André SUCHET et Pauline SOULIER
Les premières distinctions identitaires se forgent sur des constats biologiques : homme/femme et pseudo-biologiques : la couleur de peau (Geary, 2011). De ces distinctions factuelles pouvant se combiner, découlent le statut social et les droits des individus : libre/esclave, dominant/dominé, citoyen/non citoyen… Avec les Lumières, le désenchantement du monde (Weber, 1917) et les progrès techniques et scientifiques, apparaissent de nouvelles catégories de partitions se superposant aux anciennes ou les remplaçant. Elles créent de facto de nouvelles identités. L’une des plus connues en Europe occidentale est sûrement prolétaire/bourgeois.
La question de l’identité, ou des identités, est progressivement devenue centrale depuis les révolutions nationales des 18ème et 19ème siècles en Europe occidentale et en Amérique du nord. Elle englobe des dynamiques tant convergentes que contradictoires et inonde tous les champs sociaux. Elle concerne à la fois les groupes humains et les individus.
L’une des premières manifestations identitaires est d’ordre collectif. Il s’agit du nationalisme et de la fondation des États-nation. Les individus revendiquent une identité commune qu’ils « n’entendent pas à d’autres » (Mill, 1861 : 309) pour constituer un groupement indépendant et original (Hermet, 1996 : 11). Dès le début du 20ème siècle, un nouveau mouvement identitaire naît : le féminisme. Ce dernier est un pas important dans le refus de la distinction entre les humains sur des bases biologiques pour privilégier une étude des rapports sociaux. Cette tendance se traduit par la création d’un nouveau concept devenu incontournable : le genre (Scott & Varikas, 1988).
Les succès enregistrés par les mouvements féministes notamment à partir des années 1960-1970 encouragent de nouveaux mouvements identitaires. Ici des groupes et des individus restés dans l’ombre car non conformes au modèle sociétal dominant revendiquent l’octroi de droits de première génération. Ils demandent à être considérés comme des Hommes ou des communautés d’Hommes à part entière, reconnus et protégés par l’État. Chaque individu entend pouvoir affirmer sa propre identité sans se la voir imposer par une autorité, même dépositaire de la « violence physique légitime » (Weber, 1919). Dès lors, les individus, tout comme les communautés concilient leur identité propre et les identités imposées.
En résumé, aujourd’hui, une personne qu’elle soit physique ou morale est frappée de schizophrénie et de paranoïa. Elle est schizophrène puisqu’elle doit jongler entre des identités privées et publiques qui s’ajustent selon le milieu dans lequel elle évolue. Elle est paranoïaque car les revendications identitaires sont concurrentes : chacune a peur qu’une autre l’anéantisse. Cette multiplicité complexe des identités se traduit par exemple dans les oppositions : national/européen, laïque/religieux, mariage pour tous/manif pour tous, corse/métropolitain, provincial/parisien, OM/PSG, chocolatine/pain au chocolat…
Le domaine sportif n’échappe pas à ces pluralités identitaires. Le sportif demeure un individu, il évolue au sein de groupes l’obligeant à moduler son identité pour s’intégrer [1]. Il navigue entre ce qu’il est, ce qu’il pense être, ce qu’il représente et ce qu’il veut représenter. Il est tel un Hamlet méditant sur le crâne de Yorick « être ou ne pas être ». Telle est la question ou plus précisément « qui être et comment l’être ? ». Le présent numéro n’a pas pour ambition de répondre à une interrogation aussi philosophique. Il est l’occasion de donner un aperçu de la diversité des identités dans le domaine du sport. Les contributions proposées abordent une variété d’échelles identitaires allant de l’individu à la nation.
Les relations entre sport et identités sont au centre d’un grand nombre de recherches en sociologie, anthropologie ou géographie politique. Les approches, les définitions adoptées et les formes de raisonnement sont multiples. Il n’existe ni courant d’étude ni cadre d’analyse propres à ce sujet.
Chronologiquement, les premières études sociologiques observent les identités sociales par le prisme de la classe –pas uniquement dans le sens marxiste ou celui donné par Bourdieu. Les travaux de Léziart (Léziart, 1989) et ceux de Le Pogam (Le Pogam, 1981) font date dans ce domaine.
Dans un sens différent, les études relatives à l’éducation corporelle contribuent à la construction des « identités collectives » tant en France qu’à l’international (Ottogalli-Mazzacavallo & Liotard ; 2012 Loudcher, 2011, Sabatier, 2011). Plus tard, d’autres chercheurs optent pour une approche culturelle, ainsi les pratiques sportives participent d’une appartenance commune fondée sur des particularités, des traditions, des modes. Les recherches sur les liens entre le sport et le genre s’inscrivent souvent dans cette approche (Louveau, 1996, 2002 ; Guerandel, 2016). Dans une dimension parfois plus régionale, les textes rassemblés par Fauché & coll. (Fauché, Callède, Gay-Lescot & Laplagne, 2000) et par Stumpp & Jallat (Stumpp & Jallat, 2013) montrent la diversité des approches historiographiques à ce sujet. Enfin, les pratiques sportives forgent des identités sociales localisées multiples nommées parfois identités locales ou territoriales. Plusieurs études d’envergure font référence en la matière : d’une part les travaux menés depuis plusieurs décennies par la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine (MSHA) et le programme « Pratiques sportives et identités locales » porté entre Lyon et Strasbourg par Terret & Michon (Terret & Michon, 2004) ; et d’autre part, celles de Bourdeau (Bourdeau, 1991) croisant les notions d’identités professionnelle, territoriale et sociale.
