Thierry SUCHÈRE
INTRODUCTION
Auteur de Virtue, fortune and faith: a genealogy of finance [2005], l’anthropologue M de Goede propose une histoire intellectuelle des marchés financiers dans les pays occidentaux. Elle rappelle qu’il a pu exister une conception ancienne ancrée tant dans l’opinion publique que dans le monde de la culture qui voit dans la finance une activité passablement irresponsable. Les marchés de capitaux n’existent pas à l’état de nature. Au XIXe siècle, nos sociétés débattent pour savoir s’il faut autoriser ou non ces nouvelles institutions. En France, ce débat a son prolongement dans le roman de Bourse du XIXe siècle. On pense à des romans, nouvelles… tirés des œuvres d’Honoré de Balzac, Émile Zola, Alexandre Dumas fils, Guy de Maupassant… (cf. Relfait C. [2007], Suchère T. [2017], [2016]). Les Bourses de valeurs sont appréhendées sous l’angle de la morale moyennant un rapprochement entre le jeu d’argent et la spéculation. Réaliser une bonne opération boursière est une affaire de chance ou le résultat d’un puff (une arnaque) mené par des spéculateurs filous au détriment de l’épargnant moyen.
En France, le dernier des grands romans de Bourse est probablement L’Argent [1891] d’Émile Zola. Dans sa thèse intitulée Les scandales financiers, naissance et déclin d’une forme politique [2003], le sociologue Damien de Blic défend l’idée d’un déclin des approches critiques portant sur la finance, symptôme d’un rapport entre la société à l’argent qui tend à se normaliser. Dans sa conclusion, il cite le critique littéraire André Wurmser « On ne parle plus d’argent. L’argent a perdu toute valeur, littéraire s’entend, tout pouvoir d’inspiration. Le romancier contemporain qui prendrait la Bourse pour cadre aurait sont petit succès de curiosité… mais qui romance le pouvoir de l’argent ? Qui fait de l’argent l’armature de son œuvre ? Quel argent ? » (De Blic D. [2003], p. 624). Des romans et des bandes dessinées de parution récente traitent de la finance, mais ils sont loin de marquer leur époque du fait de leur faible qualité littéraire (cf. les romans de Paul-Lou Sulitzer Money [1980], Cash [1981], Fortune [1982] ou la bande dessinée Largo Winch [1990] du scénariste Jean Van Hamme et du dessinateur Philippe Frank…).
A l’opposé, nous défendons l’idée que le regard critique porté par les arts, la culture… sur le monde de la finance, de l’argent n’a pas disparu. Le grand public passe simplement plus de temps à regarder les écrans de cinéma, télévision, ordinateur… Contemporain de l’émergence du capitalisme actionnarial, le film Wall-Street [1987] d’Oliver Stone est le premier d’une longue liste de films récents qui traitent de la Bourse, ses acteurs et leurs pratiques. Parmi les plus connus, on peut citer Le loup de Wall Street [2013] de Martin Scorsese, The Big Short : le casse du siècle [2015] d’Adam McKay ou encore Money Monster [2017] de Jodie Foster… Ces films du XXIe siècle sont les héritiers du roman de Bourse du XIXe siècle. Ici, nous analyserons L’outsider du réalisateur Christophe Barratier paru sur nos écrans en 2016. Notre choix se justifie par le fait qu’il traite d’un fait divers récent dont les Français ont beaucoup entendu parler sans pour autant avoir les moyens d’approfondir parce qu’il s’agit de quelque chose de complexe ou rendu volontairement complexe par un monde de la finance qui ne souhaite pas nécessairement qu’on y regarde de trop près. Avec ce papier, on se propose de montrer qu’avec ce film, nous disposons là d’une illustration pertinente à destination du grand public du système des relations professionnelles caractéristiques de l’univers de la finance.
LE RÉSUMÉ DU FILM
Le film L’outsider résume la période qui va de l’embauche de Jérôme Kerviel par la Société Générale jusqu’à sa mise à pied suite à la découverte de ses écarts de conduite. Il parle des origines modestes de Jérôme Kerviel. En 2000 et après un parcours universitaire classique en sciences économiques, Kerviel entre à la Société Générale par la petite porte. Il est affecté au middle office. Il automatise des calculs à réaliser quotidiennement (des macros sur Excel) et dont la salle de marché a besoin pour connaitre sa position au jour le jour. Il est repéré par un responsable de desk[1] : Fabien Keller (Alain Declerck). En 2002, il est promu assistant trader. S’ensuit une période probatoire de trois ans au cours de laquelle il apprend le métier et gagne la confiance de l’équipe de trading. En 2005, il obtient sa licence de trading.
En janvier 2008, la Société Générale est prise dans la crise des subprimes et perd 2,1 milliards d’euros. La banque centrale (l’autorité de régulation) demande aux banques françaises un rapport sur leur situation financière, leurs engagements sur les marchés… Un contrôle interne révèle que la banque aurait été victime des agissements d’un de ses salariés. Trader vedette, Jérôme Kerviel a dépassé les limites d’engagements qui lui étaient imparties. Il a masqué des prises de risque par ailleurs très rémunératrices en passant des écritures portant sur des opérations fictives dans la base de données de la Société Générale. La banque sait que le rapport qu’elle doit remettre va être commenté par les médias et scruté par les marchés. Elle prend peur. Le lundi 21 janvier 2008, Jérôme Kerviel est mis à pied. La banque décide de solder toutes les positions de Jérôme Kerviel alors que les conditions de marché ne lui sont pas favorables. Le lundi 21 janvier correspond à un jour férié aux États-Unis. Les investisseurs américains manquent à l’appel. La décision de la Société Générale fait anormalement gonfler l’offre de titres face à une demande atone. La banque perd 5 milliards d’euros (6,5 milliards d’euros dus au débouclage précipité – 1,5 milliards d’euros de bénéfice réalisé par Jérôme Kerviel en 2007 reportés moyennant des opérations fictives sur l’année 2008).
ÉPISTÉMOLOGIE D’UNE ŒUVRE DE FICTION ÉCONOMIQUE.
L’outsider est un divertissement destiné au grand public. Le divertissement porte sur un objet sérieux, le trading, et sur un fait tiré de l’actualité judiciaire : l’affaire Kerviel. Est-ce qu’il est susceptible de nous apprendre quelque chose sur l’économie, l’argent, le monde de la finance… ? Écrire en universitaire sur un film de fiction qui a pour sujet la Bourse suppose de se positionner au moins du point de vue de l’épistémologie. Parmi tous les discours qui ont pour objet les marchés de capitaux (l’article rédigé par un économiste ou un sociologue… mais aussi les fictions que sont le roman, le film…), il faut faire le tri entre le vrai et le faux… Ceci suppose de s’interroger sur le travail d’exploration préalable au tournage du film, les sources mobilisées pour l’écriture du scénario, les précautions prises par le réalisateur au moment du tournage pour rester au plus proche de la réalité.
Sur le plan des sources, le réalisateur Christophe Barratier dit avoir lu tout ce qui a été publié sur l’affaire Kerviel y compris les livres à charge. Pour le scénario, il s’est appuyé sur la première partie du livre de Jérôme Kerviel L’engrenage : mémoire d’un trader [2010]. L’histoire est donc racontée du point de vue forcément subjectif de Jérôme Kerviel. Le réalisateur admet avoir pris quelque libertés pour les besoins de la fiction. Il lui fallait trouver un rythme susceptible de retenir l’attention du spectateur. Aucun des autres protagonistes de l’affaire Kerviel (notamment ses anciens collègues de l’équipe de trading …), n’a souhaité répondre aux questions du réalisateur au moment de l’écriture du scénario afin d’éviter d’avoir à se retrouver en porte à faux vis-à-vis du monde de la finance dans lequel ils travaillent encore, et suite à un accord écrit passé avec leur ancien employeur la Société Générale dans le cadre d’une procédure de licenciement. Christophe Barratier dit avoir également beaucoup lu sur le trading pour préparer son film. Une équipe de consultants spécialisée dans le trading (Krechendo Trading) est intervenue au moment du tournage afin que les acteurs sonnent juste lorsqu’ils jouent le quotidien d’une salle de marché. Le réalisateur dit avoir rencontré deux difficultés majeures. Il lui fallait ne pas prendre le risque d’un procès en diffamation venant de la Société Générale. Il lui fallait également ne pas nuire à Jérôme Kerviel en attente de son procès en appel.
Au final, nous avons là un film qui pourrait être qualifié de réaliste et de naturaliste s’il s’agissait d’un roman. Il est réaliste, le réalisateur s’attachant de près à un travail de décryptage de caractères qu’il n’enjolive pas. De l’avis de Jérôme Kerviel le film « est fidèle d’un point de vue psychologique, tant factuel que psychologique. C’est fidèle à ce qui s’est passé et au personnage, dans sa complexité aussi, que j’ai pu être à l’époque dans le cadre de ce métier. Je trouve que cela reflète bien ce qui s’est passé. Cela reflète bien la psychologie qui était la mienne à l’époque » (cf. le supplément au DVD avec un dialogue entre Jérôme Kerviel et Christophe Barratier, 22mn30 – 22mn45). Il est d’inspiration naturaliste empruntant à la méthodologie anciennement décrite par Émile Zola dans Le roman expérimental (1880) reposant sur un long travail d’exploration préalable de l’univers dans lequel évoluent les personnages de sorte que sont bien rendus par le film les us et coutumes qui gouvernent les salles de marché.
