans lequel les enseignants et leurs pratiques pédagogiques jouent un rôle déterminant. Ainsi, Farida, élève de baccalauréat professionnel « Accompagnement, soins et services à la personne » évoque des difficultés au collège qui ne l’ont pas empêchée de s’orienter vers une filière sélective tout en conservant le projet de devenir infirmière. Elle souligne en ces termes les paradoxes d’une scolarité qui, bien que soumise à des épreuves, l’autorisent à penser un avenir professionnel et social plus serein : « Je n’ai jamais été très à l’aise avec les études parce qu’il m’a toujours fallu du temps pour comprendre et pour apprendre. J’ai eu des profs qui n’étaient pas très encourageants, alors que d’autres voulaient vraiment que je progresse. Au collège, je voulais allez vers un bac général ou techno, mais j’avais une moyenne trop juste. J’ai quand-même été prise en ASSP. Ici [en lycée professionnel], j’ai des profs qui nous écoutent et nous aident vraiment. Les profs croient en moi et me poussent à aller plus loin. Si la prof de maths-sciences est un peu dure, les autres sont plus cools ».  Mais l’évocation des professeurs « qui poussent », aident et manifestent à la fois une exigence et une bienveillance durant les interactions pédagogiques ne prend sens qu’au regard d’une histoire familiale qui soutient le projet de Farida « d’aller plus loin dans les études ». Membre d’une fratrie de cinq enfants, et vivant avec sa mère qui a en charge la famille, Farida garde le souvenir d’un père originaire d’Algérie et « qui a toujours misé sur les études, seul moyen selon lui de s’en sortir ». Son père est décédé alors qu’elle était élève en classe de 6ème, et depuis, son seul objectif a toujours été d’aller le plus loin possible dans les études, « bien plus que [ses] frères et sœur qui se sont arrêtés au niveau du CAP ou du BEP ». Farida aspire à devenir infirmière, à devenir autonome « en gagnant [sa] vie » et à fonder une famille. Ainsi, pour une partie des élèves rencontrés, le sentiment d’être stigmatisé – qui va souvent de pair avec la critique d’une institution scolaire qui n’aurait pas suffisamment informé leurs parents sur les filières et leurs débouchés – est atténué par les modalités d’accueil, d’enseignement, de formation et d’accompagnement assurés par les enseignants de lycée professionnel.