Pour chacune de ces approches des dizaines d’auteurs, d’ouvrages, de thèses et d’articles existent. Dans ce champ de confrontation théorique, épistémologique et parfois tout simplement méthodologique, ce numéro thématique des Cahiers de sociologie économique et culturelle souhaite apporter une série de contributions inédites.
Projet formulé en marge du 10e Congrès de la Société de sociologie du sport en langue française (3SLF) organisé par la Faculté des STAPS et la MSHA dans le cadre du LACES à Bordeaux en mai 2019, indépendamment des actes de cette rencontre qui devraient paraitre prochainement [2] ce numéro des Cahiers de sociologie économique et culturelle souhaite multiplier les mises en relation thématiques et démontrer l’intensité des initiatives de recherches entre « Pratiques sportives et identités sociales » en faisant abstraction des domaines de recherche constitués ou des appartenances disciplinaires et institutionnelles.
Les quatre premiers textes de ce numéro spécial se concentrent sur la France. Marie Potvain met en lumière les impacts sociaux et de genre du développement de la pole dance comme sport. André Suchet s’interroge sur la pratique du canyoning et sur son engagement corporel. À travers l’exemple de la Fédération de hockey sur glace et des patinoires, Clément Lopez montre les relations entre fédérations nationales et politiques locales. Jean-Pierre Augustin explique ce que le Mondial de football de 2018 raconte de la société française. Les deux textes suivants nous transportent en Europe de l’Est post-communiste. Loïc Trégourès dresse une grammaire des tribunes de football en ex-Yougoslavie et Pauline Soulier s’appuie sur le mouvement olympique biélorussien pour illustrer l’échec de la construction d’un nationalisme sportif dans cet État.
André Suchet
Maître de conférences HDR
Université de Bordeaux, EA LACES,
Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine
andre.suchet@u-bordeaux.fr
Pauline Soulier
ATER, docteur en science politique
Université de Bordeaux, EA LACES, EA IRM-CMRP
Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine
psoulier87@gmail.com
BIBLIOGRAPHIE
Bourdeau, P. (1991). Guides de haute montagne. Territoire et identité. Numéro monographique de la Revue de géographie alpine, hors-série.
Fauché, S., Callède, J.-P., Gay-Lescot, J.-L. & Laplagne, J.-P. (Eds.). (2000). Sport et identités. Paris: L’Harmattan.
Geary, P. J. (2011). Quand les nations refont l’histoire. L’invention des origines médiévales de l’Europe. Paris : Flammarion.
Guerandel, C. (2016). Le sport fait mâle. La fabrique des filles et des garçons dans les cités. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.
Hermet, G. (1996). Histoire des nations et du nationalisme en Europe. Paris : Éditions du Seuil.
Le Pogam, Y. (1981). « Pratiques sportives et identité sociale ». STAPS, 2(4), pp. 3-17.
Léziart, Y. (1989). Sport et dynamiques sociales. Joinville-le-Pont: Actio.
Loudcher, J.-F. (Ed.). (2011). Education physique et sport dans le monde contemporain. Montpellier: AFRAPS.
Louveau, C. (1996). « Masculin/féminin : l’ère des paradoxes ». Cahiers Internationaux de Sociologie, 100, pp. 13-31.
Louveau, C. (2002). « Les femmes dans le sport : construction sociale de la féminité et division du travail ». Cahiers de l’INSEP, 32(2), pp. 49-78.
Mill, J.S. (1861/1962). Considerations on Representative Government. South Bend: Gateway Editions, p. 309.
Ottogalli-Mazzacavallo, C. & Liotard, P. (Eds.). (2012). L’éducation du corps à l’école. Mouvements, normes et pédagogie. 1881-2011. Montpellier: AFRAPS.
Sabatier, F. (Ed.). (2011). Les frontières du sport. Numéro thématique de Hommes & migrations, 1289.
Scott, J. & Varikas E. (1988). « Genre : une catégorie utile d’analyse historique ». Les cahiers du GRIF, 37-38, pp. 125-153.
Stumpp, S. & Jallat, D. (Eds.). (2013). Identités sportives et revendications régionales (XIXe-XXe siècles). Grenoble: Presses universitaires de Grenoble.
Terret, T. & Michon, B. (Eds.). (2004). Pratiques sportives et identités locales. Paris: L’Harmattan.
Weber, M. (1917/2010). L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Paris: Plon.
Weber, M. (1919/2003). Le savant et la politique. Paris : La Découverte.
Notes
[1] Voir par exemple, Leblanc, Roger G. (2007). « A corps perdus : la gestion des identités sportives, sociales et sexuelles des rugbymen gays », Corps, 1 (2), p. 47-53.
[2] Numéro « Pratiques sportives, logiques sociales et enjeux territoriaux » de la revue Sciences sociales et sport et numéro « Les activités sportives dans l’espace littoral. Dynamiques sociales et culturelles » de la revue Norois.