LE PLAN DU PROPOS
Dans une première partie, on montrera que le film recoupe une importante étude faite en sociologie des marchés financiers sur le mode de l’observation participante (Godechot, O [2009], [2001]). Seront notamment mis en évidence : (i) la hiérarchie entre les activités de marché qui rapportent de l’argent et des activités de support qui en coûtent; (ii) le recours à des méthodes d’aide à la décision controversées telles que l’analyse chartiste ; (iii) une équipe de traders qui vit repliée sur elle-même et cultive sa marginalité ; (iv) une intelligence individuelle du marché et des comportements puérils du groupe des traders ; (v) des conflits entre traders et le responsable d’équipe à propos des objectifs à atteindre et de la répartition du bonus. La seconde partie du papier permet d’envisager deux explications à la fois complémentaires et contradictoires aux dérapages de Jérôme Kerviel. En premier lieu, la sociologie (cf. Howard Becker [1963]) voit la déviance comme une activité de groupe. Les traders répondent tant bien que mal à un système d’injonctions contradictoires. Il leur faut respecter les règles fixées par leur employeur qui leur demande de ne pas spéculer versus leur hiérarchie qui leur assigne des objectifs qui ne peuvent être atteints qu’en commettant des actes délictueux au regard des règles qui gouvernent la profession.
La hiérarchie se fait complice si elle fait semblant de ne rien voir parce que cela sert ses intérêts. En second lieu, la psychologie des addictions (cf. Marc Valleur et Christian Bucher [2006], [1997]) voit le trader comme un joueur professionnel qui gagne sa vie en pariant de l’argent et mobilise pour ce faire des savoirs. Chez tous les traders, il existerait un risque de basculement vers une forme de jeu pathologique avec en bout de course le dérapage et la ruine inconsciemment souhaitée signe que la pulsion de mort est bien à l’œuvre.
LA HIÉRARCHIE ENTRE SALARIÉS ŒUVRANT SUR LES MARCHÉS DE CAPITAUX DANS LE CADRE D’UNE BANQUE D’AFFAIRES ET D’INVESTISSEMENT
L’activité bancaire repose sur deux gros segments : la banque de dépôts et la banque d’affaires et d’investissement. La banque de dépôt gère les comptes des particuliers et des petites et moyennes entreprises et les opérations qui y sont liées (la mise à disposition de moyens de paiement, l’obtention et le remboursement de crédit…). La banque d’affaires et d’investissement conseille les grandes entreprises sur le financement de leur croissance, faciliten les restructurations industrielles via les opérations de fusion /acquisition… Elle inclut un pôle d’activités sur les marchés financiers dans lequel œuvrent un back, un middle et un front office (cf. Godechot O. [2001], p. 97-102). Au front office, se trouvent les personnels qui négocient des titres sur les marchés financiers, placent l’argent de la banque et des clients… Le middle et le back office sont sur des activités de support moins prestigieuses. Le middle office regarde si les limites d’engagement prévues dans le contrat que le client (la contrepartie) signe sont respectées, si sont respectées les limites d’engagement de chaque trader, demande confirmation portant sur les opérations réalisées aux nom du client, effectue le rapprochement entre la confirmation signée par le client et les mouvements de fonds et de titres, mesure en fin de journée les profits et des pertes dus à l’activité des traders sous la forme d’un calcul dit de valorisation. Le back office est vu comme le dernier maillon de la chaîne. Il recouvre des actes administratifs et techniques : l’informatique, la comptabilisation des opérations avec les clients, la facturation, les encaissements et les décaissements…
Entre ces trois composantes, prévaut une hiérarchie qui s’explique à un premier niveau par le fait que le middle et le back viennent en appui / renfort du front office. Le front office est un client important qu’il faut servir avec célérité. Aux personnels du middle et back office, on ne demande pas de comprendre la stratégie du trader. «Kerviel affecté au middle office : Voilà le travail. Les cours sont à jour. Les traders sont contents et trader content égale trader pas chiant. Une collègue du middle office : Jérôme, il y a ton pote Keller du trading qui vient d’appeler. Il a l’air bien énervé. Kerviel : Ok, bien je le rappelle. La collègue : Non, non, il veut te voir en salle. Kerviel : En salle ? Mais qu’est-ce qu’il a encore ? La collègue : Tu crois qu’il a pris le temps de m’expliquer » (Barratier C. [2016], 5mn07 / 5mn17). La hiérarchie s’explique par le découpage qui résulte d’une vision de l’entreprise propre au contrôle de gestion en termes de centre de profit et centre de coût. Les traders rapportent de l’argent à la banque alors que le middle et le back office en coûtent. On peut penser qu’il y a là une contradiction génératrice de dysfonctionnements pour la Société Générale qui vante les mérites de son système de contrôle comme étant l’un des plus performants au monde et le traite parallèlement comme source de dépenses improductives.
La hiérarchie entre salariés se perçoit dans la façon qu’a chacun d’occuper l’espace de travail. Au cours des années 2000, la Société Générale occupe deux tours du quartier de La Défense qui comportent respectivement 36 et 37 étages. La salle des marchés est située au 21ème étage. Les demi-dieux de la finance tutoient les sommets de l’Olympe. Le middle / back office sont localisés aux étages inférieurs. La hiérarchie est perceptible dans la façon dont les traders s’adressent aux personnels du middle / back office. Elle est empreinte au mieux d’une forme de condescendance. Au pire, les insultes fusent. « Un trader : C’est toi que je viens d’avoir au téléphone ? Kerviel : Pourquoi ? Le trader : Je ne sais pas qui est l’abruti qui t’a recruté, mais écoute-moi bien : Nous, on rapporte du fric. Vous, vous en coûtez. Alors tu fais ce que je te demande comme je te le demande. Kerviel : Écoute, tu le prends comme tu veux, mais moi je sais qu’ils sont bons mes chiffres. Le trader : Et moi je te dis que c’est de la merde. Alors tu te retires les doigts du cul que j’entende le plop. Kerviel : Eh, mais trader ou pas trader, personne ne me parle comme ça. Le trader : Ah bon. Eh bien, c’est pourtant ce que je viens de faire » (Barratier C. [2016], 9mn25 / 9mn46).
LES MÉTHODES UTILISÉES PAR LES TRADERS POUR LES AIDER DANS LA PRISE DE DÉCISION
Dans son livre, Olivier Godechot fait le tour des savoirs et techniques mis en œuvre par les traders pour prendre position sur les marchés financiers (cf. Godechot O. [2001], p. 189-241) : la modélisation mathématique, l’analyse de l’information économique et le chartisme (ou analyse de graphe)… Il utilise l’expression de « bazar de la rationalité » pour évoquer l’image d’une caisse à outils dans laquelle chaque trader est libre de puiser la technique qui lui convient le mieux, celle qu’il maîtrise, celle en laquelle il croit… pour l’aider dans sa prise de décision. Le chartiste est celui qui a le regard exclusivement tourné vers le marché. Il suit des courbes qui reflètent comment la foule qui fait le marché réagit aux événements. Face à des événements similaires, la foule réagit souvent de la même façon. On gagnera contre le marché si l’on est en mesure de deviner un temps avant les autres les points de retournement des courbes qui correspondent à des revirements de l’opinion quant à la valeur d’un ou plusieurs titres : vendre avant que le cours ne chute / acheter avant qu’il ne remonte. Le chartiste déduit les cours futurs de graphiques portant sur les cours passés. On peut lui opposer l’attitude fondamentaliste pour qui le cours des titres reflète ce qui se passe au niveau des entreprises et qui implique de s’intéresser à la comptabilité, au reporting financier… Pour la théorie économique standard, les agents sont rationnels. Ils exploitent toute l’information disponible. Les variations du cours s’expliquent sur la base de ce qui se passe à l’état présent sous la forme d’informations nouvelles portant sur les entreprises, l’état de l’économie… Dans ces conditions, le cours des titres suit une marche dite au hasard au sens d’imprévisible. Personne ne peut prétendre gagner durablement contre le marché parce qu’on ne sait pas comment va évoluer le marché et partant du principe que tous les acteurs ont le même degré de rationalité et exploitent instantanément l’information présente. Pour l’économiste mainstream, le chartisme est une escroquerie qui ne repose sur aucune base scientifique. Pour autant, on va voir que la technique n’interdit pas de gagner beaucoup d’argent pour ce que l’économiste estime être des raisons fortuites.