Eléments de méthodologie : à propos de l’enquête auprès des élèves et auprès des enseignants
L’enquête auprès des élèves
Si l’on postule que l’expérience scolaire, comme toute expérience sociale, implique des rapports complexes entre l’individu et le contexte, et oblige à un travail d’élaboration de sens et de transaction entre soi et autrui (Dubar, 2015[21]), on peut considérer que ce sens varierait selon les contextes auxquels le sujet est confronté, mais également selon son histoire biographique. C’est à partir de ces principes préalables où il s’agissait à la fois de circonscrire le contexte (le LP) auquel l’élève est confronté, et de spécifier sociologiquement le public spécifique des LP que nous avons défini le terrain de la recherche. Le choix du public – élèves de CAP et de BEP – posait d’emblée l’hypothèse d’une différence objective (tenant notamment à l’origine scolaire) dans le rapport aux savoirs : les élèves de CAP sont issus majoritairement de l’enseignement spécialisé ou adapté (3ème SEGPA, 3ème d’insertion). Ils font partie du public que l’Education nationale vise à amener à un premier niveau de qualification et dont l’avenir scolaire s’achève, théoriquement, à l’issue du CAP. Les élèves de baccalauréat professionnel proviennent de classes de 3ème générale, et pour une faible part d’entre eux, de classes de 3ème prépa-métiers. Ils sont connu une « rupture » souvent douloureuse à la fin de leur scolarité en collège en ce que, le plus souvent, leur entrée en LP équivaut à une chute scolaire.
En partant de ces différences objectives tenant à la filière, nous avons tenu compte d’une autre variable, celle de la spécialité. La hiérarchie entre les spécialités induit également une hiérarchie de « non choix », puisqu’il existe des formations plus convoitées que d’autres (et plus l’élève est scolarisé dans une spécialité non convoitée, moins il a eu de choix !). C’est ainsi que nous avons pris comme terrain des LP dont les formations étaient variées tant pour ce qui est des filières que des spécialités. L’étape exploratoire de cette recherche a pris comme forme la passation d’un questionnaire à des élèves de CAP et de baccalauréat professionnel scolarisés dans un LP tertiaire. Ce questionnaire, explicitement centré sur l’école et le LP invitait les élèves à réfléchir et à renseigner les questions suivantes : « Que penses-tu avoir appris à l’école ?» ; « Pourquoi viens-tu au LP ? » ; « Quelles sont les matières où tu penses apprendre quelque chose ? » ; « C’est quoi apprendre pour toi ? » et « Que penses-tu du LP ? ». Ces questions visaient à comprendre comment les élèves de CAP et de BEP pensaient leur expérience scolaire et lui donnaient du sens. En distinguant l’école et le LP, nous souhaitions amener les élèves à se rappeler leur expérience antérieure en ne la réduisant pas au LP. Il s’agissait aussi de voir s’il y a cohérence entre scolarité antérieure et scolarité actuelle, étant donnée la spécificité du LP. Au total, deux cents questionnaires ont été recueillis et analysés de manière qualitative. Démarche centrale de notre recherche, les entretiens menés avec les élèves ont été précédés par des choix sociologiquement « significatifs ». Nous avons veillé à ce que les élèves rencontrés soient scolarisés dans des filières et des spécialités différentes, à ce qu’ils soient à des étapes de parcours hétérogènes (notamment pour ce qui est de l’année de scolarisation, première ou deuxième année de CAP ou de BEP) et à ce que les LP soient de taille et de structure différentes (dans les quatre LP où s’est déroulée l’enquête, trois préparent au Baccalauréat professionnel, et l’un des lycées est polyvalent puisque s’y côtoient des élèves de LP et des élèves préparant un Bac général ou technologique). Quatre vint entretiens ont ainsi été menés au sein des LP (44 filles et 36 garçons interviewés). Centré sur l’histoire (sociale et scolaire) de l’élève et sur son expérience en LP (et en dehors de lui), l’entretien était nourri des éléments recueillis dans le questionnaire, ce qui permettait, par des effets de relance, d’amener l’interlocuteur à prendre position, se reconnaître totalement ou partiellement, ou encore à rejeter les arguments avancés par les autres élèves. Nous avons veillé à ce que quelques points soient soulevés avec tous les élèves rencontrés, à savoir : les classes fréquentées antérieurement et ce que l’élève y a vécu ; Les moments de transition (école primaire, collège, LP) ; les modalités de l’orientation à l’issue du collège ; la découverte du LP et des savoirs ; le sens des matières et leur spécificité ; le rapport à autrui (enseignants, camarades de la classe, copains de la vie, la famille…) ; le sens de l’apprendre et les contextes d’apprentissage (qu’est-ce qu’apprendre ? où apprend-on ?, qu’apprend-on en LP ? qu’apprend-on en stage ? qui apprend et comment apprend-on ?).
C’est à l’occasion d’enquêtes au sein de LP à forte concentration d’élèves issus de l’immigration que la question de « l’ethnicité » a émergé dans la mesure où à côté de la variable « origine sociale » plutôt populaire, la variable « culturelle », évoquant l’altérité et « la différence » s’invitait durant les échanges tant avec des élèves qu’avec des enseignants et chefs d’établissement.
L’enquête auprès des enseignants de lycée professionnel
Quatre lycées professionnels ont constitué le terrain de notre recherche. Leurs effectifs vont de 450 à 900 élèves et ils sont situés dans le Nord Pas-de-Calais (deux lycées « mixtes », un lycée industriel et un lycée tertiaire situé dans un lycée polyvalent). Les entretiens, d’une durée allant de 1 à 2 heures, ont été menés avec des enseignants de différentes disciplines. Nous avons surtout veillé à ce qu’il y ait un équilibre entre les professeurs de lycée professionnel de matières générales et ceux des matières professionnelles. De même, et la part des enseignantes étant plus importante dans l’enseignement général et l’enseignement professionnel des spécialités tertiaires, nous avons eu une légère sur-représentation des professeures dans les lycées professionnels tertiaires, tandis qu’elles étaient en moindre nombre dans les établissements industriels. Une partie de nos interlocuteurs, surtout dans les lycées professionnels industriels, ont eu une expérience professionnelle avant de devenir enseignants. L’âge des professeurs allait de 30 à 59 ans, et sur les 40 enseignants interrogés, 12 sont d’anciens ouvriers ou employés. Enfin, tous les professeurs rencontrés enseignent au moins à des classes de CAP et de baccalauréat professionnel, ce qui nous permettait de voir comment s’effectuent l’accueil et le suivi du public lors de la transition collège/lycée professionnel. Les thèmes suivants, soulevés lors des entretiens, ont été définis au regard de leur caractère central dans le travail enseignant : le public scolaire et les manières dont on peut le définir (critères sociaux, scolaires,culturels…) ; l’accueil des élèves par le lycée professionnel et par l’enseignant ; les démarches pédagogiques mises en œuvre (préparation des cours, déroulement des enseignements, modes de sollicitation des élèves) ; les stratégies permettant de lutter contre le sentiment (ou l’image) d’échec scolaire chez les élèves ; les modes d’évaluation des élèves et les exigences scolaires ; les finalités du lycée professionnel et de la matière (ou des matières) que l’on enseigne ; les critères permettant de soutenir que telle ou telle démarche permet aux élèves de « s’en sortir » ou non ; les conditions de travail et la vie dans l’établissement (relations avec les collègues, avec la direction et les autres acteurs) ; le stage en entreprise et son statut pour l’enseignant ; les relations avec les parents. Nous avons également rencontré des CPE, des proviseurs et des chefs de travaux. C’est également autour de la vie scolaire et des modes de construction des relations aux entreprises que prennent sens le travail des enseignants et ses épreuves.