Dans L’outsider, Jérôme Kerviel nous est donné à voir comme un chartiste : s’aidant de graphiques, il suit l’évolution des cours et le volume des transactions et repère des séquences qui se répètent au cours du temps. Dans le cas des assurances Allianz, il remarque des similitudes entre l’évolution des cours avant le 11 septembre 2001 et ce qu’il observe en août 2005 [2]. Il s’appuie sur cette observation pour fonder une anticipation de prochaine chute des cours des sociétés d’assurance. « Kerviel : Moi je te dis que le marché va gerber (sous-entendu : chuter). Le trader expérimenté : Parce qu’en plus tu te prends pour Mme Irma. Kerviel : Non, non, non. Écoute, j’ai remarqué des fluctuations bizarres sur le cours d’Allianz. Le trader expérimenté : L’assureur ? Kerviel : Ouais. Du coup, j’ai épluché les historiques et puis aussi ceux de grands groupes d’assurance. Le trader expérimenté : Et ? Kerviel : Eh bien, il se trouve que les cours d’aujourd’hui sont presque les mêmes que ceux de certaines semaines de 2001. Le trader expérimenté : Lesquelles semaines ? Kerviel : Celles qui précèdent le 11 septembre. Tu connais la suite. Le trader expérimenté : D’accord. Je ne sais pas ce que tu prends comme drogue, mais il faut que tu arrêtes très vite. Sérieux » (Barratier C. [2016], 33mn16 / 33mn44). Jérôme Kerviel est vendeur à terme à un prix défini à l’avance de titres Allianz Assurances. Il est short puisqu’il ne possède pas le titre qu’il se propose de vendre à l’échéance. Il parie sur une chute du cours du titre Allianz Insurances. Au moment du dénouement de la transaction, Jérôme Kerviel devra se procurer ce titre au cours du jour. L’opération est gagnante si le prix a baissé. En août 2005 ont lieu quatre attentats dans les transports publics de la ville de Londres qui plombent les comptes des sociétés d’assurance. Jérôme Kerviel réalise un premier gros coup engrangeant 500 000 euros de bénéfice là ou tous les autres traders de la salle des marchés perdent de l’argent.
Le film L’outsider montre qu’intervient, en plus de l’analyse de graphe et dans la décision du trader, du feeling. Au cours d’une séquence du film, Jérôme Kerviel discute avec les responsables de desk de ses objectifs futurs et de son bonus pour l’année en cours : «Un responsable : D’où cela t’es venue cette idée de jouer sur le photovoltaïque ? Fabien Keller : Il a un flair de labrador. Si tu le vois renifler un navet, tu peux être sûr que le cours du navet va flamber » (Barratier C. [2016], 54mn39). Pour gagner de l’argent à la Bourse, il suffit donc de vendre au plus haut et d’acheter au plus bas. Tout le problème est ensuite de déterminer ce qu’on entend par le plus haut versus le plus bas. Dans son livre, Olivier Godechot considère que le flair ou le feeling sont l’apanage des traders avec beaucoup d’ancienneté. Avec le temps, ils ont acquis des réflexes, disposent dans leur tête d’ordres de grandeurs qui leur disent quoi faire et à quel moment. On pense à l’image du vieux viticulteur qui sait exactement quand il faut récolter le raisin ou tailler la vigne.
UN GROUPE DE TRADERS QUI CULTIVE L’ISOLEMENT ET SE COMPLAIT DANS UNE FORME DE MARGINALITÉ
Dans l’univers de la finance, l’informatique a mis fin au marché à la criée. Autrefois, y intervenaient des agents de change qui travaillaient pour des agences de courtage concurrentes. Ils se rencontraient quotidiennement, se connaissaient, formaient une petite communauté (cf. Godechot O. [2001], p. 41-75). Dorénavant, le marché est présent devant le trader sous la forme de chiffres qui défilent sur son ordinateur. Derrière ses chiffres, on devine d’autres traders employés par d’autres banques qui passent des ordres d’achat et de vente. Ils n’ont ni identité, ni visage et le trader ne les rencontrera peut-être jamais (sauf à changer d’employeur). Les économistes hétérodoxes (cf. Keynes JM. [1936], Orléans A. [1999]) considèrent une rationalité qui se décline d’abord sous une forme stratégique : le trader s’intéresse à ce que les autres acteurs du marché pensent être la valeur du titre. Tous les traders sont dotés du même degré de rationalité. A un niveau supérieur, le trader anticipe ce que les autres traders anticipent. La récursivité infinie des anticipations implique une rationalité autoréférentielle. Le regard du trader se focalise non pas sur la situation des entreprises mais sur ce qu’en dit le marché. Placé devant son écran, le trader parie contre ou dans le même sens que le marché vu comme un agent représentatif. Il lui prête des intentions, des désirs, des pensées.
Le trader parle à son ordinateur comme à un être vivant (cf. Godechot O. [2001], p. 114-118). Dans L’Outsider, Jérôme Kerviel parie donc à l’inverse du marché sur la chute du cours du titre de la société d’assurance Allianz. Jérôme Kerviel se ronge les ongles, croise les doigts pour conjurer le sort et adresse une prière à l’ordinateur : « Vas-y, s’il te plaît » (Barratier C. [2016], 32mn40). La séance de Bourse suivante le voit se lancer, les larmes aux yeux, dans une série d’incantations face à son écran : « Casse-toi la gueule. Descends, descends. Casse-toi la gueule, putain » (Barratier C. [2016], 34mn12). Il triomphe lorsqu’ont lieu les attentats de Londres entraînant la chute des cours de titres de la société d’assurance. « Kerviel parlant à l’ordinateur / au marché : Voilà, voilà. Je le savais. Prends ça dans ta gueule. C’est bon ça. Casse bien la gueule ma chérie. Voilà. Gerbe tout ce que tu veux ma belle. Gerbe, gerbe, gerbe… Putain, j’adore ça » (Barratier C. [2016], 37mn46 / 38mn13).
Au travail, Jérôme Kerviel n’entretient des relations avec des êtres humains, qu’avec ses collègues de la salle de marchés de la Société Générale. Il y a bien sûr les gens qui travaillent au middle et au back office sauf qu’il ne les rencontre physiquement qu’occasionnellement. Les demandes du front office se font presque toujours par téléphone, mail… Les personnels du middle et back office ont peu l’occasion d’entrer dans la salle des marchés. «Keller : Bon, tu voulais quoi toi ? Kerviel : Je suis Jérôme du middle. Keller : Qu’est-ce que tu fous là si tu es du middle ? Kerviel : Bah, je ne sais pas. Tu m’as appelé alors moi je suis là. Je… Keller : Ah oui, oui, viens voir. C’est toi qui as fait cela ? Kerviel : Il y a un problème ? Keller : Non, au contraire, pour une fois qu’un type du middle nous fait gagner du temps, je voulais le rencontrer. Tu ressembles à rien, mais tu as l’air serviable toi » (Barratier C. [2016], 6mn34 / 6mn47). Confiné à la salle des marchés et restant entre soi, le groupe des traders évolue dans une forme d’isolement / marginalité par rapport au reste de la banque et au monde.
DES COMPORTEMENTS DU GROUPES DES TRADERS QUI CONFINENT A L’IMMATURITÉ
Alors que les traders sont censés incarner la rationalité économique, ils font preuve dans le quotidien d’une certaine forme d’immaturité. Dans son livre, Olivier Godechot parle du relâchement qui prévaut dans la salle de marché. L’outsider donne à voir des traders qui entre deux séances de Bourse jouent au ballon. Les conversations sont parfois vulgaires voire sombrent dans le scatologique. « Keller en pause et qui arpente la salle des marchés : Tout ce pognon qui rentre chaque jour, c’est presque lassant. Keller à un autre trader : Je te pique l’Équipe, je vais aller le lire aux chiottes. Je vais faire caca lentement, très lentement. L’autre trader : Arrête ! Un second trader : Tu sais pourquoi les Belges prennent toujours un fusil quand ils vont aux chiottes ? » (Barratier C. [2016], 35mn21). La familiarité et le relâchement s’expliquent par le fait qu’on est entre soi sous-entendu entre traders sortant des mêmes grandes écoles, naviguant dans le même milieu social et membres d’une même équipe au contour restreint… Une séquence laisse à voir un trader qui se voit imposer par les membres de son équipe un gage pour avoir essuyé une perte boursière : avaler les yeux bandés ce qu’on lui met dans la bouche qui se révèle être un poisson rouge vivant. On pense aux séances de bizutage qui avaient autrefois cours dans les grandes écoles et qui avaient pour objectif déclaré de cimenter le groupe.
Le trading est un milieu très masculinisé [3]. Fatalement, les conversations tournent autour des prouesses sexuelles imaginaires des uns et des autres comme chez les adolescents, les militaires en permission… La femme est vue uniquement comme un objet sexuel. Une séquence du film montre Jérôme Kerviel assis en fin de journée à la terrasse d’un café. Il remarque une collègue travaillant au back office à la Société Générale. La discussion s’engage avec ses collègues masculins. « Kerviel : L’autre fois, je l’ai vue avec Keller. Tu crois qu’il se l’est tapée ? Un trader : C’est un blague ou quoi ? La moitié de la salle lui est passée dessus. Kerviel : Sans déconner. Un autre trader : Ah ouais. C’est la plus grosse nympho de la Sogé mec. Kerviel : Putain, c’est dingue. On ne croirait pas. Je ne la voyais pas du tout comme cela. Un trader : Au dernier séminaire à Djerba, je l’ai démontée. Un autre trader : A la dernière soirée chez Ben, un carnage, elle était insatiable. Kerviel : Elle me mate, elle me mate… Le trader : Jérôme, t’es con ou quoi ? Bien sûr qu’elle te mate … Le trader : Mais t’es con ou t’es con. Je te dis que les traders, elle adore ça. Elle attend que çà. Kerviel : Genre là, j’y vais. Le trader : Tu as tapis rouge là. Fonce… Kerviel part tenter sa chance. Le trader à un de ses collègues : Regardez, regardez. Je l’ai chauffé sur Sofia. Je lui ai fait croire que c’était une pute. Kerviel revient après avoir pris le contenu d’un verre de bière en pleine figure : Ah, les gros bâtards. Putain, vous êtes vraiment trop cons » (Barratier C. [2016], 41mn10-43mn24).