Mais l’approche qualitative des trajectoires scolaires met en relief une diversité des manières d’être aux études et que les élèves partagent quelle que soit leur origine sociale et culturelle. C’est que l’orientation des élèves issus de l’immigration et à l’instar de celle, plus générale, des élèves provenant de milieu populaire ne saurait être rabattue sur le seul postulat de la reproduction sociale. Elle doit aussi être pensée à partir des trajectoires singulières qui laissent apparaître les effets imprévisibles ou discrets d’une position spécifique dans la fratrie, de rencontres avec des enseignants, des tuteurs de stage en entreprise ou avec des amis vivant ou non dans le quartier d’habitation et qui peuvent, chacun de manière spécifique, soutenir le projet d’apprendre, de s’orienter vers des formations plus ambitieuses, etc. Nombreux sont alors les élèves issus de l’immigration à s’engager dans des études à l’issue du baccalauréat professionnel et à connaître une réelle réussite comme nous avons pu le souligner dans des travaux antérieurs[22]. Même si des difficultés persistent quand il s’agit d’entrer sur le marché du travail et que beaucoup de ces jeunes s’affrontent aux effets d’une discrimination – qui n’est pas systématiquement vécue comme telle – lors de l’embauche, les réussites scolaires, même moins probables statistiquement, autorisent une autre lecture du processus d’orientation. Ainsi, la position dans la fratrie, selon que l’on soit l’aîné ou le plus jeune, fille ou garçons, mais aussi eu égard à l’âge des parents, jeunes ou moins jeunes, modalise les projets d’avenir et l’engagement dans les études. Et une même variable telle que le chômage connu par l’aîné d’une fratrie peut avoir des effets diamétralement opposés sur l’élève, soit une démobilisation scolaire, soit une surmobilisation sur l’école. Les enquêtes qualitatives menées par des chercheurs mettent en lumière une réalité bien complexe, rendant compte des raisons d’une meilleure réussite chez les filles que chez les garçons, de trajectoires scolaires inégales et différenciées au sein d’une même fratrie, imputables à l’appui que les aînés peuvent apporter aux cadets au niveau matériel et symbolique…[23]