Plusieurs séquences de film tournent autour de sorties hebdomadaires qui s’imposent aux membres de l’équipe de trading. Les traders se retrouvent dans un bar topless à boire du champagne millésimé (et donc pas n’importe quel alcool) entourés de danseuses aux seins nus. Sexualité et alcool font bon ménage. Le responsable de desk Adrien Keller y voit là un moyen de faire retomber la pression qui entoure le trader dans l’exercice de son métier. Les traders sont en compétition sur la répartition du bonus et dans le même temps, ils sont censés travailler ensemble et être solidaires du résultat de la salle des marchés. Il faut bien trouver un moyen pour ressouder l’équipe et un exutoire. Une seule séquence laisse entrevoir un courtier indépendant qui ingurgite de la cocaïne, façon pour le réalisateur de montrer une des réalités de la profession.
CONFLITS ET NÉGOCIATIONS ENTRE TRADERS ET RESPONSABLE DE DESK SUR LES OBJECTIFS A RÉALISER ET LE BONUS INDIVIDUEL
Dans son livre, Olivier Godechot parle de la gouvernance de la salle des marchés (cf. Godechot O. [2001], p. 152-167). L’auteur décrit des négociations annuelles imbriquées les unes dans les autres. Le responsable de la salle des marchés négocie d’abord avec les dirigeants de la banque le profit à réaliser par la salle des marchés pour l’année en cours et la part du profit qui servira à rétribuer la salle des marchés. Le responsable de la salle des marchés négocie ensuite avec chaque responsable l’objectif du desk. Sont pris en compte les types de produits dont sont porteurs les desks, lesquels sont plus ou moins complexes, le caractère plus ou moins concurrentiel des marchés sur lesquels évoluent les desks… toutes ces choses qui rendent l’atteinte de l’objectif plus ou moins facile. L’objectif du desk est ensuite divisé en sous-objectifs que devra chercher à atteindre chacune des personnes travaillant pour le desk. Concernant le bonus, chaque chef de desk a une enveloppe qu’il répartit entre les membres de son équipe en tenant compte de ce qu’il estime être le mérite de chacun d’eux. Il se rémunère sur la partie restante.
Le film L’outsider relate la première négociation entre Jérôme Kerviel et son chef de desk. En 2006, Kerviel réalise 12 millions de résultat pour un objectif de 5 millions d’euros. Il en sera quitte pour faire 12 millions de résultat au cours de l’année 2007. Intervient ensuite la négociation sur le bonus qui se conclut sur 60 000 euros qui constituent la part variable de la rémunération de Jérôme Kerviel : 0,5% du total des profits que Jérôme Kerviel a réalisés pour le compte de la Société Générale. L’échange est inégal. Les traders n’ont pas connaissance du montant de l’enveloppe mise à disposition du chef de desk. A la Société Générale, les traders ne sont d’ailleurs pas autorisés à communiquer sur leur bonus respectif. Il s’agit là d’une faute professionnelle qui peut leur valoir le licenciement. Olivier Godechot note que : « La situation de chef de desk est très stratégique dans la chaîne de distribution du bonus. Car celui-ci peut, par diverses manières, à la fois gagner une part importante de bonus en négociant avec son chef de salle plus habilement que les autres chefs de desk la fixation des objectifs, mais aussi parce que ce dernier peut s’approprier de multiples façons les profits engendrés et dévolus à ses opérateurs» (cf. Godechot O. [2001], p. 157). De fait, tout ce qui n’est pas distribué aux traders est pris par le chef de desk. La part de Kerviel est donc minorée pour permettre à son chef de desk de gagner plus.
Intervient l’année suivante une seconde négociation entre Jérôme Kerviel et son chef de desk. Jérôme Kerviel annonce 55 millions de résultat pour un objectif de 12 millions d’euros. Parallèlement, il a une proposition pour aller travailler à Wall-Street. Pour le chef de desk, il s’agit d’éviter de le laisser filer chez un concurrent. «Un des responsables hiérarchiques de Kerviel : Tes résultats sont 10 fois supérieurs à ceux de tes petits camarades. Alors laisser partir un type qui fait 55 millions de chiffre par an, c’est limite une faute professionnelle » (Barratier C. [2016], 1h21mn). Jérôme Kerviel demande 600 000 euros de bonus. Sa direction ne lui accorde que 300 000 euros. Parallèlement, on lui propose de devenir chef de desk. On est tenté de voir le verre à moitié plein avec 400% d’augmentation de la part variable versus le verre à moitié vide avec une part du bénéfice attribué à Jérôme Kerviel qui reste stable (0,5%). De l’avis du trader expert qu’est Fabien Keller « 300 000 euros pour un résultat de 55 millions, c’est une blague. C’est un bonus de millions au bas mot. Tu te rends compte combien eux, ils vont se goinfrer sur ta gueule ? » (Barratier C. [2016], 1h22mn). Dans son livre, Jérôme Kerviel explique qu’au cours de cette même année 2007, son responsable direct a touché un bonus de 700 000 euros alors que le responsable de l’ensemble de la salle des marchés engrangeait un bonus de plus de 2 millions d’euros. Conclusion que nous empruntons à Olivier Godechot qui fait parler un trader dans le cadre de son enquête de terrain : « Les gens sont là pour l’argent et ils sont pas là pour… Ils donnent jusque ce qu’il faut pour que tu sois content et que tu ne sautes pas non plus au plafond, mais ils donnent aussi juste ce qu’il faut pour pas avoir de problèmes » (cf. Godechot O. [2001], p. 157).
L’APPORT DE LA SOCIOLOGIE : LA DÉVIANCE VUE COMME UN PROCESSUS OU COMMENT ENTAMER, PUIS PROLONGER UNE CARRIÈRE D’OUTSIDER (les travaux de Howard Becker [1963])
Le titre du film comprend une référence implicite au titre du livre d’Howard Becker Outsiders : étude de sociologie de la déviance [1963] sans que l’on sache si le réalisateur Christophe Barratier l’a lu et s’en est inspiré. Pour Howard Becker, la déviance intervient lorsque l’individu transgresse une norme, une règle, une loi… qui régule les comportements du groupe social dont il fait partie. Howard Becker voit la déviance comme un processus. L’individu est initié à la transgression par plus expérimentés que lui. A supposer que la personne en retire un bénéfice… intervient éventuellement une seconde phase qui voit l’individu faire de la déviance un trait régulier de comportement. Il apprend notamment à gérer les ennuis que pourrait lui valoir sa déviance, à les éviter… La sociologie d’Howard Becker se veut interactionniste étudiant « toutes les parties engagées dans une situation ainsi que leurs relations ». Howard Becker nous demande de nous intéresser au travail de construction de la règle… et donc aux prescripteurs qu’il appelle les entrepreneurs de morale. Il nous demande de regarder la façon dont le groupe se comporte quand il prend conscience qu’une règle est violée par un de ses membres. Plusieurs configurations sont envisageables : (i) L’individu peut suivre la règle ; (ii) Il peut la transgresser ; (iii) Il peut suivre la règle et être accusé à tort d’avoir violé la règle ; (iv) Il peut la transgresser et ne pas être pris ; (v) Il peut transgresser et être pris la main dans le sac. L’absence de réaction s’explique par le fait que la transgression sert objectivement les intérêts du groupe. Dans Outsiders, Howard Becker parle d’étiquetage de la déviance. Toutes les transgressions ne sont pas forcément découvertes. Le groupe ne réagit pas systématiquement à toutes les formes de déviance. Tous les écarts de conduite ne sont pas rapportés à l’opinion publique. Pour qu’une personne soit considérée comme déviante aux yeux du grand public, il faut que quelqu’un s’en aperçoive et ait intérêt à crier au voleur. La personne devient ensuite stigmatisée : elle ne pourra plus reprendre son activité à la même place et dans des conditions normales.
UNE EXPLICATION DE MALVERSATIONS DE JÉRÔME KERVIEL PAR LA SOCIOLOGIE DE LA DÉVIANCE.