Conclusion

L’orientation scolaire constitue l’une des thématiques les plus sensibles socialement et pour s’en rendre compte, il suffit d’interroger les parents, les élèves et plus globalement les usagers tant son fonctionnement semble toujours osciller entre gestion des flux scolaires et accompagnement de chacun vers la réalisation d’un projet personnel. C’est d’ailleurs cette tension qui focalise le plus souvent le ressentiment porté par une partie des élèves issus de l’immigration quand ils estiment avoir été victimes d’une sélection faisant intervenir d’autres critères que ceux d’ordre stricto sensu scolaire. Ce ressentiment est aussi présent chez d’autres publics et il rappelle, si nécessaire, que l’orientation, comme tout autre verdict scolaire – l’évaluation en l’occurrence – met en jeu des principes de justice qui ne peuvent être appréciés qu’à l’aune de ce que vivent les élèves, leurs parents mais aussi les acteurs du système éducatif. Or en portant une attention à l’expérience des élèves et à leur parcours, on réalise souvent l’insuffisance d’un regard sociologique raisonnant exclusivement en termes de reproduction sociale, car la thèse de la « discontinuité culturelle » ne rend pas compte des facteurs spécifiquement scolaires et contextuels qui influent sur les trajectoires d’orientation ; elle conduit aussi à penser la scolarité des élèves issus de milieu populaire, dont fait partie la majorité des élèves issus de l’immigration, en termes d’échec ou de difficultés scolaires, alors que les réussites sont nombreuses bien que plus improbables et invisibles. Le misérabilisme guette souvent cette lecture en termes de reproduction des inégalités alors que l’on observe aussi de belles réussites, appuyées le plus souvent sur un engagement professionnel et éthique des enseignants[24] mais également sur des histoires familiales mettant en jeu des rapports différenciés à l’avenir social et professionnel[25]. Il reste cependant à conduire des recherches et des observations longitudinales afin de comprendre les modalités empiriques à travers lesquelles les parcours d’orientation se construisent, à identifier les négociations qui participent de la production ou de l’atténuation des inégalités entre élèves selon l’origine sociale et, le cas échéant, migratoire. Un des points qui nous a paru essentiel pour comprendre les trajectoires scolaires consiste à croiser les données statistiques avec les parcours de vie, l’occasion aussi d’observer que ce ne sont pas seulement les contraintes qui déterminent les devenirs : ce sont également les stratégies mises en place par les usagers, dans le cadre d’interactions spécifiques avec et en dehors des acteurs de l’école, qui modalisent des devenirs bien souvent imprévisibles.

Notes

[1] Maïtena Armagnague, Isabelle Rigoni, Simona Tersigni, « A l’école en situation migratoire », Migrations Société, 2019/2 N° 176.

[2]La France comptait en 2014-2015, 54500 Élèves allophones nouvellement arrivés (EANA) scolarisés dans les établissements des premier et second degrés, et 60 700 en 2016-2017, cf. Juliette Robin « 60 700 élèves allophones en 2016-2017 : 90 % bénéficient d’un soutien linguistique », Note d’information 18.15, Paris : ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, juin 2018,

[3] Voir par exemple  Stépgane Jugnot, « Les statistiques ‘‘ethniques’’ outillent des politiques de quotas plutôt que la connaissance des discriminations : l’exemple canadien », La Revue de l’IRES, 2014/4, N° 83 ; « Faut-il des statistiques ethniques ? », Observatoire des inégalités, 10 juillet 2020, https://www.inegalites.fr/Faut-il-des-statistiques-ethniques

[4] François Dubet, « L’égalité et le mérite dans l’école démocratique de masse », L’année sociologique, 50-2, 2000, p. 384.

[5] Abdelmalek Sayad, L’école et les enfants de l’immigration, Paris, Seuil, 2014.

[6] Voir à ce sujet Hélène Bertheleu, « Sens et usages de « l’ethnicisation » », Revue européenne des migrations Internationales, vol. 23 – n°2, 2007.

[7] Agnès Van Zanten, L’école de la périphérie, Paris, PUF, 2001, p. 3.

[8] Alain Frickey, « Les inégalités de parcours scolaires des enfants d’origine maghrébine résultent-elles de discriminations ? », Formation emploi, N°112, 2010, p. 21.

[9] Voir Aziz Jellab, « L’orientation scolaire en France ou de la distillation fractionnée. Des inégalités modulées par l’organisation du système éducatif et par des effets de contexte », document préparatoire au 42ème colloque de l’AFAE,  Bordeaux, Mars 2020, http://www.afae.fr/wp-content/uploads/2019/12/L%E2%80%99orientation-scolaire-en-France-ou-de-la-distillation-fractionn%C3%A9e-Aziz-Jellab.pdf

[10] Jean-Michel Berthelot, Ecole, orientation, société, Paris, PUF, 1993.

[11] CNESCO, Inégalités sociales et migratoires comment l’école amplifie-t-elle les inégalités ? Rapport Scientifique Sept. 2016, p. 58.

[12] Georges Felouzis, Barbara Fouquet-Chauprade et Samuel Charmillot, « Les descendants d’immigrés à l’école en France : entre discontinuité culturelle et discrimination systémique », Revue française de pédagogie, N° 191, avril-mai-juin 2015,

[13] Yaël Brinbaum, « Trajectoires scolaires des enfants d’immigrés jusqu’au baccalauréat : rôle de l’origine eu du genre », Education et Formations, N° 100, décembre 2019.   

[14] Choukri Ben Ayed, « Discriminations : l’éducation, un espace à haut risque ? », Le sociographe, N° 34, 2011, p. 68.

[15] Voir à ce sujet Olivier Cousin, L’efficacité des collèges. Sociologie de l’effet-établissement, Paris, PUF, 1998.

[16]Cf. « Les élèves étrangers ou issus de l’immigration dans l’école et le collège français. Une étude d’ensemble », Les dossiers d’éducation et formations, 1996, N° 67, p. 3.

[17] DEPP, « Après leur entrée en sixième en 2007, près de quatre élèves de Segpa sur dix sortent diplômés du système éducatif », Note d’information, N°2, 2017).

[18] Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999, p. 205.

[19] Aziz Jellab, Sociologie du lycée professionnel. L’expérience des élèves et des enseignants dans une institution en mutation, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2009.

[20] François Dubet, Sociologie de l’expérience, Paris, Seuil, 1994.

[21] Claude Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 5ème édition.

[22] Aziz Jellab, « Apprendre un métier ou poursuivre ses études ? Les élèves de lycée professionnel face à la réforme du bac pro trois ans »‪,Formation emploi 2015/3, n° 131 ; Enseigner et étudier en lycée professionnel aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2017.

[23] Voir par exemple Laure Moguérou, Emmanuelle Santelli  « Parcours scolaires réussis d’enfants d’immigrés issus de familles très nombreuses », Informations sociales, 2012/5 n° 173. Les auteures écrivent : « Les travaux ayant porté sur les trajectoires scolaires atypiques ont montré que les familles qui se ressemblent par leurs caractéristiques objectives (capitaux scolaires, origines sociales) peuvent être, en réalité, relativement hétérogènes. L’incidence de l’histoire familiale (caractéristiques sociales avant l’émigration et nature du projet migratoire) et des ressources mobilisables pour pallier la précarité des conditions de vie et/ou la faiblesse des capitaux culturels ont été largement renseignés dans les travaux sur les réussites scolaires des élèves de milieux populaires ou immigrés. Nos analyses confirment pour une large part ces travaux, mais s’attachent davantage aux dynamiques fraternelles qui ont rendu ces parcours possibles » (pp. 85-86). Voir également l’étude fort éclairante menée par Stéphane Beaud sur une fratrie composée de trois sœurs et de cinq frères, issus d’une famille immigrée algérienne. En déplaçant le regard sur les interactions familiales, elles-mêmes inscrites dans une histoire migratoire spécifique, le sociologue parvient à rendre compte de la mobilité sociale ascendante mais aussi des différences entre frères et sœurs, celles-ci connaissant une meilleure réussite scolaire, cf. La France des Belhoumi, Paris, La Découverte, 2018.

[24] Voir l’ouvrage dirigé par Benoît Falaize, Territoires vivants de la République. Ce que peut l’école, réussir au-delà des préjugés, Paris, La Découverte, 2018.

[25] On doit à Zaihia Zéroulou d’avoir mené l’une des recherches pionnières portant sur ce sujet. Afin de comprendre les cas de réussite exceptionnelle chez des élèves d’origine algérienne, l’auteure avait interrogé leurs familles. Elle a mis au jour la place déterminante du projet scolaire qui appartient au projet migratoire. La réussite est alors inséparable des stratégies parentales eu égard au projet d’intégration à la société française, très prégnant chez les familles dont les enfants accèdent à l’université. Cf. « La réussite scolaire des enfants d’immigrés. L’apport d’une approche en termes de mobilisation », Revue française de sociologie, 1988, 29-3.

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