L’initiation de Jérôme Kerviel à la déviance s’opère par contact avec un trader plus expérimentés : son supérieur hiérarchique. Dans sa communication à destination des clients, la Société Générale se défend de spéculer sur les marchés de capitaux et encore moins avec son propre argent. Elle réalise des opérations à la demande des clients plaçant leur argent. Toutefois et en interne, la banque tolère que ses propres traders spéculent a minima avec l’idée de se refaire lorsqu’ils se font arbitrer. Une séquence montre Fabien Keller initiant Jérôme Kerviel à la spéculation en compte propre violant de façon parfaitement consciente les règles que la banque demande pourtant à ces traders de respecter : « Kerviel : Je me suis fait arbitrer. Il y a 100 000 en fumée. Keller : Bon, tu te calmes, tu respires…. Kerviel : Ah je respire, t’es marrant et on fait quoi après ? J’ai respiré là. Keller : Après tu rembourses. Kerviel : Comment ça, je te rembourse ?… Kerviel : T’as pris 1000 euros stocks. C’est qui le client en face ? Keller : Il n’y a pas de client en face… Kerviel : Attends, comment ça, il n’y a pas de client en face ? Tu le sors d’où le fric ? Keller : Des caisses de la banque. Assis-toi, tu vas comprendre. Je spécule sur la hausse ou la baisse du marché. Si je pense qu’il va monter, j’achète. Si je pense qu’il part à la cave, je vends. Ça s’appelle un spiel (le jeu en allemand).Kerviel : Attends, tu es sûr de ton truc ? Keller : Non, c’est à qui est bon. Allez. Plus ça monte, plus je les revends cher et plus je me fais du fric. Kerviel : Oh la vache, ça monte là. Attends, tu as eu une info ? Keller : Non, juste du feeling …. Keller : Eh bien voilà, tu viens de faire ton premier spiel. Kerviel : Ouah, c’est bonnard ton truc là. 100 000 balles en moins de 10 minutes. Keller : Ouais, tu pouvais aussi les perdre en moins de 10 minutes. Kerviel : En tous cas, merci, je t’en dois une. Keller : Non, non, de rien, dans la catégorie, faut pas la faire, mais on le fait quand même, c’est un grand classique. Kerviel : T’en as d’autres des comme ça ? Dans ta catégorie là… ? Pff (soupir d’aise de l’acteur)… 100 000 balles ! » (Barratier C. [2016], 28mn34 / 30mn14).
La déviance suppose une défaillance des organes de contrôle de la banque dont on ne sait pas si elle est voulue ou au contraire involontaire. La banque entend maîtriser les prises de position de ses traders quand ils spéculent. Elle prescrit une limite d’engagement qui s’applique à chaque desk. En 2006-2007, elle était de 125 millions d’euro. La limite porte sur le volume de placements réalisés par le desk sur les marchés et non sur un volume des pertes potentielles lequel est nécessairement inférieur. La limite du desk se décline ensuite sous la forme d’une limite qui incombe à chaque trader et qui tient compte de son expérience, de ses résultats… En 2006, Jérôme Kerviel avait le droit de placer 1 million d’euros. Enfin, les engagements de traders sont dits intradays. A la fin de la journée, il faut que les engagements d’achat ou de vente soient dénoués par une opération en sens contraire de façon à sortir le risque du bilan de la banque. Dans son livre L’engrenage, Jérôme Kerviel explique que tous les chefs de desk ont connaissance en temps réel de qui a dépassé ses limites d’engagement et de l’ampleur de ce dépassement. L’information apparaît directement sur leur écran d’ordinateur. Le chef de desk peut décider de tout bloquer sur le modèle du distributeur automatique de billets face à un client au compte non-approvisionné et qui a dépassé le découvert autorisé.
Une maîtrise par Jérôme Kerviel des systèmes d’information qui lui permet de masquer ses prises de positions illégales[4]. La déviance entraînant si elle est découverte au minimum la réprobation et éventuellement une sanction, il faut être en mesure de cultiver le secret si on la pratique. Jérôme Kerviel a commencé sa carrière à la Société Générale en se voyant affecté au middle office. Promu au front office, il dispose d’une connaissance des systèmes de contrôle de la banque : une disposition qui va le servir lorsqu’il s’agira pour lui d’enfreindre la règle sans se faire prendre. La vision du film L’outsider et la lecture du livre L’engrenage permet par recoupement d’informations la construction d’un tableau qui fait le point année après année sur les objectifs assignés à Jérôme Kerviel par sa hiérarchie, ses résultats déclarés et effectifs, ses limites d’engagement et les niveaux d’engagement qu’il lui a fallu déployer pour parvenir à dépasser les objectifs.
Date | Limite d’engagement | Volume d’engagement | Objectifs | Résultat réel | Résultat déclaré à sa hiérarchie |
2005 | 1 million | 15 millions | 3 millions | 5 millions | 5 millions |
2006 | 3 millions | 45 millions | 5 millions | 20 millions | 12 millions |
2007 | 3 millions | Au minimum deux fois 30 milliards | 12 millions | 1,5 milliards | 55 millions |
2008 | 3 millions | 50 milliards |
Pourquoi Jérôme Kerviel ne déclare-t-il à sa hiérarchie que 55 millions d’euros de gains pour l’année 2007 alors qu’il a réalisé 1,5 milliards de résultat ? Jérôme Kerviel est pris dans un tissu de contradictions. S’il déclare la totalité de ses gains, il percevra un bonus plus conséquent. Dans le même temps, il verra ses objectifs pour l’année suivante rehaussés par sa hiérarchie. Il devra renouveler l’exploit. Par le biais de quel mécanisme Jérôme Kerviel parvient-il à masquer une partie de son résultat à sa hiérarchie ? Au quotidien, Jérôme Kerviel entre ses transactions dans la base de données. Pour masquer son résultat, il lui suffit d’entrer de fausses informations dans la base de données à laquelle il a accès. Fin 2007, Jérôme Kerviel a gagné 1,5 milliards d’euro. Dans la base de données, il enregistre 1,45 milliards d’euros d’endettement de la Société Générale auprès d’une contrepartie fictive ou mal renseignée. En 2007, son compte de trader indique un solde positif de 55 millions d’euros. Une contrepartie mal renseignée ou qui n’existe pas signifie que la transaction reste en attente de traitement dans la base de données pendant quelques semaines. Au bout de trois semaines, l’ordinateur conclut à une erreur de saisie.
La transaction fictive est effacée automatiquement. En 2008, son objectif annuel aurait dû être logiquement de 55 millions d’euros. Ayant mis de côté 1,45 milliards d’euros qui réapparaissent en 2008, il sait qu’il a déjà réalisé son objectif avant même que l’année ne commence. « Keller : astuce numéro 2 : Le carpet. Une noisette là, c’est 1 million d’euros. Imagine qu’on te demande d’en gagner cinq sur l’année. Tu cartonnes et en octobre, tu as déjà fait tes cinq barres. Ok ? Objectif rempli. Tout ce que tu vas gagner en plus. Mettons trois. Si tu les déclares, c’est pas cinq qu’on va te demander l’année d’après. C’est huit. Si tu veux être peinard, ces trois-là, tu les mets en réserve sous le tapis. Kerviel : Oh, ok j’ai compris le carpet. Keller : Et tu démarres l’année d’après tranquille avec trois millions d’avance » (Barratier C. [2016], 30mn33 / 31mn13). Enfin comment est-il possible pour un trader de s’engager sur les marchés de capitaux pour 50 milliards d’euros en 2008 alors qu’il n’est autorisé à le faire par son employeur que pour 3 millions d’euros ? Lorsqu’un trader investit 50 milliards d’euros sur les marchés de capitaux, cela ne signifie pas que 50 milliards d’euros sortent des caisses de la banque. Il n’y a de sortie d’argent que pour un montant qui correspond au dépôt de garantie et sur les appels de marge qui découlent de la nécessité pour un investisseur de provisionner lorsqu’il subit une perte journalière. Jérôme Kerviel plaçant 50 milliards d’euro sur les marchés, il estime au préalable le montant des pertes potentielles qu’il encourt avec ce type de placement. Les modèles mathématiques lui prédisent un maximum de 3% de perte en capital : 1,5 milliards d’euros qui correspondent au résultat réalisé en 2007 qu’il a mis de côté après avoir sciemment omis de le déclarer auprès de sa hiérarchie. Au pire, il se retrouvera donc en position équilibrée. Supposons que ces 50 milliards d’euros aient servi à acheter des titres. Dans la base de données, il lui faut rentrer une transaction fictive en sens contraire qui porte sur la vente de titres pour 50 milliards d’euros. Le solde du compte de Jérôme Kerviel apparaît comme étant nul.
La banque préfère fermer les yeux sur les agissements de ses traders tant que ceux-ci lui rapportent de l’argent. Entrant à la Société Générale, Jérôme Kerviel assiste comme tous les nouveaux salariés embauchés au discours de bienvenue de l’as du trading Jean-Pierre Kaplan (Jean-Pierre Mustier responsable du compartiment marché à la Société Générale et qui aurait dû remplacer Daniel Bouton à la tête de la banque s’il n’y avait pas eu l’affaire Kerviel). « La Société Générale est devenue le numéro 1 mondial des activités de marché. Vous avez été engagés pour votre capacité à être performants ensemble… Entrer à la Société Générale, c’est rejoindre les meilleurs parmi les meilleurs… Car nous devons devenir encore plus numéro 1 que numéro 1… Nous devons viser plus haut, toujours plus haut. Nous vous souhaitons la bienvenue mes chers collègues avec une dernière recommandation : sortez des sentiers battus. Comptez sur moi. J’y veillerai » (Barratier C. [2016], 2mn48 / 3mn38). La dernière phrase vaut comme une invitation implicite à désobéir aux règles de bonne conduite qui encadrent les marchés financiers. Dans son livre, Jérôme Kerviel avance l’idée que la hiérarchie est complice au travers du système de management qu’elle instauré et qui pousse les traders à la faute. « La vérité… tenait en une formule : l’existence de zone grise à l’intérieur d’une salle des marchés, à savoir, la connaissance de certaines pratiques par la chaîne hiérarchique qui sans les valider, ni les interdire, laisse par un accord tacite les subalternes agir hors des limites habituelles » (Kerviel J. [2010], p. 158).
Chez les traders, le bonus est la composante principale de la rémunération devant le salaire. Son montant dépend de la capacité du trader à dépasser l’objectif imparti par son chef de desk. Lorsque le trader améliore sa performance, il voit automatiquement ses objectifs (et donc sa prise de risque) rehaussés d’une année sur l’autre. « Le responsable du desk : Jérôme, c’était quoi son objectif pour 2006 ? Son adjoint : 5 millions. Le responsable du desk : Combien il a gagné ? Son adjoint : Un peu plus de 12. Le responsable du desk : Une vraie cash machine (comprendre un distributeur de billets)… Bon, tu connais la règle. Tu as fait 12 millions en 2006. Combien tu dois faire en 2007 ? Combien ? Kerviel : Bah, 12 millions. Le responsable du desk : J’aime les gens qui comprennent vite. Kerviel : Attendez, Attendez, vous connaissez les risques que j’ai pris avec les spiels pour faire les 12 barres… Le responsable du desk : Ca, ce n’est pas MP, c’est TP. Kerviel : Quoi ? Le responsable du desk : Ce n’est pas Mon Problème. C’est Ton Problème. Tu n’avais qu’à être moins bon. Maintenant, il faut reproduire » (Barratier C. [2016], 55mn51/ 56mn11). Le chef de desk met l’accent sur les résultats. Il feint d’ignorer les moyens employés par le trader pour y parvenir. Cherchant à faire gagner de l’argent à son employeur, le trader est sur une ligne de crête qui marque la frontière entre ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas… Du côté de la hiérarchie, le meilleur moyen de ne pas savoir, c’est encore de ne pas s’interroger sur l’origine de gains inatteignables en temps normal au regard des limites d’engagement dévolues à chaque trader. Tant que Jérôme Kerviel fait gagner beaucoup d’argent à son employeur, on le félicite, l’encourage, le cite en exemple. Il est valorisé dans la course à la performance. On parle même « d’industrialiser sa stratégie » : en faire un modèle et demander aux autres traders de s’inspirer de cette façon de faire. Sa hiérarchie revoit à la hausse ses objectifs. Au-dessus de la performance, il y a l’exploit. Comme dans le cyclisme professionnel, l’exploit n’est possible et renouvelable qu’en enfreignant les règles et en s’enfonçant dans le mensonge institutionnalisé.
UNE EXPLICATION DES MALVERSATIONS DE JÉRÔME KERVIEL PAR LA PSYCHOLOGIE DES ADDICTIONS
Avec ce paragraphe, il s’agit de prendre au sérieux l’expression passée dans le langage courant « Jouer à la Bourse » (cf. Suchère T. [2014]) : appréhender les traders pour ce qu’ils sont… des joueurs professionnels pris au sens de personnes qui gagne leur vie en pariant de l’argent avec un risque toujours présent de basculement dans la peau d’un joueur à problème ou dit compulsif. Dans le film, les traders ne parlent d’ailleurs pas de spéculation. Au mot de spéculation, ils préfèrent celui de spielqui désigne le jeu en allemand. Jérôme Kerviel s’est toujours défendu d’avoir confondu la spéculation sur les marchés financiers avec le jeu d’argent. « Non je ne faisais pas ce travail parce que j’étais un joueur dans l’âme, âpre aux gains et dérangé intellectuellement » (Kerviel J. [2010], p. 155). Dans le même temps, le vocabulaire qu’on trouve aussi bien dans le livre que dans le film et les expériences qu’ils relatent sont autant d’indices, de symptômes que l’activité du trader relève parfois des jeux d’argent sous sa forme pathologique quand bien même il ne se l’avouerait pas.
Chez le joueur pathologique, le jeu forme le cœur de l’existence. Trader, Jérôme Kerviel donne tout son temps à la Société Générale, travaillant de 12 à 15 heures par jour. Dans le film L’outsider, on le voit arriver tôt le matin vers 7 heures dans un quartier de La Défense encore désert. Il lit la presse et paramètre son ordinateur. A 9h00, s’ouvre la séance à la Bourse de Paris et qui se clôt vers 17h30. Jérôme Kerviel ne prend pas le temps de déjeuner : un sandwich fait l’affaire. La Bourse de Paris fermant ses portes, sa journée n’est pas finie. Wall-Street prend le relais. La journée se termine vers 22 heures. L’enquête policière a montré que Jérôme Kerviel n’avait pris que 4 jours de congés au cours de l’année 2007. Dans son livre L’Engrenage, Kerviel recourt au terme d’addiction. Il parle de la salle de trading comme le toxicomane parle de sa drogue : un enfer dans lequel il est tombé et que paradoxalement il aime. Avec le temps, Jérôme Kerviel est devenu accro. Il en résulte une incapacité de s’extraire / sortir de cet enfer. Suite à la découverte de ses malversations, sa direction lui signifie donc son renvoi. « Kaplan : Bon bah, c’est fini Jérôme tu peux rentrer chez toi. Ne reviens pas demain. On te tiendra au courant. Et surtout, ne parle à personne de ce que tu sais. Kerviel : Si lundi, le marché remonte de deux points, cela me remet à zéro. S’il remonte de quatre, juste de quatre, je gagne 1 milliard. Kaplan : Arrête. Kerviel : Vu la volatilité en ce moment, faut surtout pas déboucler. Kaplan : Jérôme, arrête. Kerviel les yeux hallucinés : J’ai jamais débouclé perdant, jamais. Allez, je reviens demain. Je reviens demain ? » (Barratier C. [2016], 1h46mn44 / 1h47mn14).
Chez le joueur pathologique, gagner de l’argent n’est pas une fin en soi. La Société Générale n’a jamais pu prouver que les malversations de Jérôme Kerviel lui avaient permis de s’enrichir. Chez le joueur pathologique, la situation de jeu génère une gamme élargie de sensations fortes qui passe avant l’argent et qu’il va chercher à éprouver encore et encore en rejouant plus que de raison : le plaisir, le grand frisson, le sentiment de toute puissance… A la Société Générale, la hiérarchie parlait de Jérôme Kerviel comme d’une bonne gagneuse : un vocabulaire qui relève de l’univers de la prostitution. Mais à l’inverse de ce que disent les prostitués, Jérôme Kerviel prend du plaisir dans l’exercice de son métier. Dans l’œuvre de Freud, on trouve un texte sur le roman de Dostoïevski [1867] Le joueur. Le jeu pathologique y est décrit comme substitut à la masturbation. Parmi les principes autour desquels s’organisent les jeux, le sociologue Roger Caillois [1958] évoque l’ilinx ou sensation de vertige que l’on éprouve dans les sports de glisse, en escalade…. Le vertige ou frisson est celui provoqué par la vue de sommes astronomiques que le joueur parie dans les casinos. Dans le film L’outsider, on parle des résultats de Jérôme Kerviel comme ayant atteint en 2007 un « niveau stratosphérique » : il a réussi à dépasser de 150 fois l’objectif qui lui était imparti par sa hiérarchie. « Un trader : Sur le plateau, on t’appelle tous le messie. Kerviel : Eh, tu veux pas être mon apôtre ? Un trader : Ca dépend si toi tu continues à multiplier les bonus… Kerviel : Ça va, j’ai fait mon année. Un trader : J’ai fait mon année, tu me fais rire. Il y en a qui mettent 10 ans à faire ton année » (Barratier C. [2016], 1h14mn). Chez le joueur pathologique, il y a quelque chose qui renvoie au désir / fantasme infantile de toute puissance. « Kerviel : Moi, j’ai envie de tenter un truc. Le courtier indépendant : Quoi ? Kerviel : J’ai envie de taper le milliard. Pourquoi tu rigoles ? Pourquoi tu rigoles ? Le courtier indépendant : Le milliard, t’es sérieux ? Kerviel : J’ai déjà fait 500 barres. Il suffit de refaire le même coup. Le courtier indépendant : Ouais, avec les mêmes risques ? Ça, tu n’y as pas pensé par contre. Kerviel : Ça te fait peur ? Le courtier indépendant : Non. Non, non, ça ne me fait pas peur. Au contraire, cela me fait bander. Tu sais pourquoi. Parce que cela va leur montrer la puissance Kerviel. Kerviel : Ou l’inconscience ?» (Barratier C. [2016], 1h16mn).
Chez le joueur pathologique, il y a un désir largement inconscient et mortifère d’être sévèrement puni en perdant tout ce qu’il a gagné. Aux États-Unis, le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) insiste sur l’idée d’une ruine probable du joueur pathologique. Dans la salle de trading, le spiel est là pour permettre au trader de regagner ce qu’il a perdu dans le cadre de ses activités officielles comme si le fait de rejouer pouvait aider à sortir des difficultés nées du jeu. Le joueur joue des sommes croissantes avec l’idée de se refaire. On reconnait là le principe de la martingale. Le fait de devoir augmenter la mise peut aussi s’expliquer parce que telle est la condition pour que le joueur pathologique devenu un addict en vienne à éprouver le même niveau de plaisir. Dans le cas de Jérôme Kerviel, on voit ses niveaux d’engagement et donc ses niveaux de risque sur les marchés financiers grimper et exploser de 15 millions d’euros à 50 milliards d’euros en moins de 4 ans. Devant les difficultés nées du jeu, le joueur pathologique est tenté d’enfreindre les règles, la loi… pour s’en sortir. Il se fait délinquant. Jérôme Kerviel dépasse ses limites d’engagement sans autorisation préalable de sa hiérarchie et introduit de fausses informations dans la base de données de la Société Générale pour masquer ses prises de risque. Enfin, vient le moment inéluctable de la découverte des malversations. Pris par sa passion, le joueur pathologique n’hésite pas à risquer sa situation professionnelle, sa vie familiale…
Dans leurs écrits, les psychiatres Marc Valleur et Christian Bucher [2006] [1997] évoquent l’hypothèse ordalique pour expliquer ce qui se trame dans le jeu dit pathologique. Au Moyen Âge, l’ordalie désigne le jugement de Dieu au cours duquel une personne demande à Dieu la preuve de son innocence face à un crime en se soumettant à une épreuve dangereuse pour son intégrité physique : marcher sur des charbons ardents, tremper sa main dans de l’huile bouillante… Dans nos sociétés contemporaines, l’hypothèse ordalique permet de comprendre que des individus adoptent des conduites dangereuses à répétition. L’épreuve est là pour répondre à une question : le droit ou non de vivre. On est proche du suicide et dans le même temps, on s’en écarte dans la mesure ou l’individu s’en remet pour répondre à cette question au destin ou au hasard qui peut lui être favorable. Lorsque le scandale éclate, Jérôme Kerviel choisit de se cacher pour échapper au cirque médiatique. Pendant un temps, la presse laisse planer l’idée qu’il se serait suicidé comme si cela allait de soi. Luigi Casu (Lulu dans le film) travaillait dans la même salle de trading que Jérôme Kerviel. En 2007, le service de contrôle de la Société Générale découvre qu’il a subi des pertes (20 millions d’euros) et dépassé ses limites d’engagement (9 millions d’euros). Les pratiques sont similaires, mais on est loin de scores recensés dans le cas de Jérôme Kerviel. Luigi Casu est licencié. L’affaire se termine par son suicide. Luigi Casu s’est jeté dans le vide depuis une passerelle pas loin du siège de la Société Générale laissant derrière lui une femme et deux enfants. En Droit français, il existe un principe d’exception de jeu qui veut qu’on ne puisse faire appel à la justice pour le paiement d’une dette de jeu. Les dettes de jeu sont réputées être des dettes d’honneurs : elles reposent sur le respect de la parole donnée. Luigi Casu a choisi de laver son honneur en se donnant la mort, faisant écho à la citation de Shakespeare « Celui qui meurt paie toutes ses dettes » (in W. Shakespeare [1611] La Tempête cité par Christophe Barratier dans L’outsider et dans lequel il est dit abusivement qu’il s’agit d’un passage de la Bible).
CONCLUSION : QUEL EST LE POIDS DE LA FICTION ÉCONOMIQUE DANS LE DÉBAT PUBLIC SUR LA FINANCE ET LES SCANDALES FINANCIERS ?
Le film de Bourse véhicule des idées sur la finance. Il aide le grand public à penser son rapport à l’univers du trading, aux banques, au monde de l’argent. Nous pensons qu’il y contribue beaucoup plus efficacement que les articles publiés dans les revues universitaires et portant sur le même sujet (ceux des économistes, sociologues…) pour au moins deux raisons : (i) le film bénéficie d’une diffusion massive sur grand et petit écran à l’inverse des articles scientifiques dont le destin est de n’être lus que par quelques spécialistes ou happy few. Il n’y a que le journaliste spécialisé sur les questions économiques et qui travaille aux actualités télévisés à une heure de grande écoute qui puisse lui être comparable en termes d’impact ; (ii) Le film suscite, en plus de la réflexion (on pense à la discussion en famille ou entre amis qui suit la projection), des affects qui renforcent la prégnance du message qu’il est censé véhiculer. Restent quelques questions générales indécidables dans le cadre de la conclusion de cet article. Un film ne rencontre son public que par l’intermédiaire d’une critique qui fait qu’il est vu ou pas. Tous les films de Bourse comportent une charge fortement critique. A leur manière, ils participent d’un débat public avec pour enjeu ce qu’il convient de faire avec la finance : laisser-faire / tenter de réguler / interdire la spéculation et donc fermer les portes des Bourses de valeurs. Mais qu’une idée s’impose dans l’opinion de façon majoritaire ne suffit pas nécessairement pour que des décisions soient prises par les pouvoirs politiques et économiques qui ont beau jeu de faire valoir l’immaturité de l’opinion, son absence de qualification sur des questions complexes qu’il convient de laisser aux seuls spécialistes.
L’outsider est un exemple de film de Bourse parmi d’autres. Ce filmparticipe d’un débat public sur la finance et ses pratiques. Notre article fait ressortir le sérieux du film qui entre ainsi dans la catégorie des savoirs (distincte d’une science) : une manière de prendre position sur un objet (la finance) qui mérite qu’on s’y arrête du point de vue de la connaissance qu’elle nous apporte. Il offre une bonne illustration d’observations faites ailleurs en sociologie des marchés financiers. La banque qu’il nous donne à voir pourrait être n’importe quelle grande banque. Il offre un plus par rapport aux films déjà existants. Le réalisateur, les acteurs… sontfrançais. L’outsider sort après une série de films venant des États-Unis (cf. Wall-Street (1987), Margin Call (2011), Le loup de Wall Street (2013), The Big Short (2015)..). Le spectateur n’est plus renvoyé à l’exotisme, à une réalité lointaine… Il montre que la finance de marché a conquis le monde et qu’il ne reste plus à la marge que quelques rares particularités locales. Jérôme Kerviel ressemble à ses confrères américains, l’enrichissement personnel et le côté démonstratif en moins. Le film nous le montre propriétaire d’un deux pièces payé 200 000 euros, venant au travail en transport en commun… !
Est-ce que L’outsider relance cet autre débat sur l’affaire Kerviel ? En 2007, la Société Générale perd plus de 2 milliards d’euros dans la crise des subprimes. Une enquête interne révèle des dépassements de sa limite d’engagement par Jérôme Kerviel qui a fait gagner à son employeur 1,5 milliards d’euros. Pour la direction de la banque, il s’agit d’une bonne nouvelle au milieu de catastrophes. Les responsables de la banque font savoir à Jérôme Kerviel qu’ils ne peuvent pas faire autrement que de le licencier. Compte tenu de ses résultats, il n’aura pas de mal à être recruté par une autre banque. L’histoire de Jérôme Kerviel aurait pu rester du domaine privé. Sauf que dans ce contexte de crise financière, le gouverneur de la banque de France demande aux banques françaises un rapport sur leurs engagements. Dans le cas de la Société Générale, le rapport fait apparaitre une violation des règles de prudence : le fait qu’un de ses traders ait pu engager 50 milliards d’euro ou deux fois le montant des fonds propres de la banque. Une fois communiquée, cette information est de nature à faire réagir fortement les marchés financiers. Commence alors véritablement l’affaire Kerviel qui change d’ampleur. De privé, elle devient publique. Gérant sa communication, la direction de la banque décide de servir un coupable aux médias en mal de faits divers susceptibles de faire vendre du papier. Le 24 janvier 2008, La Société Générale fait un communiqué dans lequel elle annonce avoir été victime d’une escroquerie, qu’il s’agit là d’un fait exceptionnel et isolé puisqu’on a pu identifier le fautif. Ce dernier a reconnu les faits. Il a été licencié. Le lendemain, la banque donne un nom. Le sujet du film a donc déjà été largement exposé dans d’autres médias. On est dans un scandale financier : quelque chose avec une large ampleur de type national et qui aurait pu autrefois mobiliser l’opinion publique, voire faire vaciller des gouvernements (les précédents que constituent l’affaire du canal de Panama, l’affaire Stavisky…) (cf. De Blic D. [2003]). Or dans sa thèse, le sociologue Damien de Blic montre que le scandale financier ne mobilise plus aujourd’hui les foules parce qu’on sait que l’État va venir au secours de la banque pour éviter un risque de contagion systémique et parce que la note sera in fine payée par le contribuable de sorte qu’il devient difficile d’identifier un perdant qui n’est plus l’épargnant et qu’elle est rendue presque indolore. Lorsqu’une entreprise est victime d’une escroquerie, elle bénéficie d’une remise d’impôts. En 2008, la Société Générale s’est vu accorder 2 milliards de crédit d’impôt. Le crédit d’impôt intervient avant même qu’ait eu lieu le procès qui vise à mesurer la responsabilité des parties-prenantes de l’affaire.
Le film L’outsider parait sur nos écrans au moment ou s’ouvre le troisième jugement en appel opposant Jérôme Kerviel à la Société Générale sur la question du montant des dommages et intérêts. La direction de la banque sait l’impact que ce film peut avoir sur l’issue de la procédure. Elle se fend donc d’un communiqué de presse rédigé par son PDG de l’époque Daniel Oudéa (Le Figaro du 16/06/2016). La lettre fait référence à des manières de voir éloignées à la fois de la réalité et de ce qu’aurait montré le premier procès. Le PDG Frédéric Oudéa parle de personnes (réalisateur, scénariste…) qui méconnaissent à la fois les métiers et l’univers de la banque et donc qui ne seraient pas qualifiées / habilitées à en parler. La lettre fait également référence au travail des services juridiques et de communication chargés de protéger l’image de la banque. Le PDG constate qu’il n’a malheureusement pas les moyens juridiques de s’opposer à la diffusion de ce film. L’outsider évite malheureusement le sujet qu’il est censé porter. Dans le film, Fabien Keller est le mentor de Jérôme Kerviel et ancien chef de desk dans la salle des marchés de la Société Générale. Il est interrogé par une commission d’enquête interne ce qui donne lieu au dialogue suivant : « Fabien Keller : Un résultat de 1 milliards et demi, c’est stratosphérique. Pour gagner cela, il a du dépasser des centaines de fois les limites du desk. Un membre de la commission : Et comment s’expliquer que personne ne s’en soit aperçu ? Fabien Keller : sincèrement… je ne l’explique pas » (Barratier C. [2016], 1h22mn), ce qui est une manière pour le réalisateur de ne pas prendre de position. Le réalisateur a choisi de traiter de l’histoire de Jérôme Kerviel trader à la Société Générale et de ne pas parler de l’affaire Kerviel. Ne sont pas abordés dans le film l’enquête de police et les multiples procès : autant de manière pour le réalisateur de ne pas prendre parti dans la question de la responsabilité des dysfonctionnements et autres malversations ? Faut-il y voir l’effet du risque de procès que la Société Générale n’a pas manqué de faire planer sur le film ? Faut-il y voir la volonté du réalisateur de laisser le spectateur se faire une opinion par lui-même ?
Thierry SUCHÈRE
Maître de conférences en économie
Directeur adjoint du laboratoire EDEHN
(Equipe d’Economie Le Havre Normandie), Université du Havre
thierry.suchere@univ-lehavre.fr
Filmographie
Barratier C. [2016], L’outsider : on peut tricher pour gagner, pas pour perdre, Le Pacte, France
Bibliographie
- Assouly J. et De Blic D [2013], « Les traders peuvent-ils provoquer des krachs ? L’affaire Kerviel et les difficultés à imputer des responsabilités dans les crises financières », Champ pénal / Penal field, volume X.
- Becker H [1963], Outsiders : étude de sociologie de la déviance, éditions Métaillé.
- Caillois R. [1958], Des jeux et des hommes : le masque et le vertige, éditions Gallimard.
- De Blic D. et Lazarus J. [2007], Sociologie de l’argent, collection Repères, éditions La Découverte.
- De Blic D. [2003], Les scandales financiers, naissance et déclin d’une forme politique : de Panama au Crédit Lyonnais, Thèse EHESS.
- De Goede M [2005 a], “Resocialising and repolitising financial market: contours of social studies of finance”, Economic sociology european electronic newsletter, p. 19-28.
- De Goede M. [2005 b], Virtue, fortune and faith: a genealogy of finance, University of Minnesota Press.
- Godechot O. [2009], «Concurrence et coopération sur les marchés financiers. Les apports des études sociales de la finance» in Steiner P. et Vatin F. [2009], Traité de sociologie économique, collection Quadrige, éditions PUF, p. 609-645.
- Godechot O. [2001], Les traders : essai de sociologie des marchés financiers, éditions la Découverte.
- INSERM [2008], Jeux de hasard et d’argent : contextes et addictions, disponible à la page http://www.inserm.fr/content/download/9923/74633/version/1/file/cp_ec_jeux22juil08.pdf.
- Kerviel J. [2010], L’engrenage : mémoire d’un trader, éditions J’ai lu.
- Keynes JM. [1936], «L’état de la prévision à long terme» in Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, éditions Payot.
- Lardic S. et Mignon V. [2006], L’efficience informationnelle des marchés financiers, collection Repères, n°461, éditions la Découverte.
- Lordon F. [2011], D’un retournement l’autre : comédie sérieuse sur la crise financière en quatre actes et en alexandrins, éditions du Seuil.
- Lordon F. [2003], Et la vertu sauvera le monde : après la débâcle, le salut par l’éthique ? Éditions Raisons d’Agir.
- Orléan A. [1999], Le pouvoir de la finance, éditions Odile Jacob.
- Relfait C. [2007], La bourse dans le roman du second XIXe siècle : discours romanesque et imaginaire social de la spéculation, éditions Honoré Champion
- Suchère T. [2017], « Le jeu d’argent et la spéculation : quelques enseignement à tirer de l’œuvre de Balzac dans le cadre d’une anthropologie des marchés financiers », Ethique et économique, volume 15, n°1, décembre.
- Suchère T. [2016], « L’argent d’Émile Zola (1891) : la comparaison entre les marchés de capitaux, les aires de jeux et ses implications éthiques », Les cahiers de sociologie économique et culturelle, n° 59-60, juin / décembre.
- Suchère T. [2014], «Examen d’une hypothèse anthropologique : l’emprise du ludique sur les conduites humaines» in Mahieu F.-R. et Suchère T. (coordination), Autour de l’anthropologie économique : actualité des écrits du professeur André Nicolaï, éditions l’Harmattan, p. 83-99.
- Valeur M. et Bucher C. [2006], Le jeu pathologique, éditions Armand Colin.
- Valeur M. et Bucher C. [1997], Le jeu pathologique, collection «Que-Sais-Je ?» éditions PUF.
Notes de bas de page
[1] Au sein de la salle des marchés, la division du travail prend la forme d’ensembles distincts de bureaux collés les uns aux autres et sur lesquels sont placés des traders : on parle de desk (cf. Godechot O. [2001], p. 91-97). Chaque desk est spécialisé sur un type de produit. Au sein d’un desk, il existe des règles de partage des clients entre traders qui ne sont donc pas en compétition entre eux. Les membres d’un desk travaillent ensemble. Le desk est placé sous l’autorité d’un chef de desk. Dans le film L’outsider, Fabien Keller est à la fois chef de desk et réalise des transactions. Lorsque Fabien Keller part travailler pour HSBC aux États-Unis, il est remplacé par Benoît Froger (Éric Cordelle) qui doit gérer cet autre desk en plus du sien. Ce dernier n’a pas le temps de réaliser lui-même des transactions. On dit qu’il s’éloigne du marché. Son travail consiste à placer les bonnes personnes à la bonne place, à les motiver en leur assignant des objectifs à atteindre et moyennant la distribution de bonus en cas de dépassement de l’objectif. Il est risk manager. Le trader prend des risques en achetant ou vendant des produits sur le marché. Le risk manager assume le fait que si son équipe perd de l’argent, c’est parce qu’il n’a pas choisi les bonnes personnes, voire n’a pas su motiver l’équipe.
[2] Le livre L’engrenage montre que Jérôme Kerviel avait perçu des similitudes entre l’évolution des cours de Bourse des principales compagnies aériennes un peu avant le 11 septembre 2001 et ce qu’il s’observait dans le cas de la société Allianz un peu avant août 2005. Le cours des titres des principales compagnies aériennes s’est écroulé peu de temps avant le 11 septembre 2001 dans une proportion impossible sans des volumes importants de transaction. L’information laisse à penser à un possible délit d’initiés : certains acteurs du marché boursier auraient donc été au courant des attentats contre le World Trade Center avant qu’ils ne se produisent.
[3] Dans “Resocialising and repolitising financial markets: contours of social studies of finance”, l’anthropologue M de Goede [2005 b] parle de la finance comme d’un terrain pour des études de genre. Comme dans la marine, on y trouve assez peu de femmes. Ceci est affaire de superstition. M de Goede rappelle qui était Hetty Green : la première femme à spéculer sur la place de Wall-Street. Elle était habillée tout en noir. L’opinion publique la surnommait la « Sorcière de Wall-Street ». Sous-entendu, ses gains à la Bourse s’expliquaient par des pratiques douteuses, magiques… En France, il faut attendre 1967 pour que les femmes soient admises à la corbeille. Le pendant français d’Hetty Green est Marthe Hanau connue sous le nom de « Walkyrie du hors cote ». On raconte qu’il lui arrivait d’assister aux séances de cotation à la Bourse de Paris habillée en homme et affublée d’une barbe postiche. Dans les années 20, Marthe Hanau proposait aux épargnants français des placements rémunérés à 8%. L’ensemble reposait une mécanique de type pyramide de Ponzi : utiliser l’argent des derniers souscripteurs pour servir les intérêts des premiers souscripteurs. Marthe Hanau a été arrêtée, jugée et condamnée à trois ans de prison. Elle s’est suicidée en prison. Un film s’inspire de la vie de Marthe Hanau : La banquière (1980) de Francis Girod avec Romy Schneider dans le rôle principal.
[4] Cf. la chaine tv internet Heure?ka et l’épisode intitulé « L’affaire Kerviel (2/2) – Wall Street Stories #2 », qui analyse de façon exhaustive les mécanismes qui ont permis à Jérôme Kerviel de dépasser ses limites d’engagement et de masquer ses prises de risque. Nous nous en inspirerons au cours de ce paragraphe.
1 réflexion au sujet de “L’OUTSIDER OU L'HISTOIRE DE JÉROME KERVIEL : UN EXEMPLE D'APPORT DU CINÉMA À UNE ANTHROPOLOGIE DES MARCHÉ FINANCIERS”